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Maupassant: Une vie - Chapitre VI

Publié le 09/10/2010

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Elle se demanda ce qu'elle allait faire maintenant, cherchant une occupation pour son esprit, une besogne pour ses mains. Elle n'avait point envie de redescendre au salon auprès de sa mère qui sommeillait; et elle songeait à une promenade; mais la campagne semblait si triste qu'elle sentait en son coeur, rien qu'à la regarder par la fenêtre, une pesanteur de mélancolie. Alors elle s'aperçut qu'elle n'avait plus rien à faire, plus jamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait été préoccupée de l'avenir, affairée de songeries. La continuelle agitation de ses espérances emplissait, en ce temps-là, ses heures sans qu'elle les sentît passer. Puis, à peine sortie des murs austères où ses illusions étaient écloses, son attente d'amour se trouvait tout de suite accomplie. L'homme espéré, rencontré, aimé, épousé en quelques semaines, comme on épouse en ces brusques déterminations, l'emportait dans ses bras sans la laisser réfléchir à rien.

Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l'inconnu. Oui, c'était fini d'attendre.

Alors plus rien à faire, aujourd'hui, ni demain ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement à une certaine désillusion, à un affaissement de ses rêves.

Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis, après avoir regardé quelque temps le ciel où roulaient des nuages sombres, elle se décida à sortir. Etaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmes arbres qu'au mois de mai? Qu'étaient donc devenues la gaieté ensoleillée des feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaient les pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient les marguerites, où frétillaient, comme au bout de fils invisibles, les fantasques papillons jaunes? Et cette griserie de l'air chargé de vie, d'arômes, d'atomes fécondants n'existait plus.

Les avenues détrempées par les continuelles averses d'automne s'allongeaient, couvertes d'un épais tapis de feuilles mortes, sous la maigreur grelottante des peupliers presque nus. Les branches grêles tremblaient au vent, agitaient encore quelque feuillage prêt à s'égrener dans l'espace. Et sans cesse, tout le long du jour, comme une pluie incessante et triste à faire pleurer, ces dernières feuilles, toutes jaunes maintenant, pareilles à de larges sous d'or, se détachaient, tournoyaient, voltigeaient et tombaient.

 

Après le lumineux intermède du voyage de noces en Corse, Jeanne, de retour au château de famille avec Julien, retrouve ses parents et son cadre de vie tandis que vient l'automne. Ce passage marque la prise de conscience de la jeune femme, qui a vécu depuis toujours dans l'attente du bonheur, et se trouve pour la première fois confrontée à la perspective de son avenir réel. Jusqu'à ce chapitre VI, le récit avait plutôt mis en scène une nature épanouie et un quotidien harmonieux: ce passage introduit progressivement une atmosphère de tristesse, où se correspondent la désillusion de Jeanne et la grisaille du monde extérieur.

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« dans l'ensemble du roman; auparavant, ils étaient imprégnés des relations heureuses et mêmes passionnées deJeanne avec la nature.

Dans ce texte, ils sont immédiatement suivis de l'adjectif « triste», et marquent donc unrenversement.

Jeanne doit se rendre à l'évidence : la Normandie lui est hostile, pour la première fois, et s'opposeégalement à la Corse ensoleillée, dont elle revient.

L'opposition terme à terme des deux derniers paragraphes jouesur le contraste entre, d'une part, la nature d'avant le mariage (« au mois de mai»), dans laquelle dominaient lescouleurs vives («poésie verte du gazon», « où saignaient les coquelicots», «fantasques papillons jaunes») et lachaleur («gaieté ensoleillée des feuilles», «flambaient», « rayonnaient») et, d'autre part, le jardin d'octobre oùrègnent l'humidité (« détrempées», « continuelles averses», « pluie incessante et triste»), la tristesse et laparcimonie («feuilles mortes», « maigreur grelottante des peupliers presque nus», « branches grêles», « quelquefeuillage prêt à s'égrener»), tristesse ici soulignée par l'allitération en « r.

» L'illusion dissipée Le retour vers le passé étant impossible, son échec entraîne un retour du personnage sur lui-même : le déplacementde Jeanne («elle se décida à sortir») de la chambre vers le jardin s'accompagne en effet, dans l'écriture, d'un accordde plus en plus étroit avec la conscience de Jeanne.

À mesure que celle-ci comprend que tous les bonheursautrefois espérés lui échappent, l'emploi du style indirect libre permet de fondre ensemble l'évocation de ses regretset la description du paysage.La voix de Jeanne.

