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mary douglas - de la souillure

Publié le 12/01/2012

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Introduction
Mary Douglas (1921-2007) était une anthropologue britannique. Elle fit ses études à l’université d’Oxford, et soutint sa thèse de doctorat en 1950 sous la direction d’E .E. Evans-Pritchard. Son travail sur la notion de saleté fut inspiré par son étude des populations Lele au Congo Belge (RDC), mais s’appuie également et dans une large mesure sur les populations étudiées par Evans-Pritchard : les Nuer à travers leur organisation politique segmentaire et les Azande pour leurs pratiques de sorcellerie. Son ouvrage De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou paru en 1966 sous le titre original Purity and Danger: An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo ne fut traduit en français qu’en 1971. Dans cet ouvrage, Mary Douglas souhaite faire table rase des prénotions liées au concept de saleté, et propose de dépasser le couple antinomique sacré/profane (c'est-à-dire également les couples religieux/séculier, religion/magie et les confusions relatives à la souillure qui en découlent) en affirmant la légitimité de l'étude de la souillure comme source de réflexion pour le débat en anthropologie des religions. Poser la souillure comme objet anthropologique revient aussi à reconsidérer notre rapport aux cultures primitives : comprendre le religieux (au sens de cette distinction) ne peut se faire qu'en étudiant aussi le séculie et l'étude des idées de contagion, fortement liées à celles de pollution, dans les cultures primitives ne peut se faire qu'en étudiant aussi et d'abord celles de la société occidentale. Mary Douglas entend donc étudier le rite dans une acception plus large que celle que lui donne traditionnellement l’anthropologie religieuse, mais nous verrons que cette nouvelle définition, basée sur la symbolique, permet à Mary Douglas de proposer une nouvelle définition des objets comme de la méthode de l’anthropologie religieuse. En s’opposant aux thèses évolutionnistes opposant notamment les rites des populations dites primitives aux rites hygiénistes de la culture occidentale, l’auteur souhaite placer toutes les cultures qu’elle étudie sur un même pied d’égalité, prônant ainsi une approche comparative qui s’oppose à la hiérarchisation des cultures. La finalité de l’étude de Mary Douglas est bien de prouver, outre qu’il n’y a lieu d’opposer ni religion et magie ni souillure religieuse et souillure séculière, que tout rite de pollution est l’expression de la préoccupation d’une culture concernant ce qui menace sa structure sociale. Les auteurs qu’elle invoque, principalement Durkheim et Evans-Pritchard, placent Mary Douglas dans la lignée du fonctionnalisme britannique. Après avoir détaillé les critiques portées aux thèses évolutionnistes évoquées tout au long de l’ouvrage, les fonctions de la souillure et les rituels qui y sont associés seront ensuite détaillés. Dans la perspective d’une lecture dynamique et critique de l’ouvrage de Mary Douglas, nous tenterons enfin de montrer les limites de la pensée systémique.
Une critique fonctionnaliste des concepts évolutionnistes de la souillure
L’ouvrage cherche tout d’abord à vivement critiquer thèses évolutionnistes en vue de leur dépassement. Pour Mary Douglas, l'établissement dans nos sociétés de la distinction antinomique sacré/malpropre doit être mis en parallèle avec le pendant de cette conception que les anthropologues attribuent aux population primitives : dans ces sociétés, le sacré et le malpropre iraient de pair. Mary Douglas attribue cette confusion à l'anthropologue britannique Robertson Smith qui créa en même temps la distinction sacré/magie en définissant la magie comme le résidu de l'évolution religieuse. Pour Smith, les tabous de souillure seraient interprétables comme lutte contre des dieux malveillants et les règles relatives au sacré concerneraient le culte de dieux bienveillants. Ainsi distingués, ces deux types de règles furent érigées par Smith en critère d'évolution, ce qui lui permit d'affirmer la confusion entre sacré et malpropre à l'œuvre dans les sociétés primitives. La distinction de Smith trouva sa continuité dans l'opposition que Durkheim établit entre sacré et profane. Les « rites d'hygiène primitive » seraient alors des rites non religieux, pratiqués par des personnes en marge de la communauté qui, elle, pratiquerait des rites exprimant les valeurs de la société. En concentrant ses études sur la magie uniquement, Frazer reprit tacitement l'opposition durkheimienne, ce qui lui vaut d'être vivement critiqué par l'auteur tout au long du premier chapitre de l'ouvrage. Cette critique inscrit Mary Douglas dans la tradition de l'anthropologie britannique des années 1950.
