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Peut-on être heureux dans la solitude?

Publié le 18/01/2005

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R. POLIN, Le bonheur considéré comme l'un des beaux-arts, PUF. Définition et problématique :               Vivre heureux dans la solitude signifierait pouvoir se passer d'autrui.             L'homme est-il capable de vivre sans autrui et de ne pas en souffrir ? I - Solitude et méconnaissance Rousseau nous explique que les hommes étaient à l'origine capables de vivre dans un cercle social très restreint mais que cela était dû au fait qu'ils ne connaissaient pas autre chose. La solitude serait alors subie même si elle semblait acceptable. L'homme était seul au milieu du genre humain par méconnaissance.   Rousseau, Essai sur l'origine des langues :             « Comment souffrirais-je en voyant souffrir un autre si je ne sais pas même qu'il souffre, si j'ignore ce qu'il y a de commun entre lui et moi ? Celui qui n'a jamais réfléchi ne peut être ni clément ni juste ni pitoyable : il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui qui n'imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain.

« signifierait ainsi pouvoir se passer d'autrui.

Or, il semble que l'homme se définisse par son caractère social, par le fait qu'il ait besoin de vivre en société, que ce besoin soit ou non agréable pour lui.

à Ainsi, se pose la question de savoir si l'homme est capable de vivre sans autrui et de ne pas en souffrir.

Autrement dit, est-il possible d'atteindre un état de satisfaction complète et de plénitude dans la solitude, c'est-à- dire l'isolement momentané ou durable, en ayant peu de contacts avec autrui ? La réponse à cette question semble devoir déboucher sur une définition de l'homme, à savoir s'il est ou non fondamentalement sociable.Plan :I/ L'homme ne peut vivre seul sans se dénaturer : Il semblerait que l'on ait toujours connu l'homme vivant en groupe, et qu'il soit de ce fait dans sa nature d'être sociable.

Il cherche à vivre en groupe avec ses semblables, et se plait dans la société des autres.

Si l'essencede l'homme est de vivre en société, alors il semble évident que le fait de vivre seul, et donc de nier sa nature l'empêche d'accéder au bonheur.

● C'est ce qu'explique Aristo te dans La Politique, où il montre que l'homme capa ble de vivre seul est soit un dieu, soit une bête.

L'h omme est bien une bête, mais une bête particulièr e, puisqu'elle est « un animal politiq ue parnature » I, 2, 1253a2.

Autrement dit, il est dans la nature de l'homme de vivre en société – c'est ce que signifie ‘'politique'’.

Cette société est actualisée par la cité, la polis, et c'est le seul moyen d'accéder au bonheur(eudaimonia).

Il y a donc chez les hommes une tendance à la réalisation complète de leur humanité en parvenant à un état d'épanouissement accessible uniquement dans le vivre-ensemble.

● Le bonheur pour Aristote consiste en l'actualisation des fin s, en la réalisation de tou tes ses possibilités.

Si l'homme est un animal politique, alors il ne sera heu reux que s'il vit effectiv ement dans un e cité.

Il ne pourr a doncjamais atteindre le bonheur s'il vit seul, puisque cela ne correspondrait pas à sa nature.

Les hommes doivent donc vivre ensemble pour se réaliser et parvenir au bonheur.

Celui qui serait capable de vivre seul serait pour Aristotesoit un dieu, soit une bête, à moins qu'il ne devienne fou.

C'est ce qui se passe dans Le joueur d'échec de Zweig : un homme est emprisonné dans une chambre lors de la guerre, il n'a droit à aucun contact, ne voit jamais songeôlier, et ne peut parler à personne ; la nourriture même lui est distribuée par une trappe.

Il trouve un livre sur la tactique des jeux d'échec pour tromper son ennui, et tombe dans la folie.

Le livre sur les échecs accélère cettefolie, puisqu'il n'y a aucun personnage, rien qui ne lui permette de s'évader, de vivre une autre histoire, et d'avoir « par procuration » des rapports avec autrui.

II/ La construction de soi-même avec et face aux autres : Il ne semble donc pas possible de vivre heureux dans la solitude, et même pas possible de vivre sainement dans la solitude.

Il semblerait qu'autrui soit nécessaire pour me permettre de garder mon intégrité : je me vois dans le regard d'autrui qui nous donne une image de nous-mêmes.

Il est ainsi un élément qui nous donne une identité.

● C'est ce que pense Sartre dan s L'Etre et le Néant, où il approfondit une réflexion faite dan s La Nausée : Roquentin se trouve dans un jardin pub lic, seul, sans réelle conscie nce de saprésence puisque sa conscience est tendue vers autre chose, vers un projet.

