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Nietzsche: Les martyrs de la vérité

Publié le 21/04/2005

Extrait du document

nietzsche
Que des martyrs prouvent quelque chose quant à la vérité d'une cause, cela est si peu vrai que je veux montrer qu'aucun martyr n'eut jamais le moindre rapport avec la vérité. Dans la façon qu'a un martyr de jeter sa certitude à la face de l'univers s'exprime un si bas degré d'honnêteté intellectuelle, une telle fermeture d'esprit devant la question de la vérité, que cela ne vaut jamais la peine qu'on le réfute. La vérité n'est pas une chose que l'un posséderait et l'autre non (...). Plus on s'avance dans les choses de l'esprit, et plus la modestie, l'absence de prétentions sur ce point deviennent grandes : être compétent dans trois ou quatre domaines, avouer pour le reste son ignorance (...). Les martyrs furent un grand malheur dans l'histoire : ils séduisirent. Déduire (...) qu'une cause pour laquelle un homme accepte la mort doit bien avoir quelque chose pour elle - cette logique fut un frein inouï pour l'examen, l'esprit critique, la prudence intellectuelle. Les martyrs ont porté atteinte à la vérité. Il suffit encore aujourd'hui d'une certaine cruauté dans la persécution pour donner à une secte sans aucun intérêt une bonne réputation. Comment ? Que l'on donne sa vie pour une cause, cela change-t-il quelque chose à sa valeur ? (...) Ce fut précisément l'universelle stupidité historique de tous les persécuteurs qui donnèrent à la cause adverse l'apparence de la dignité. Nietzsche

QUESTIONNEMENT INDICATIF

 • Qu'est-ce qui justifie, dans le texte, que — selon Nietzsche « aucun martyr « n'a jamais eu « le moindre rapport avec la  vérité « ?  • Y a-t-il nécessairement contradiction entre dire « être compétent dans trois ou quatre domaines « et « la vérité n'est pas une chose que l'un posséderait et l'autre non «?  • En quoi, selon Nietzsche, « les martyrs furent un grand malheur dans l'histoire «?  • Quel est l'enjeu de ce texte ?  — Une appréciation des martyrs ?  — Une appréciation (ou mise en valeur) de la condition  minimale d'un rapport « véridique « à la vérité ? Une caractérisation de la vérité ?

nietzsche

« lui ", est autre chose que lui-même.

Précisément le martyr, et avec lui le croyant, a la vérité en lui, il est lavérité : les autres hommes ou bien abdiquent ou bien refusent de reconnaître ce qui se présenteillusoirement comme un fait insusceptible de discussion.

Ce sont deux compréhensions de l'assentiment quis'opposent.

Selon l'une, l'assentiment est conditionné par l'argumentation, par des critères logiques ; il est lerésultat d'une construction et d'une démarche ; selon l'autre, il doit être inconditionné, donné sansdiscussion, par amour ou par foi, en tout cas sans médiation par le discours et la construction argumentative(à l'instar du Christ ; cf.

l'Evangile selon st Jean, 3, 18-19 : " Qui croit en lui [=le fils de Dieu] n'est pas jugé; qui ne croit pas est jugé ; (...) la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé lesténèbres que la lumière ").

Une telle position ne laisse aucune place à la défense et à l'exposition de sesconvictions.

Il ne reste plus au martyr qu'à " jeter sa certitude à la face de l'univers " au lieu de la défendrepar arguments tirés de l'expérience ou de la raison. A cette position dogmatique Nietzsche oppose l'attitude de celui qui recherche le vrai, le savant ou lephilosophe.

L'attitude convenable devant la question de la vérité consiste précisément à poser la question, àcommencer par admettre que l'accès à la vérité passe par le questionnement, par l'interrogation et non parl'affirmation.

Que la vérité existe d'abord sous la forme de la question, c'est justement ce que rejettentabsolument le martyr et le croyant (cf.

la nuance : " ...

la fermeture d'esprit devant la question de la vérité").

La racine de la critique de Nietzsche sera saisie quand nous aurons expliqué le concept de vérité sous-jacent à ce texte et qui s'exprime dans la phrase suivante : " La vérité n'est pas une chose que l'unposséderait et l'autre non ".

Dans cette phrase laconique, Nietzsche indique que la vérité est universelle oun'est pas, en ce sens qu'elle ne peut appartenir à une seule personne sans être en même temps accessible àune autre : elle est donc un résultat obtenu au terme de procédures rationnelles que chacun peut vérifier etemployer à son tour.

Selon cette détermination, la vérité est un type de discours sur lequel unecommunauté est d'accord.