Un autre préjugé consiste à affirmer que les primitifs croient en l'efficacité de leurs rites, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas de « vraie » religion spirituelle. Le rite refléterait la croyance en une causalité, erronée et mécanique entre l’acte du prêtre et l'effet magique. Cette définition du prêtre comme « faiseur de miracles », développée notamment par Frazer (chapitre 4), est pour l'auteur erronée. Mary Douglas montre même que Robertson Smith, prédécesseur de Frazer, avait montré, en comparant la magie au phénomène du miracle chrétien, la nécessaire causalité « molle » à l'œuvre entre le geste du prêtre et l'effet attendu. L'erreur de Frazer fut, pour Mary Douglas, de reprendre (et de répandre) un schème de pensée basé sur l'existence d'une différence entre « loi intérieure » et « loi extérieure », opposant spiritualité intérieure et formalisme rituel. Ce schème conduit la pensée évolutionniste à affirmer que, même si elle existait, la religion primitive ne reposait en réalité que sur un formalisme « creux ». En montrant qu'il n'y a « pas de rapports sociaux sans rapports symboliques » (p 81), Mary Douglas réfute l'existence d'une religion qui serait purement intérieure à ses membres, sans manifestation externe. Par conséquent et symétriquement, une religion basée sur le formalisme pur du rite ne peut pas exister non plus. Les arguments relatifs à la protection d'une religion par rapport au scepticisme de ses fidèles (chapitre 10) affirment également la nécessaire dialectique entre religiosité intérieure et formalisme du rite. C'est d'ailleurs ce raisonnement qui est utilisé par Roger Bastide dans sa théorie sur le changement religieux et sur l'émergence des sectes1.
Dans le chapitre 7, Mary Douglas revient également sur les résultats de la psychologie évolutionniste qui infantilise l'homme primitif (Bettelheim) ou sa culture (Brown). Pour l'auteur, l'erreur de ces chercheurs fut d'accorder trop d'importance au corps de l'individu pris isolément. Les pratiques corporelles seraient en réalité à étudier comme une métaphore du corps social. D'autre part, les rites de pollution accordent une place de choix à la matière, ce qui montre que les cultures primitives mettent en scène la reconnaissance de la réalité, et non qu'elles tentent de la fuir en se réfugiant dans la magie excrémentielle.
L'auteur revient également sur deux conceptions, largement répandues dans les tentatives d'analyse des rites de pollution primitifs. La première affirme la visée hygiénique des rites de pureté comme fin en soi pour l'analyse anthropologique. Sans démentir le « matérialisme médical » (expression qu'elle emprunte à William James) de nombreuses interprétations, elle propose néanmoins de ne pas se contenter d'une telle interprétation dans la mesure où celle-ci ne saurait être une cause au problème des rites de pureté : si l'hygiénisme médical est une interprétation, il n'en est qu'une parmi d'autres. La deuxième conception erronée consiste à affirmer la volonté d'hygiène que ces rites portent sans toutefois leur accorder une efficacité dans la lutte contre les maladies, ce que Mary Douglas résume par la formule « Nous tuons des germes, ils écartent les esprits. » (p. 52). Afin de dépasser cette inutilité présupposée du rite, reposant sur un ethnocentrisme lié au pathogénisme, l'auteur propose de renverser le problème en montrant que si les rites primitifs ne sont pas efficaces, les notions de saleté occidentale ne relèvent pas non plus que d'un hygiénisme, mais aussi d'un symbolisme. La question de la saleté n'est donc pas celle de savoir si les rites de pollution sont efficaces contre la saleté mais bien ce qu'ils disent à l'anthropologue du symbolisme qu'une culture crée et manipule. La gestion de la saleté, débarrassée des concepts modernes de pathogénie, relève d'une gestion de ce qui n'est pas à sa place, relativement à ce qui y est (p. 55). Cette approche en terme d'ordre et de désordre implique l'existence d'un ensemble de relations ordonnées qui peuvent être bouleversées. L'approche systémique de Mary Douglas (« Là où il y a saleté, il y a système » p.55) permet donc d'approcher les rituels de pollution comme expression de la gestion par la culture des résidus de son système classificatoire, déterminé par les schèmes culturels et sélectif à travers l'expérience culturelle et perceptive des individus (p. 56 et 57). L'impur est donc envisagé par Mary Douglas comme un choix culturel. L'enjeu des rites liés à la saleté est donc celui du traitement culturel de l'anomalie et de l'ambigu, dont le pouvoir heuristique pour l'élaboration du système perceptif de l'individu est détaillé à travers la métaphore du visqueux, empruntée à Jean Paul Sartre (p. 57 et 58).
