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Montesquieu, Lettres persanes, lettre 24 - XXIV

Publié le 06/09/2006

Extrait du document

montesquieu

 

Vue d'ensemble

Ce texte dépeint avec une feinte naïveté, d'une part, Paris et le mouvement qui y règne, d'autre part, certaines coutumes françaises en matière de politique et de religion. Il n'y a donc pas une unité absolue, ce qui est normal si l'on considère que notre texte est une lettre décrivant les premières impressions d'un étranger arrivant dans la capitale française.

Mouvement du texte

Comme on vient de le dire, le texte comporte deux grandes parties qui sont plutôt juxtaposées que véritablement liées.

Chacune d'elles se compose d'une courte introduction et de deux sous-parties. A. Paris (l. 1 à 27) : — Introduction (l. 1 à 5). — Aspect général de Paris : grandeur, hauteur, population (l. 6 à 11). — Un des aspects caractéristiques de Paris : le mouvement et l'agitation qui y règnent (l. 12 à 27). B. Politique et religion françaises (l. 28 à 84) : — Introduction (l. 28 à 31). — Le Roi : sa puissance et les causes de celle-ci (l. 32 à 51). — Le Pape : ses prodiges et ses actions récentes (l. 52 à 84).

 

Rica à Ibben, à A Smyrne.

 

Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.

Paris est aussi grand qu'Ispahan: les maisons y sont si hautes, qu'on jugerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée; et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.

Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a pas de gens au monde qui tirent mieux partie de leur machine que les Français; ils courent, ils volent: les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien : car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour; et un autre qui me croise de l'autre côté me remet soudain où le premier m'avait pris; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues.

Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des moeurs et des coutumes européennes: je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner.

Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or (1) comme le roi d'Espagne son voisin; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur (2) à vendre; et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.

D'ailleurs ce roi est un grand magicien: il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et il le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant (3), tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits.

Ce que je dis de ce prince ne doit pas t'étonner: il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le Pape : tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce (...)

    De Paris, le 4 de la lune de Rebiab II, 1712

 1.       Les mines d'or du Pérou.

2.       Ces "titres d'honneur" (les charges officielles) permettaient d'accéder à la noblesse.

3.       Le jour de son sacre, le roi de France était sensé guérir une maladie (une forme de tuberculose) en touchant simplement les malades.

 

montesquieu

« — Le Pape : ses prodiges et ses actions récentes (l.

52 à 84). Éléments pour une analyse de détail — (l.

Depuis un mois.

Cette première lettre parisiennebénéficie quand même d'une observation assez longue de la vie parisienne.— (l.

2) Mouvement continuel.

Cela explique peut-être que Rica ait mis un mois avant d'avoir suffisamment de loisirpour écrire à son ami Ibben, mais cela annonce aussi ce qui est le trait distinctif de la vie parisienne et qui seralonguement développé aux lignes 12 à 27.— (l.

3 à 5).

Les trois subordonnées de temps viennent expliquer la première phrase.

Elles s'enchaînent par ordred'urgence décroissante, mais la relative, concernant «les choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois»,souligne que même cette dernière recherche a nécessité beaucoup de temps et de mouvement.— (l.

6) Paris est aussi grand qu'Ispahan.

Le but de cette phrase est double : d'une part, donner au lecteur uneimpression de couleur locale : il est logique qu'un Persan compare ce qu'il découvre à ce qu'il connait bien ; d'autrepart, introduire une certaine relativité : les lecteurs français à qui s'adresse Montesquieu peuvent s'imaginer qu'iln'existe rien de comparable à Paris, surtout dans des contrées lointaines ; que Paris ne soit plus l'étalon auquel onse réfère, mais une ville comme une autre souligne avec humour que le gallocentrisme n'a rien d'inévitable ni denécessaire.— (l.

6 à 9) Ici encore, le pittoresque de la description («ne sont habitées que par des astrologues...

une ville bâtieen l'air...

six ou sept maisons les unes sur les autres») souligne l'étonnement du Persan devant un spectacle qui estpour lui inhabituel.

C'est là le procédé le plus général des Lettres persanes : Montesquieu décrit en s'en étonnant(parce que c'est un étranger qui est supposé être le narrateur) des spectacles dont les acteurs ne voient plus lescôtés étranges ou pittoresques, à force de les avoir sous les yeux.— (l.