Puis un autre individu entre dans le jardin et voit Roquentin qui se sent alors mal à l'aise.

Autrui le perçoitcomme une chose, et non pas comme une conscience, puisqu'il n'a accès qu'à l'extériorité du personnage.

Sartre écrit alors dans L'Etre et le Néant : « J'ai honte de ce que je suis.

La honteréalise donc une relation intime de moi avec moi : j'ai découvert par la honte un aspect de mon être.

Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissentapparaître sur le plan réflexif, la honte n'est pas originellement un phénomène de réflexion.

[...] La honte dans sa structure est honte devant quelqu'un.

» Autrement dit, je n'ai honte queparce que je me perçois à travers autrui.

L'expérience du regard d'autrui est la certitude de l'existence d'autrui, c'est aussi la découverte de mon objectivité douloureuse, car il nie maliberté.

En effet, autrui ne me voit que comme un objet, comme un corps, il nie la liberté de ma conscience qui se projette et qui dépasse mon corps.

Certains sentiments qui font de nousdes hommes ne s'éprouvent donc que lorsque je suis en face d'autrui.

● E xister, c'est donc s'affir mer face à l'autre.

Pour Hegel, l'affirmation de ch acun passe par l'op position à autr ui.

C'est ce qu'il exp lique dans la Phénoménologie de l'Esprit.

J'ai be soinde quelqu'un qui reconnaisse mon existence, quelqu'un que je puisse affronter et qui reconnaisse de ce fait ma valeur « Ce qui pour elle [la conscience de soi] est autre chose, est, en tantqu'objet inessentiel, marqué du caractère négatif ».

Pour que cette reconnaissance soit viable, il faut que celui que j'affronte me soit égal, car la reconnaissance ne vaut rien si elle vientd'un individu que l'on considère comme inférieur.

Les deux individus cherchent à s'affirmer par la négation d'autrui : « accomplir l'un pour l'autre le mouvement de l'abstraction absolue, quiconsiste à anéantir tout être immédiat.

» Celui qui sortira vainqueur de cette confrontation, celui qui sera considéré comme ayant le plus de valeur, comme étant le meilleur, sera celui quin'a pas peur de mourir.

Celui qui sera considéré comme faible renoncera au moment où il verra la mort, et l'autre sera considéré comme le meilleur.

Il lui faudra alors trouver un autrepartenaire qui puisse affirmer sa supériorité – car quel mérite retire t-on d'être vu comme le meilleur par un individu qui a peur de mourir, et qui est donc inférieur ? Qu'autrui existe semble être pour la pensée contemporaine une évidence.

Pourtant, l'idée d'un isolement de la conscience a longtemps persisté.

C ‘est, sans doute, parce que l'esprit des philosophes était obsédé par le problème de la recherche de la vérité.

D'où l'opposition entre, d'un côté, le sujet connaissant et, de l'autre, le monde à connaître.

Dans cetteconfrontation, la présence d'un tiers, à l'exception de Dieu, était exclue. Le thème de l'altérité apparaît chez Kant dans ses considérations sur la moralité, mais surtout chez Hegel dans « La phénoménologie de l'esprit ».

C'est dans cet ouvrage – où Hegel décrit le mouvement dialectique de la conscience, depuis la naïveté première de la « certitude sensible » jusqu'à l'universalité du « savoir absolu », ultime moment où la conscience prend conscience de sa liberté – que se trouve la fameuse dialectique du maître & de l'esclave.

On peut y lire : « La conscience de soi est certaine de soi-même, seulement par la suppression de cet Autre qui se présente à elle comme vie indépendante ; elle est désir. » La conscience, dans son rapport immédiat avec elle-même, n'est que l'identité vide du Je = Je, une tautologie sans contenu.

Toute conscience rencontre autrui, l'Autre, une autre conscience de soi.

Il n'y a, en fait, de véritable conscience de soi que moyennant le retour à soi à partir de cet « être-autre ».

Autrement dit, la conscience de soi serait impossible dans un monde où autrui n'existerait pas. Si la conscience est mouvement et retour à soi-même à partir de l'être autre, elle ne peut d'abord l'être que par la négation de l'autre.

Autrement dit, la relation à autrui se présente d'emblée comme une affaire de conflit. Le « moi » de l'enfant, par exemple, ne se forme-t-il pas en s'opposant au non-moi ? N'est-ce pas dans l'opposition à ses parents que l'enfant forge sa personnalité ? Toute conscience est désir de reconnaissance de soi et la satisfaction de ce désir ne peut advenir que moyennant la suppression de l'autre, en tant qu'être indépendant. Le premier mouvement du désir serait de détruire et de consommer l'objet.

mais, dans cette expérience, je découvre que mon désir est conditionné par cet objet et que je suis donc dépendant de cet objet que j'avais, pourtant nié : « Le désir et la certitude de soi atteinte dans la satisfaction du désir sont conditionnés par l'objet ; en effet la satisfaction a lieu par la suppression de cet autre.