La vérité est un koinos logos, un discours commun.

L'idée d'une vérité possédéeseulement par un homme n'est pas compatible avec l'idée rationnelle de la vérité, sinon il devient impossiblede faire une différence entre croyance et vérité, entre opinion et savoir.

Le martyr pense qu'il est le seul àposséder la vérité : il ne l'a pas découverte au terme d'un débat rationnel avec les autres.

S'il la possède,c'est parce qu'elle lui a été révélée.

Or la révélation ne fournit pas, en même temps qu'elle donne ce qui estrévélé, les conditions de sa vérification.

Le martyr et le croyant sont les seuls capables d'attester ce qu'ilsprétendent être la vérité qui dans cette mesure ne vaut pas plus qu'une simple présomption.

Cela expliquequ'il ne puisse conséquemment que " jeter sa certitude à la face de l'univers " sans pouvoir l'argumenter,puisqu'elle n'est pas le fruit de sa raison ; la connotation de violence du verbe (" jeter ") indique que laviolence initiale qui consiste à confondre la vérité avec l'opinion, à identifier la vérité à l'opinion fût-ellefervente, conditionne une autre violence qui est celle de l'expression du martyr, celle de sa relation à l'autredans laquelle règne l'alternative de la soumission ou du refus de se soumettre. Nietzsche défend donc une position rationaliste : la vérité n'appartient pas à un seul homme, sinon elledevient identique à l'opinion ; elle n'est pas réservée à quelques élus des dieux, sinon elle devient unecroyance que l'on ne peut ni communiquer ni partager.

Nietzsche refuse l'identification de la vérité àl'opinion, faite par celui qui fonde la vérité sur la seule certitude de la conviction.

Cette dernière ne suffitpas : la vérité doit pouvoir être fondée, justifiée, acceptée par la raison et non par le cœur ; d'oùprécisément les règles évoquées ici et destinées à soumettre la certitude à la vérification, à ladémonstration.

L'idée de compétence joue dans la découverte rationnelle de la vérité le rôle que jouel'instance divine dans la révélation de la vérité au croyant, non pas en tant que la compétence manifeste(savoir théorique ou pratique) donne ou octroie la vérité ; mais dans la mesure où elle fonde le droit deparler de telle sorte que ce droit, à la différence de la révélation, peut fournir les moyens rationnels de savérification.

L'aveu d'ignorance permet de rattacher Nietzsche à une tradition qui commence avec Socrate :" ...

moi je ne sais rien de beau, ni de bon, mais je ne crois pas non plus le savoir " Apologie de Socrate, 21D.

Le martyr (et avec lui le croyant) est celui qui croit savoir alors qu'il ne sait pas. Cette fermeture d'esprit condamne le martyr : il se croit dans le vrai alors que son attitude le condamne àrester au plus loin de la vérité.

Mais il est également condamnable parce qu'il trompe les autres. Les martyrs " séduisirent ".

Séduire n'est pas convaincre.

Dans les Dialogues de Platon, ce sont les sophistesqui séduisent, parce qu'ils connaissent l'art du discours.

Ils sont capables de persuader, comme le ditGorgias, Éloge d'Hélène, § 13, dans " ces sortes de débats où l'argumentation s'impose péremptoirement parle moyen de la parole et au cours desquels un seul discours peut charmer et persuader une foule nombreuseuniquement parce qu'il a été composé selon les règles de l'art, et non parce qu'il énonce la vérité ".

Socratene cesse de répéter qu'il ne sait pas parler : il ne cherche pas à séduire mais à établir rationnellement lavaleur des concepts.

Le martyr, comme le sophiste mais avec des moyens différents, séduit : un homme quise sacrifie pour ses idées paraît noble et beau, il émeut les autres.

Mais cette émotion est trompeuse parcequ'elle s'adresse au cœur, éventuellement au corps, et non à la raison.

La souffrance et le sacrifice noustouchent, affectent notre assentiment, sans doute parce qu'ils nous permettent de croire à l'incarnationsensible, charnelle, corporelle, de l'idée.

La destruction du corps du martyr agit sur notre relation à la véritéparce que nous communiquons secrètement les uns avec les autres par notre corps.

Cette communautésensible des corps est l'expérience muette sur quoi la souffrance et la douleur du martyr s'appuient afin defaire passer un message quasiment inconscient.

Or ce message n'est pas de type logique mais relève plutôtde la sensation et du sentiment.

Quoique sensé, quoique pourvu de signification, ce message ne peut êtrel'objet d'une discussion puisqu'il est senti plus que pensé.

Toute la difficulté ouverte par ce texte consiste à. »

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