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Le Misanthrope, de Molière. Acte III — Scène I.

Publié le 16/02/2011

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CLITANDRE    Cher Marquis, je te vois l'âme bien satisfaite; Toute chose t'égaye, et rien ne t'inquiète. En bonne foi, crois-tu, sans Véblouir les yeux, Avoir de grands sujets de paraître joyeux?    ACASTE    Parbleu! je ne vois pas, lorsque je m'examine, Où prendre aucun sujet d'avoir l'âme chagrine. J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une maison Qui se peut dire noble avec quelque raison; Et je crois, par le rang que me donne ma race, Qu'il est fort peu d'emplois dont je ne sois en passe.    Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas, On sait, sans vanité, que je n'en manque pas. Et l'on m'a vu pousser dans le monde une affaire    D'une assez vigoureuse et gaillarde manière. Pour l'esprit, j'en ai sans doute, et du bon goût A juger sans étude et raisonner de tout; A faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre, Figure de savant sur les bancs du théâtre, Y décider en chef, et faire du fracas A tous les beaux endroits qui méritent des « Ah! «    Je suis assez adroit, j'ai bon air, bonne mine, Les dents belles surtout, et la taille fort fine. Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter, Qiion serait mal venu de me le disputer. Je me vois dans l'estime autant qu'on y puisse être,    Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître. Je crois qu'avec cela, mon cher marquis, je crois Qu'on peut par tous pays être content de soi.   

Les circonstances :    Ces tirades s'insèrent dans une scène qui est en elle-même une sorte de « hors-d'œuvre « où les centres d'intérêt primordiaux s'effacent.    Impression d'ensemble :    Dans cette scène, où les personnages essentiels sont relégués au second plan, la peinture des caractères secondaires forme avec eux une sorte de repoussoir. Molière se révèle, dans le Misanthrope, peintre de fresque et miniaturiste. Le caractère d'Acaste, bien qu'il soit un type représentatif d'une société brillante et vide, que la nullité intellectuelle et morale caractérise, et pour qui l'amour n'est qu'un triomphe mesquin, est cependant tout vibrant de vie personnelle, et la vanité massive s'y étale avec une parfaite inconscience.   

« Le ton agressif montre bien chez lui le désir de troubler cette euphorie béate, de mettre Acaste en présence de sescarences, de ses faibles et de son bonheur menacé.

Cette satisfaction ingénue, acquise au prix d'une illusion,Clitandre cherche à la dissiper, du ton allusif et perfide d'un rival qui se sait un rival heureux, et qui veut l'être.L'amabilité apparente de ce ton, sous laquelle on sent l'aigreur, montre bien la misère de ces vies réduites à destournois de gloire personnelle. « Parbleu! je ne vois pas, lorsque je m'examine, Où prendre aucun sujet d'avoir l'âme chagrine.

» Avec une assurance épaisse, Acaste souligne le caractère scandaleusement insolite de la demande, et même, aprèsenquête, il conclut à des raisons de satisfaction universelle : « J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une maison Qui se peut dire noble avec quelque raison.

» Confortablement installé dans la vie, Acaste possède une sécurité matérielle enviable, et considère que l'argent estun facteur essentiel de bonheur et de prestige.

D'un ton dont la boursouflure s'accuse, il se targue de sa jeunessecomme si elle constituait en soi une indéniable supériorité de fait. Dans une société fortement hiérarchisée, où règne le préjugé nobiliaire, Acaste se plaît à souligner, d'une façon enapparence euphémique mais très suggestive, les exploits des hommes de sa race : « qui se peut dire noble avecquelque [raison.

» Tout en se considérant comme le plus beau fleuron de la couronne, il met naïvement l'accent sur de nobles actionsqu'il n'a pas accomplies, dont il est cependant l'heureux bénéficiaire, et qui le dispensent de toute valeur personnelle: « Et je crois, par le rang que me donne [ma race, Qu'il est fort peu d'emplois dont je ne [sois en passe.

» Molière souligne l'impudence de cette escroquerie de la gloire, en même temps qu'il insiste, sobrement maisnettement, sur les tares d'une société où la faveur l'emporte sur le mérite, et où le népotisme est incontesté.

Lapensée de Molière ainsi exprimée, dans un siècle autoritaire, se singularise par la libre hardiesse de cette expressionmême. « Pour le cœur, dont sur tout nous devons faire cas, On sait, sans vanité, que je n'en manque pas, Et l'on m'a vu pousser, dans le monde, une affaire D'une assez vigoureuse et gaillarde manière.

» La voix d'Acaste se pose, la satire de Molière gagne en acuité et en profondeur.

La notion du courage est fausséechez Acaste parce qu'elle est basée sur des données mondaines et conventionnelles; il ne s'agit pas du courageréel, qui implique la notion du sacrifice et celle de la simple grandeur, mais du courage d'apparat, celui des frondeurset des duellistes.

Il faut noter ici la puissance évocatrice d'un style truffé de malices « dont nous devons faire cas».

Il s'agit donc bien de l'obéissance à un code de morale édicté par le monde, et fait pour le monde; l'enclave «sans vanité » est d'une fine saveur comique puisqu'elle prouve le caractère illusoire d'une modestie évidemmentdémentie par tout le discours! Acaste souligne la désinvolture élégante avec laquelle il a donné une preuve decourage, stimulé par l'approbation admirative d'un public de choix : « Et Ton m'a vu pousser, dans le monde, une affaire D'une assez vigoureuse et gaillarde manière.

» La formule négative « je n'en manque pas », sous une apparence d'artificieuse retenue, est lourde de sous-entendussuggestifs. « Pour de l'esprit, j'en ai sans doute, et et du bon goût A juger sans étude et raisonner de tout.. »

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