Pour que cette suppression soit, cet autre aussi doit être.

»Loin d'atteindre la satisfaction complète et définitive, je découvre que, la satisfaction obtenue, le désir renaît, marquant toujours davantage ma dépendance à l'égard de l'objet, de cet Autre que j'avais annihilé : « La conscience de soi ne peut donc pas supprimer l'objet par son rapport négatif à lui ; par là elle le reproduit plutôt comme elle reproduit le désir.

» Dans ce cercle infini et infernal du désir, c'est-à-dire de « ce retour alterné et monotone du désir et de sa satisfaction par laquelle le sujet retombe sans cesse en lui-même et sans supprimer la contradiction », la conscience découvre qu'elle ne peut se ressaisir que dans une autre conscience de soi.

La dialectique même du désir le conduit à son propre dépassement : de la pure consommation de l'objet à l'intersubjectivité.

Le désir n'estplus seulement rapport égoïste de soi à soi, mais position de l'autre comme être indépendant et libre.

Je ne peux me reconnaître que si je reconnais l'autre et réciproquement : « L'opération est donc à double sens, non pas seulement en tant qu'elle est aussi bien une opération sur soi que sur l'autre, mais aussi en tant qu'elle est, dans son indivisibilité, aussi bien l'opération de l'une des consciences de soi que de l'autre. » Ce mouvement de la conscience de soi trouve une illustration dans la fameuse dialectique du Maître & de l'Esclave – dialectique qui peut se lire comme une reconstitution, sans caractère historique, du déroulement de l'histoire réelle des hommes. Le point de départ de cette dialectique, c'est que toute conscience est désir de reconnaissance, désir qui passe d'abord par la négation de l'autre.

toute conscience poursuit la mort de l'autre, afin de se faire reconnaître et de se reconnaître elle-même au risque de sa propre vie, comme libre et indépendante de toute attache sensible : « C'est seulement par le risque de sa vie qu'on conserve la liberté, qu'on prouve que l'essence de la conscience de soi […] n'est pas le mode immédiat dans lequel la conscience de soi surgit d'abord, n'est pas son enfoncement dans l'expansion de la vie. » Autrement dit, il s'agit pour chaque conscience de se prouver qu'elle n'est pas de l'ordre de l'en-soi (mode de l'existence des choses), pure immédiateté, mais qu'elle est seulement un pur être-pour-soi, une personne qui a une valeur, une dignité : « L'individu qui n'a pas mis sa vie en jeu peut bien être reconnu comme personne, mais il n'a pas atteint la vérité de cette reconnaissance comme reconnaissance d'une conscience de soi indépendante. » A l'issue de cette lutte décisive pour la reconnaissance de soi, la conscience qui n'a pas eu peur de la mort, qui est allée jusqu'au bout dans le risque de la mort, prend la figure du Maître.

L'autre, qui a préféré la vie à la liberté,entre dans le rapport de servitude.

L'Esclave n'est plus qu'un instrument aux mains du Maître qui l'a épargné.

Il a perdu toute dignité.

Mais, en travaillant, l'Esclave transforme le monde.

Il peut ainsi se reconnaître dans ce mondequi, par son travail transformateur, porte la marque de son intériorité.

Jouissant, de cette manière, de lui-même comme d'une réalité extérieure, il accède alors à une certaine reconnaissance de soi et par là même à la dignité.

Enoutre, en transformant le monde, il crée quelque chose de stable et de durable en dehors de lui et se libère de l'angoisse de la mort qui le liait au monde sensible et qui avait fait de lui un esclave.

En revanche, le Maître, secontentant de consommer et de détruire les produits du travail de l'Esclave, affirme toujours davantage sa dépendance à l'égard de ce dernier.

De plus, sa jouissance n'a aucune valeur de vérité, elle n'intéresse personne et ne luipermet donc pas d'accéder à la reconnaissance de soi.

Certes, le Maître est reconnu par l'Esclave.

mais que vaut une telle reconnaissance, puisque l'Esclave n'est qu'une chose ? Quant à l'esclave, il lui suffit de se faire reconnaître par le Maître pour que s'établisse lareconnaissance mutuelle : « Ils se reconnaissent comme se reconnaissant mutuellement.

» La fin de cette dialectique marque la fin de l'histoire, c'est-à-dire la fin des guerres, des luttes, des violences.