11) Un bel embarras.

On peut noter l'habileté de la transition avec le paragraphe suivant.— (l.

12) Depuis un mois.

Montesquieu insiste sur cette donnée (cf.

1.

1).

Cela rend plus surprenante la remarquequi suit.— (l.

13) Marcher personne.

Montesquieu pique la curiosité du lecteur en ne donnant pas immédiatement la solutionde cette petite énigme.— (l.

15) Machine.

L'organisme, l'ensemble du corps (sens classique).— (l.

15 et 16) Ils courent ; ils volent.

Ces deux courtes indépendantes soulignent la rapidité de l'action.

Aucontraire, la phrase suivante : les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux donne une impression delenteur : deux sujets longuement évoqués pour un seul verbe (une seule action).— (l.

19) J'enrage quelquefois comme un Chrétien.

Encore un trait humoristique dû à la personnalité du narrateur.(Ici, à sa religion.)— (l.

19 à 25) Montesquieu donne un aspect visuel à cette scène en suggérant les mouvements contraires quiemportent Rica.

Les embarras de Paris ont souvent inspiré la littérature de l'époque classique.

Boileau leur aconsacré l'une de ses plus célèbres Satires.— (l.

26 et 27) Ce paragraphe se termine sur une hyperbole (exagération) que souligne l'antithèse entre cent pas etdix lieues.— (l.

28 à 31) Ce court paragraphe introductif de la seconde partie insiste lui aussi sur la notion de temps.

Mais siun mois était amplement suffisant pour observer Paris dans ce qu'il a de plus extérieur, le même délai n'a pu donnerà Rica «qu'une légère idée» «des moeurs et des coutumes européennes».

Celles-ci en effet ne se livrent pasimmédiatement.

Cette rapidité du coup d'oeil de Rica explique aussi dans une certaine mesure la naïveté (feinte biensûr !) de la description du Roi et du Pape et de leurs pouvoirs respectifs dans la fin de cette lettre.— (l.

32 à 36) Le ton de Rica est purement descriptif «le roi...

est...

; il n'a point...

; mais il a...» Cependant cettedescription n'a de l'objectivité que l'apparence : «la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines» est unjugement subjectif.— (l.

37 et 38)Des titres d'honneur à vendre.

Sous l'Ancien Régime, la plupart des charges sont vénales et sevendent fort bien dans la mesure où elles confèrent la noblesse à leurs possesseurs.

La fin du règne de Louis XIV(pendant laquelle est censée se dérouler l'action des Lettres persanes) a vu un abus de cette pratique, les guerres(celle de succession d'Espagne, par exemple) coûtant fort cher.— (l.

39 et 40) L'emploi des participes passés payées...

munies...

équipées souligne l'accomplissement immédiat deces actions «par un prodige de l'orgueil humain».Dans l'Esprit des Lois, Montesquieu fera de l'honneur le principe même du gouvernement monarchique (celui auquelvont ses préférences), Il en raille ici les excès et non l'existence.— (l.

41) Ce roi est un grand magicien.

Les lecteurs de l'époque devaient ressentir encore plus vivement que nousl'extrême ironie de cette formule : quelle insolence de présenter le roi, représentant de Dieu sur la terre selon lesthéories de l'époque, comme un habile prestidigitateur ! Ici encore, la justification de cette formule est la prétenduenaïveté de l'étranger Rica.— (l.

41 à 51) Rica donne quelques exemples explicatifs à l'appui de sa définition.

Les deux points qui suivent le motmagicien le soulignent.

Sont évoqués successivement : la fixation arbitraire de la valeur des monnaies (pratique fortancienne et remontant à Philippe le Bel) ; la tentative de Law pour créer du papier-monnaie, qui s'est soldée par-une célèbre banqueroute, mais qui est de quelques années postérieure à l'époque de la lettre de Rica — il y a ici unléger anachronisme ; et enfin le pouvoir prêté aux rois de France par la tradition de pouvoir guérir par attouchementles écrouelles.

Ce dernier point étant plus incroyable encore que les précédents au niveau de la Raison, Rica lesouligne : «il va même jusqu'à leur faire croire...

tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits».Présenté ainsi,. »

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