Les verbes d'introspection sont nombreux, en particulier au début du texte («Elle se demanda», «elle songeait», « elle sentait en son coeur», « elle s'aperçut»).

Puis, on passe du discours indirect au discoursindirect libre (« Oui, c'était fini d'attendre»), ce qui nous permet d'entendre la voix de Jeanne.

Celle-ci prend desaccents désespérés dans la deuxième partie du passage, décrivant sa découverte du jardin : les métamorphoses dela nature provoquent des questions qu'on ne peut attribuer qu'à l'héroïne, et qui sous-entendent son étonnement etsa révolte.

Les sensations de Jeanne deviennent également de plus en plus présentes dans les deux derniersparagraphes.

La nature y est appréhendée à travers les impressions physiques et morales qu'elles ont produit surJeanne dans le passé (couleurs, parfum, «griserie») ou qu'elles produisent à présent sur elle (« une pluie incessanteet triste à faire pleurer»).

Le rythme des phrases — plus nerveux, avec des propositions relativement courtes dans l'avant-dernier paragraphe, beaucoup plus lent, avec moins de ponctuation, dans le dernier paragraphe — met enscène l'état d'esprit de Jeanne, qui passe de la révolte à l'abattement. L'impuissance du personnage.

La perte des illusions de Jeanne est particulièrement sensible dans son incapacité à agir.

Au début du texte, le personnage est évoqué non comme un individu complet, mais de façon morcelée (lajeune fille ne cherche pas à s'occuper, mais à occuper «son esprit», « ses main», son coeur»).

La passivité de la jeune fille, comme son sentiment d'écrasement et d'ennui sont rendus perceptibles par le jeu des temps verbaux: l'emploi récurrent de l'imparfait étire la durée, rend indistincts le passé et le présent et donne une apparenced'inachevé à toutes les actions évoquées.

Les quelques verbes au passé simple, qui devraient amorcer une actionpositive, ne servent qu'à constater l'impossibilité d'influer sur le cours des choses (« Elle se demanda ce qu'elle allait faire maintenant», « Alors elle s'aperçut qu'elle n'avait plus rien à faire»), ou à enregistrer la tristesse du présent («Elle se leva et vint coller son front aux vitres sales»).

La passivité sera désormais, jusqu'à la fin du roman, un trait essentiel du personnage. Un passage ironique? L'inertie qui accable Jeanne va devenir, au fur et à mesure de la progression du roman, un obstacle de plus en plusfort à l'identification du lecteur au personnage.

On en trouve ici les premières traces, au point qu'on peut sedemander, bien que le texte épouse parfaitement le point de vue de Jeanne, si le narrateur ne fait pas ici preuved'une discrète ironie à l'endroit de son personnage. L'abstraction généralisée.

Le caractère irréel des rêves et des désirs de Jeanne est souligné par l'absence de termes concrets ; les aspirations du personnage sont évoquées par l'intermédiaire d'adjectifs substantivés : lenarrateur n'évoque pas les « espérances» de Jeanne, mais la « continuelle agitation de ses espérances», ni l'« amour attendu», mais une « attente d'amour», ni ses « rêves affaissés», mais « l'affaissement de ses rêves».

La campagne elle-même n'est représentée qu'à travers le prisme de l'abstraction: ce sont des impressions et dessensations qui prennent la place du sujet des verbes dans l'avant-dernier paragraphe, tandis que les élémentsconcrets servant de référence à la description sont compléments du nom (« la gaieté ensoleillée des feuilles», « la poésie verte du gazon», « cette griserie de l'air»). L'amour démythifié.

L'histoire d'amour est ridiculisée : elle n'est évoquée que très brièvement et, surtout, l'« homme» est traité au passif, comme une chose sans volonté, à travers quatre participes passés qui résument de manière accélérée et caricaturale l'histoire de Jeanne et de Julien.

L'homme et le mariage sont du reste tellementinexistants dans ce court passage que le verbe « épouser» est utilisé de manière intransitive, comme si la relation entre deux êtres était accessoire. CONCLUSION La désillusion concerne ici tous les aspects de la vie de Jeanne : ses rêves, son mariage, sa région.

À partir de cemoment, le sentiment d'impuissance qui fait ici son apparition va envahir le personnage de plus en plusprofondément.

Dans ce texte, nous sommes exactement à la charnière du roman.

Celui-ci comprend en effet deux. »

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