MADAME DE SEVIGNÉ - A Madame de Grignan
Publié le 09/05/2011
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LETTRE COMMENTÉE A Madame de Grignan. Paris, 20 juin 1672 Il m'est impossible de me représenter l'état où vous avez été, ma chère enfant, sans une extrême émotion ; et quoique je sache que vous en êtes quitte, Dieu merci, je ne puis tourner les yeux sur le passé sans une horreur qui me trouble. Hélas! que j'étais mal instruite d'une santé qui m'est si chère! Qui m'eût dit en ce temps-là : "Votre fille est plus en danger que si elle était à l'armée" j'étais bien loin de le croire. Faut-il donc que je me trouve cette tristesse avec tant d'autres qui sont présentement dans mon coeur! Le péril extrême où se trouve mon fils le guerre qui s'échauffe tous les jours; les courriers qui n'apportent plus que la mort de quelqu'un dé nos amis ou de nos connaissances, et qui peuvent apporter pis; la crainte que l'on a des mauvaises nouvelles, et la curiosité qu'on a de les apprendre; la désolation de ceux qui sont outrés de douleur, et avec qui je passe une partie de ma vie; l'inconcevable état de ma tante, et l'envie que j'ai de vous voir : tout cela me déchire, me tue, et me fait mener une vie si contraire à mon humeur et à mon tempérament, qu'en vérité il faut que j'aie une bonne santé pour y résister. Vous n'avez jamais vu Paris comme il est; tout le monde pleure, ou craint de pleurer : l'esprit tourne à la pauvre Mme de Nogent, Mme de Longueville fait fendre le coeur, à ce qu'on dit : je ne l'ai point vue, mais voici ce que je sais. Mlle de Vertus était retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours : on est allé la quérir avec M. Arnauld, pour dire cette nouvelle. Mlle de Vertus n'avait qu'à se montrer; ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu'elle parut : « Ah! mademoiselle, comment se porte. monsieur mon frère (le grand Condé)? « Sa pensée n'osa aller plus loin. « Madame, il se porte bien de sa blessure. — Il y a eu un combat! Et mon fils? — On ne lui répondit rien. — Ah! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi; est-il mort? — Madame, je n'ai point de paroles peur vous répondre. — Ah! mon cher fils! est-il mort sur-le-champ? n'a-t-il pas eu un seul moment ? Ah ! mon Dieu! quel sacrifice! « Et là-dessus elle tombe sur son lit; et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par tain silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens, elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut; elle n'a aucun repos; sa santé, déjà très mauvaise, est visiblement altérée : pour moi, je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte.
Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, n'est pas un écrivain de profession. Elle envoyait à ses amis et surtout à sa fille, Mme de Grignan, des lettres où elle causait sur les événements du jour, et dans lesquelles elle analysait ses sentiments. Ccs lettres qui, de son vivant, se passaient de main en main, furent publiées en partie, dès 1725 ; la première des éditions relativement complètes est celle de Monmerqué (1818).
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