Un exemple d'analyse systémique est donné au chapitre 3 et porte sur les interdits alimentaires juifs consignés dans les livres bibliques du Lévitique et du Deutéronome. Mary Douglas refuse de s'arrêter aux interprétations disciplinaires de ce texte dans la mesure où elles n'ont recours qu'à des arguments médicaux (Maïmonide), ou irrationalistes et rigoristes (Frazer, Smith). Elle qualifie d'autre part les interprétations allégoriques de « pieux commentaires » relevant d'« arguments ni cohérents, ni compréhensifs » (p.67), et considère l'approche de ces règles en termes de protection contre les influences étrangères à Israël comme peu convaincante puisque celle-ci n'explicite pas les critères du choix d'une règle plutôt que d'une autre. Pour Mary Douglas, l'explication de ces règles réside dans l'opposition que ces textes effectuent entre les concepts de « sainteté » et d'« abomination ». L'adjectif « saint » renvoie à des notions de totalité, de plénitude, mais aussi et surtout à la capacité à distinguer les catégories de la création. Ce qui est saint est capable de discriminer la réalité conformément à la taxinomie biblique énoncée dans la genèse, alors que l'abominable est une contradiction entre ce qui paraît et ce qui est. Il s'ensuit que la pureté correspond à la sainteté, « ce qui est conforme à sa classe » et que l'impureté est abomination, c'est-à-dire « ce qui n'est pas parfait, qui n'appartient pas parfaitement à sa classe ou dont la classe défie le schéma général de l'univers ». Les prescriptions alimentaires ne font donc que perpétuer les prescriptions métaphoriques de la sainteté. Dans cette optique, l'observance de ces prescriptions ferait alors directement partie de « l'acte liturgique qu'est la reconnaissance de Dieu » (p.76).
Mary Douglas explique que l'absence d'intérêt pour l'approche systémique des rites de saleté est liée au refus des anthropologues de reconnaître l'existence d'une réalité culturelle autre que la leur et pourtant à l'œuvre dans les sociétés primitives. Les rites de pollution comme enjeu taxinomique témoignent en fait de l'existence de cette différence, c'est-à-dire d'une différenciation. Ni économique, ni politique, la nature de cette différenciation est intellectuelle (p.95). Si Frazer estimait que les primitifs ont une mentalité « mystique » alors que les occidentaux sont rationnels, Mary Douglas réaffirme au contraire l'équivalence relative des deux modes de pensée, dont l'enjeu n'est pas la hiérarchisation mais l'étude comparative de la différenciation intellectuelle en ce qu'elle témoigne avant tout d'une différenciation des institutions sociales (chapitre 5). La pierre angulaire de l'essai de Mary Douglas réside ainsi dans une réhabilitation de la culture primitive en vue d'un dépassement des hiérarchies entre cultures, établies par la pensée évolutionniste et dont l'auteur montre l'impasse théorique à laquelle elles conduisent. Une fois cette hiérarchie récusée, Mary Douglas développe, dans une deuxième partie de l'ouvrage, les conséquences d'une conception de la souillure en termes de désordre, et donc de « danger créateur » (chapitres 7, 8 et 9).