Hegel pensait que l'histoire prenait fin avec sa philosophie qui en avait découvert le sens… Mais c'est une autre histoire ! On retiendra que toute conscience ne peut se poser qu'en s'opposant à ce qui n'est pas elle, mais que le conflit n'est qu'un moment qui, comme tel, est destiné à être dépassé.

Qu'il s'agisse du rapport entre deux consciences,entre les hommes, entre les peuples, les Etats, on pourrait certes s'opposer à l'optimisme de Hegel et affirmer que le conflit est le fondement constitutif de toute relation, et que, comme tel, il perdurera.

Mais il n'en demeure pas moins qu'il n'y a de véritable reconnaissance de soi que lorsque les consciences se reconnaissent mutuellement et réciproquement comme consciences.

Ce qui vaut pour les relations intersubjectives (rapport du « moi » à autrui) vaut aussi pour les relations entre les hommes au sein d'une cité, entre les peuples, entre les Etats.

Telle est la leçon essentielle qui se dégage de la dialectique hégélienne.III/ Nous ne vivons jamais seuls : Il semble donc que la compagnie d'autrui soit réellement nécessaire non seulement pour réaliser ma nature, mais aussi pour me reconnaître et donc me faire exister en tant que tel.

Cependant, le monde dans lequel nousvivons est quoi qu'il en soit habité par d'autres qui font ainsi inévitablement partie de notre environnement et de notre existence.

● C'est ce qu'exp lique Merleau-Pon ty dans La phé noménologie de la percep tion, lorsqu'il montre qu 'autrui n'est jamais absent.

Tant qu'autrui ne parle pas ou ne r évèle pas sa capacité à communiquer, je le vois comme un objet, un corps : « Si j'ai affaire à un inconnu qui n'a pas encore dit un seul mot, je peux croire qu'il vit dans un autre monde où mes actions et mes pensées ne sont pas dignes de figurer.

»Dans ce cas, je suppose qu'il me voit comme un objet, et cela ne m'est pas pénible tant que je ne sais pas qu'il est capable de communication.

« Le regard d'un chien sur moi ne me gêneguère.

» Autrement dit, pour Merleau-Ponty, le langage joue un rôle essentiel dans ma relation à autrui, surtout le dialogue, même si je peux en retirer l'impression de perdre ma liberté.

Eneffet, dans le dialogue je vérifie qu'autrui m'est absolument indispensable : mes pensées ne prennent vraiment forme que dans la confrontation avec celles d'au moins un de messemblables.

Ce semblable est alors dans la discussion un collaborateur, il y a une réciprocité, mais une fois la discussion terminée, autrui rentre dans son absence, il me reste présent, etest alors senti comme étant une menace.

Autrement dit, autrui est toujours présent, même lorsqu'il est absent.

Le sage retiré du monde, seul, vit en réalité un dialogue, parce que lesimple fait d'habiter le monde, d'avoir un point de vue suffit.

● Ma is su rtout, la so litude nous empêche rait de voir le monde.

Le monde est vu par nous et par les autres et c'est ainsi que nous no us en formons une idée et un e représentation.

Dansla solitude, nous n'aurions plus de repères.

C'est ce que montre Michel Tournier dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique.

Lorsque l'homme se retrouve seul sur son île, il est tenté parl'animalité, la crasse – se rouler dans la boue – et le seul moyen pour y échapper, pour rester un homme, consiste dans le fait d'écrire.

« Je sais ce que je risquerais en perdant l'usage de laparole, et je combats de toute l'ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance.

» Ecrire, c'est mettre sa pensée sur papier, s'obliger à avoir un certain recul par rapport à elle, et doncentrer dans une sorte de dialogue avec soi-même.

Ce dialogue permet un recul par rapport au monde, une conscience de celui-ci, et évite ainsi de sombrer dans la folie.

Autrui permet cettedistance, il est celui qui, en imposant un nouveau point de vue, oblige à voir le monde différemment et remettre en cause ma propre conception.

« Je mesure chaque jour ce que je lui [àautrui] devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel.

[…]Les personnages […] constituent des points de vue possibles, qui ajoutent au point de vue réel del'observateur d'indispensables virtualités.

»Conclusion : Autrui semble bien être un élément nécessaire à notre constitution et à notre représentation et compréhension du monde.

Dès lors, vivre heureux dans la solitude ne paraît paspossible si l'on considère le bonheur avant tout comme une adéquation avec sa propre nature.

En effet, vivre totalement seuls nous empêcherait de nous réaliser pleinement en tantqu'homme et donc de réaliser notre nature puisque nous serions coupés du monde.

Dans ces conditions, nous ne serions pas heureux véritablement.. »

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