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Montesquieu - De l'esprit des lois, 3e partie, livre XV, chap. 5.

Publié le 06/09/2006

Extrait du document

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Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais : Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée. On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains. Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence. Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?

Vue d'ensemble

Montesquieu ridiculise les arguments des esclavagistes en feignant de les défendre : il montre que ceux-ci s'opposent aussi bien à la raison qu'aux sentiments chrétiens dont se réclament ces mêmes esclavagistes. Le procédé est donc celui de l'ironie.

Mouvement du texte

L'apparence est celle d'une simple succession d'arguments plus ou moins ridicules. En réalité, le texte semble ordonné en fonction d'une chaleur progressive de l'indignation de Montesquieu, encore que celle-ci soit perceptible dès le début (l. 3). On a donc : A. Introduction (l. 1 et 2). 22 B. Arguments choquant la Raison 3 à 22) : — historique (l. 3 à 5); — économique (l. 6 à 7) ; — racial : physique (l. 8 à 18) ; mœurs (l. 19 à 22). C. Arguments choquant le Coeur et la Conscience (l. 23 à 31): — morale chrétienne (l. 23 à 26) ; — politique européenne (l. 27 à 31).

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« — (l.6 et 7) L'argument économique évoqué ensuite est le seul qui à l'époque de Montesquieu, peut avoir unsemblant de vérité, dans la mesure où, avant la révolution industrielle, la force animale (que ce soit celle desanimaux domestiques ou celle des hommes) est la principale source d'énergie.

Pour détruire cet argument,Montesquieu emploie deux procédés :• il en diminue l'importance : seul un produit colonial est cité : le sucre serait trop cher.

Cela accentue ladisproportion entre la cause : le prix d'une denrée, et l'effet : mettre des millions d'hommes en esclavage ;• il pratique l'amalgame : cet argument vient se placer entre le premier (historique) qui est odieux et le troisième(apparence physique) qui est idiot.— (l.

8 à 10) Comme les arguments suivants, ce premier argument racial est idiot dans la mesure où il reposeentièrement sur des préjugés dépourvus de tout fondement raisonnable : le noir serait signe de moindre qualité quele blanc ; une forme de nez serait préférable à une autre.

— (l.

9 et 10) Il est presque impossible.

L'emploi du motpresque montre bien que la chose est malgré, tout possible.

De les plaindre montre que, c'est quand même lesentiment qui devrait venir à l'esprit.— (l.

11 à 13) Ce second argument fondé sur l'apparence physique renchérit sur le précédent dans la mesure où ilprête à Dieu les mêmes préjugés qu'aux esclavagistes, et juge de l'âme par le corps, ce qui est idiot et à la limite dublasphème.

Ici aussi, surtout une âme bonne (l.

12) souligne qu'en réalité il est très possible que les noirs aient uneâme.

— (l.

11 et 12) Qui est un être très sage.

Placée ainsi, cette relative veut surtout dire «qui devrait doncpenser comme nous» ! On voit déjà ici quelque chose qui sera développé à la fin du texte (l.

23 à 26) : lesesclavagistes se disent chrétiens mais prêtent à Dieu leurs idées au lieu de se conformer aux préceptes de lareligion.— (l.

14 à 18) Ce troisième argument racial, qui a l'apparence d'un raisonnement en forme, repose lui aussi sur unpréjugé puisque le fait historique sur lequel il prétend s'appuyer (que les Égyptiens mettaient à mort les hommesroux) est une coutume locale dont l'extravagance choquait tous les autres peuples, à commencer par les Grecsgrâce à qui nous connaissons ce trait de moeurs (Hérodote, liv.

II).

Par ailleurs, l'assimilation de la couleur de lapeau à celle des cheveux est elle aussi dépourvue de tout fondement rationnel ou logique.— (l.

15 et 16) Les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde.

La phrase est faite exactement comme celle deslignes 11 et 12, Dieu, qui est un être très sage, et pour les mêmes raisons.— (l.

16 et 22) Conséquence.

Sens classique : importance.

— (l.

19 à 22) Cet argument est aussi peu fondé que lesprécédents : est présentée comme une preuve (l.

19) la simple constatation d'une différence.

De même que lesnègres diffèrent extérieurement des colonisateurs (couleur de la peau, forme du nez), ils en diffèrent intérieurementpar leur façon de penser ou d'évaluer.Cette «preuve» repose sur un sophisme latent :• les «nations policées» estiment l'or davantage que la verroterie, il est pour elles «d'une si grande conséquence» ;• or les nègres «font plus de cas d'un collier de verre que de l'or» ;• donc les nègres ne sont pas «policés», ils «n'ont pas le sens commun».— (l.

21) Policées.

Sens classique : civilisées.— (l.

23 à 31) Les deux derniers paragraphes sont construits de la même façon, une affirmation est suivie d'unraisonnement démonstratif introduit par parce que (I.

24) ou car (I.

28).

Mais cette démonstration reposeentièrement sur une hypothèse.

Il y a ici des syllogismes implicites et renversés.— (l.

23 à 26) Premier raisonnement :• les chrétiens doivent traiter tous les hommes comme leurs frères ;• or, nous ne traitons pas les nègres ainsi ;• donc : ou bien les nègres ne sont pas des hommesou bien nous ne sommes pas chrétiens.Montesquieu choisit la première solution dont l'invraisemblance saute aux yeux d'autant mieux qu'il renverse lesyllogisme en plaçant la conclusion en tête.

La mise en forme du raisonnement impose évidemment l'autre solution :nous ne sommes pas chrétiens si nous sommes esclavagistes.L'expression on commencerait à croire souligne l'ironie, dans la mesure où elle s'oppose à la fermeté du début duparagraphe : il est impossible.

Ici encore, Montesquieu montre que c'est ce qui parait impossible qui est réel.— (l.

27 à 31) Second raisonnement :• les princes d'Europe font des conventions (même quand elles ne sont pas vraiment utiles : «tant de conventionsinutiles» 1.

30) ; • or ils n'en ont pas fait en faveur des Africains ;• donc : ou bien il n'y avait vraiment pas lieu d'en faire : ou bien il ne leur est «venu dans la tête» ni miséricorde nipitié.Ici encore, Montesquieu feint de choisir la première solution puisque la seconde s'impose au raisonnement.

Il faitressortir l'absurdité de cette solution par l'emploi du mot exagèrent (l.

27) : si «de petits esprits exagèrent tropl'injustice que l'on fait aux Africains», c'est donc que cette injustice existe réellement.— (l.

27) De petits esprits.

Comme Montesquieu feint de défendre les thèses esclavagistes, il traite de «petitsesprits» les philosophes qui commencent à se poser la question de la légitimité de l'esclavage.

Ironie.— (l.

31) Pitié.

Le dernier mot du texte souligne que c'est en dernier lieu au coeur de ses lecteurs que Montesquieus'adresse. Conclusion Ce texte très célèbre est caractéristique de l'ironie mordante dont Montesquieu est capable pour défendre les idées. »

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