L'entreprise de légitimation de la saleté, de la souillure et de la pollution comme enjeu anthropologique implique donc, dans une approche systémique, d'une part de reconnaître les préoccupations des primitifs comme n'étant pas d'ordre psychologique mais bien d'ordre social, et de considérer d'autre part les rituels de purification des cultures primitives comme porteurs de sens. Symétriquement, nos propres rituels de propreté (dépouillés de leurs justifications hygiénistes et « pathogénistes ») ne sont pas une marque d'atavisme primitif mais l'expression d'un symbolisme de l'ordre. Dépassant l'approche antinomique sacré/profane, Mary Douglas place donc tous les rituels de propreté sur un même plan, celui du symbolisme. Les symboles manipulés par ces rites étant d'ordre culturel, l'approche comparative n'est donc plus facultative mais s'impose comme méthode nécessaire à l'étude des rituels de souillure.
La souillure comme symbole : portée et limites d’une approche systémique des rites de pollution
En partant d'une analyse du désordre comme potentialité créatrice d'ordre (chapitre 6), Mary Douglas propose d'approcher le rite comme une aventure (au sens littéral) de l'individu à la marge. A la fois marge de l'esprit et marge de la société, l'expérience rituelle fournit une expérience de l'inarticulé, au sein même de la société, de l'articulation : celle de l'isolement social. En remarquant que les comportements marginaux sont souvent encouragés lors des rituels et que ces comportements renvoient à de la saleté, de l'obscénité et à la non-observance des lois, l'auteur identifie alors la souillure à un type particulier de danger, entendu comme menace (et donc pouvoir) de l'inarticulé, de ce qui n'est pas défini par et au sein de la société. En dressant une typologie des pouvoirs à l'œuvre au sein d'une société selon des critères basés sur les exemples ethnographiques qu'elle mobilise (Azande, Tallensi, Trobriandais, Nyakusa, Kashin, Ashanti, Mandari), Mary Douglas distingue trois pouvoirs distincts. Le pouvoir formel, explicite et volontaire exercé par un individu détenteur d'un rôle-clé dans l'organisation sociale (un « poste de commande », selon les mots de l'auteur) est celui de l'individu ayant officiellement en charge la pérennité du système social. A ce pouvoir explicite est opposé celui, involontaire, implicite et maléfique exercé par certains individus sur ses semblables et que l'on qualifie généralement de sorcellaire. S’ajoute un troisième pouvoir, consubstantiel aux deux autres et formant ainsi avec eux une « triade des pouvoirs » à l'œuvre au sein de la société. Ce troisième pouvoir, « inhérent à la structure » (p.128) est un pouvoir de pollution, dont la fonction est de définir la structure même en la protégeant du non-respect des règles de conduite qui sont à l'œuvre en son sein. Les exceptions à cette typologie que sont les pratiques de « magie noire » (sorcellerie volontaire) et les pouvoirs inhérents au chef s'expliquent selon l'auteur par l' « extrême complexité » des termes qu'il s'agit de traiter. Même si l'auteur réussit à démêler -partiellement- le problème de la magie noire en faisant appel à sa contraposée (Chance teutonique, baraka islamique), elle élude cependant le problème du pouvoir implicite des chefs, qui serait en fait une forme de « clairvoyance » quant à l'identité de leurs ennemis. Se justifiant de l'insuffisance partielle de sa typologie par l' « extrême complexité » (p.128) des termes qu'elle entend systématiser (pouvoir, structure sociale), Mary Douglas ne tire de son analyse qu'une conclusion admettant l'existence d'une relation entre ces deux termes. Ainsi et sans préciser davantage la nature de cette relation, Mary Douglas propose néanmoins de décrire les différentes applications du pouvoir de pollution, selon le type de danger symbolisé par celle-ci, à travers les rites qui l'expriment. Certains d'entre eux, reprenant la symbolique du corps comme une « ville assiégée » sont, dans cette logique, à interpréter comme une métaphore des dangers aux frontières externes du groupe ou du sous-groupe (chapitre 7). Les rites de pollution peuvent également servir de soutien au code moral de la société, traduisant ainsi un danger aux marges internes de celle-ci (chapitre 8). Mary Douglas différencie enfin un deuxième type de rites liés à une « marge interne » : alors que les précédents font état de logiques morales contradictoires à l'œuvre dans l'expérience sociale des individus, ces rites révèlent les logiques coutumières contradictoires au sein de la société. Alors que ceux-là révéleront un conflit de morale portant sur une situation donnée, ceux-ci seront l'expression symbolique de deux logiques d'action contradictoires (chapitre 9), ainsi des Mae Enga qui « épousent ceux qu'ils combattent » (p. 161).
Mary Douglas termine son étude sur la question de l’existence même des rituels de pollution, en tant qu’ils mettent les hommes en contact avec des choses sales, c’est-à-dire dangereuses. L’argument de sacralisation du danger en vue de l’annihiler n’étant pas suffisant aux yeux de l’auteur, celle-ci suggère que les rites de pollution soient porteurs d’une métaphysique particulière, prouvant même l’existence d’une réflexion de type religieux. En invoquant une fois de plus Sartre et ce qu’elle nomme le « paradoxe lapidaire de la pureté » (p. 174), Mary Douglas montre que la pureté est fondamentalement contradictoire car elle consiste à « contraindre l’expérience à rentrer dans les catégories logiques de la non-contradiction »(p 174). En incluant la souillure à la culture sous la forme du rituel, la culture primitive relèverait d’un monisme et donc d’une religion plus « complète » que les monothéismes judéo-chrétiens. Cette thèse, que Mary Douglas emprunte à William James, propose donc au projet anthropologique de classer les religions entre celles qui feraient appel à la pollution, plus complètes car pessimistes, et celles qui la rejettent, optimistes mais incomplètes. Une telle classification pose bien sûr le problème du critère qualifiant une religion de pessimiste ou d’optimiste. Afin de surmonter cet obstacle (qui suppose quand même l’objectivité des sciences humaines), Mary Douglas s’appuie sur son expérience de terrain chez les Lele, en considérant le cas du pangolin. Cet animal est une aberration taxinomique par excellence dans le système classificatoire Lele. En cela, le culte dont il fait l’objet témoignerait d’une contemplation métaphysique profonde chez les Lele, qui pourraient, en le consommant rituellement, mieux regarder en face les catégories de leur culture et admettre qu’elles ne sont qu’une création de l’esprit humain (p 181). Douglas semble vouloir se prémunir d’une éventuelle accusation de surinterprétation en affirmant en même temps que le culte du pangolin reste une préoccupation marginale chez les Lele, dont les discussions sont bien plus portées sur les problèmes de magie noire. Avec cette contradiction entre la profondeur des thèmes soulevés par le culte du pangolin (ou plutôt par l’analyse que l’auteur en fait) et les préoccupations réelles des Lele, Mary Douglas semble retomber dans une pensée évolutionniste en disant qu’un rite peut être interprété différemment selon que l’on se situe du côté de l’ethnologue ou de celui des primitifs. L’analyse étique d’une situation comme porteuse de davantage de vérité que son pendant émique est en effet ce qui permet à Mary Douglas de rester focalisée sur le culte du pangolin, alors même qu’elle admet sa moindre importance pour les Lele. Et de conclure sur l’intérêt de ce culte comme créateur de contradiction, de paradoxe qui donneraient à réfléchir sur des « thèmes plus profonds, tels que le mystère du mal et de la mort » (p. 186).
Outre la réhabilitation réifiante et essentialiste, tout au long de l’ouvrage, des catégories « primitif » et « civilisé » que Mary Douglas entreprend pour les besoin de l’étude alors même qu’elle tente d’en réfuter les conséquences sur l’analyse anthropologique, il a été vu ci-dessus que, même si elle contribue encore une fois à restituer aux sociétés analysées toute la signification de leurs rites, l’analyse selon des catégories étiques semble davantage contribuer à la préservation de la cohérence de l’analyse systémique plutôt qu’à une fécondité de l’analyse elle-même, malgré les nuances qu'on peut émettre sur les anomalies taxinomiques2. Une approche émique du culte du pangolin aurait pu reprendre, au contraire des conclusions de Mary Douglas et comme le lui a fait remarquer Lewis lorsqu'il mentionnait l'existence de deux types de pangolins dans la classification Lele3, un modèle d’analyse stratifié du sens du culte du pangolin afin de comprendre les fluctuations de sens que lui attribuent les Lele. Mais admettre l’existence d’un sens flottant remet également en question l’approche systémique en elle-même. Si Mary Douglas considère en effet que c’est le rite qui systématise, pas l’ethnologue (p 26), il n’en demeure pas moins que les catégories d’analyse invoquées sont déjà fixes. Une approche situationnelle et processuelle qu’illustre l’étude de la religion selon son « mode mineur » (PIETTE4) aurait par exemple permis à Mary Douglas de ne pas retomber dans le piège de l’essentialisation des cultures en qualifiant de façon homogène la « religion primitive » d’existentialiste. L'importance du rite résiderait alors bien plus dans l'agir que dans le signifier (RIVIERE5). Enfin, « la réalité étant rarement emphatique » (VEYNE6), l'objet de la recherche ne serait alors pas tant le respect du rite et sa signification énoncée par l'anthropologue que dans les fluctuations du sens du rite tel qu'il est vécu par les sujets eux-même (OBADIA7). L’étude du religieux pourrait alors consister en une étude dynamique des modalités de création et de manipulation des systèmes de sens, replaçant le rite dans une anthropologie plus large relevant d’une politique du sensible (LAPLANTINE8).
Conclusion
L'ouvrage de Mary Douglas développe une théorie de l'efficacité symbolique du rite de purification, qui relève (et révèle) l'existence d'un danger aux marges de la structure sociale. L'importance du corps humain dans ces rites conduit l’auteur à définir la souillure comme ce qui dérange l'ordre de la société et qui conduit ses membres à faire l'expérience symbolique de la marge. L'existence de la structure sociale étant nécessaire à l'analyse de l'auteur, celle-ci inscrit le sens du rite dans un ensemble plus large de représentations culturelles opposant ordre et désordre. Ainsi, en déconstruisant la fausse confusion entre le sacré et le souillé qui serait effectuée par les cultures primitives, Mary Douglas propose néanmoins une nouvelle classification en étude comparée des religions, reposant sur l'inclusion ou non du désordre dans la cosmologie d'une culture. Même si l’auteur définit la religion comme un thème véhiculé par la structure culturelle qui la porte à travers le rite, Mary Douglas ne dépasse pas cette conception structurale de la religion. Au contraire, une approche du religieux comme résidant dans l'acte lui-même permettrait de dépasser l'analyse par des catégories conceptuelles fixes et révélées par un cadre de relations signifiantes pour l'anthropologue (étiques), en ne caractérisant le sens du religieux que par la praxis des acteurs (émiques).
1R. BASTIDE, \"Le problème des mutations religieuses\" in Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. 44, 1967, pp. 5-16
2« Les choses peuvent ne pas être à leur place de plusieurs manières, et non pas d'une seule manière, du point de vue des classifications » in R. BULMER, I.S. MAJNEP, Birds of my Kalam Country, Oxford University Press, 1977
3I.M. LEWIS, « the spider and the pangolin », in Man, n° 26, pp 513-525, 1991
4A. PIETTE, La religion de près. L'activité religieuse en train de se faire, Paris, Métailié, 1999
5C. RIVIERE, Socio-anthropologie des religions, Paris, Armand Colin, 2003
6P. VEYNE, « Conduites sans croyances et œuvres d'art sans spectateurs », in Diogène, n° 143, pp. 3-22, 1988
7L. OBADIA, « La part anthropologique du symbolisme religieux. Praxéologie, pragmatique et politique », in Archives des sciences sociales des religions, n°148, 2009
8F. LAPLANTINE, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Tétraèdre, 2005

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