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"Plainte" de Charles Cros.

Publié le 08/09/2006

Extrait du document

Vrai sauvage égaré dans la ville de pierre,  À la clarté du gaz je végète et je meurs.  Mais vous vous y plaisez, et vos regards charmeurs  M’attirent à la mort, parisienne fière.  Je rêve de passer ma vie en quelque coin  Sous les bois verts ou sur les monts aromatiques,  En Orient, ou bien près du pôle, très loin,  Loin des journaux, de la cohue et des boutiques.  Mais vous aimez la foule et les éclats de voix,  Le bal de l’Opéra, le gaz et la réclame.  Moi, j’oublie, à vous voir, les rochers et les bois,  Je me tue à vouloir me civiliser l’âme.  Je m’ennuie à vous le dire si souvent :  Je mourrai, papillon brûlé, si cela dure...  Vous feriez bien pourtant, vos cheveux noirs au vent,  En clair peignoir ruché, sur un fond de verdure.

Dans la dernière strophe, l'emploi des modes et des temps est très révé-lateur de l'itinéraire du poète. On trouve, en effet, le présent de l'indicatif, temps de l'énonciation « je vous ennuie « (v. 13) et de la permanence avec celui de l'infinitif « vous le dire « (ibid.)1. Une hypothèse tragique est alors formulée au moment de l'énonciation (« si cela dure «, v. 14). Le futur de l'indicatif apparaît ensuite : je « mourrai « (v. 14) et ne laisse aucun doute sur l'échéance à venir (puisque l'indicatif est le mode du certain). La strophe s'achève enfin sur une hypothèse qui marque le regret : « vous feriez « (v. 15). Le conditionnel présent exprime ici le souhait du locuteur. Il aimerait que la femme aimée l'accompagne, vive dans un lieu moins artificiel que Paris. Mais, parce qu'il s'agit d'un irréel du présent*, ce conditionnel indique éga-lement le regret, la désillusion éprouvée par le poète lorsqu'il devine qu'elle ne le suivra pas, qu'elle ne quittera jamais sa ville. Cette dernière strophe contient donc tous les éléments de la plainte : constat de leur difficulté à être heureux ensemble en raison de goûts très différents, voire opposés, cer-titude de ne pas survivre (physiquement ou poétiquement) si rien ne change, assurance de ne jamais voir apparaître la moindre modification dans le carac-tère de la jeune femme, conviction qu'elle ne s'éloignera jamais des lumières et des plaisirs bruyants de Paris.

« partager les mêmes goûts.

La femme est tellement aimée qu'elle le pousse à accepter une mort qui s'approche : sesregards suffisent à l'« attire(r) à la mort ».

L'amour est si fort qu'il s'agit presque d'un suicide : « je me tue » (v.12).

Cette disparition lente se fait volontairement, il cherche seul à « vouloir (se) civiliser l'âme » (v.

12).

Ainsi, lacertitude exprimée par le futur de l'indicatif s'impose-t-elle : pour lui, pas de doute, il mourra parce qu'il ne voit pasvraiment comment cela pourrait ne pas durer.

L'hypothèse « si cela dure » est suivie de points de suspension pourexprimer à la fois une volonté de laisser envisager la suite inéluctable, pour tenter d'émouvoir la destinataire ou, plussimplement, parce que rien ne semble pouvoir mettre un terme à cette situation. TransitionCette « plainte » est bien celle d'un poète qui souffre d'une incompatibilité de goûts avec celle qu'il aime, mais querien ne peut sauver.

Son sacrifice paraît inéluctable et justifie donc le titre et la tonalité du texte. II.

Le poème exprime, en effet, une souffrance personnelle très clairement définie. 1.

Les quatre strophes d'alexandrins opposent clairement le poète malheureux, le « je » qui se plaint à sadestinataire, cause de tous ses maux, présentée ici par le « vous ».

La répartition des pronoms de première et dedeuxième personne est très révélatrice de la situation : le poète est en position de victime, souvent en tête de versmais jamais vraiment agissant (il rêve, meurt, oublie, ennuie la femme aimée).

Elle, en revanche, se retrouve aucentre du poème par un effet d'opposition : le texte débute par la présentation du poète mais s'achève sur le regretde voir que la jeune femme ne lui obéira pas, ne le suivra pas ; il montre sans cesse un « je » dont les rêves et lesdésirs se brisent sur ceux de l'autre, le « mais » est ici très fort et révèle une impossibilité de conciliation.

Le pointd'exclamation final donne de l'ampleur à cette découverte : il manifeste la réaction émotionnelle du locuteur quisouffre de ne jamais la voir vraiment sur « un fond de verdure ».

La plainte est portée par des sonorités agressivesdans la deuxième strophe, les sons « oin », « tique » marquent la difficulté de vivre dans l'univers urbain.

Mais cettesouffrance n'entraîne aucune révolte : le poème dresse un constat au présent, établit le bilan provisoire d'unitinéraire qui mène l'amant à sa perte sans qu'il cherche à l'éviter. 2.

Il n'existe, en effet, aucune échappatoire pour le poète.

Sa plainte provient de cette simple constatation : sesrêves sont inaccessibles.

La réalité est clairement exprimée ici, ancrée dans le modernisme contemporain de sacomposition : le gaz symbolise le monde parisien, la ville éclairée même la nuit, dont les plaisirs ne connaissent plusde limites nocturnes.

Il est synonyme de vie urbaine, de vie parisienne et met définitivement fin à toute velléiténaturelle ou sauvage.

Il s'oppose aux fantasmes du poète qui se construit une image idyllique du lieu où il pourraitvivre.

Il désire un éloignement géographique et humain.

Il s'appuie alors sur des clichés poétiques : l'Orient fait rêverles poètes du xixe siècle (Baudelaire et Nerval, notamment) pour qui il constitue un réservoir d'inspiration,d'aventures, une source poétique certaine.

Le pôle, en cours d'exploration, fait naître quelques poèmes (Leconte deLisle s'en inspire, par exemple).

Charles Cros reprend donc ici les lieux poétiques à la mode, modernes symbolesculturels du voyage, de la solitude heureuse, du bonheur des sens, du dépaysement.

C'est surtout par lesassociations surprenantes et si différentes pour un Français, que ces lieux sont chargés de connotations positives.Ils sont liés à la nature sauvage (aux « rochers », « aux bois verts »), aux parfums si importants à cette époque(les « monts » dont rêve le locuteur sont « aromatiques », v.

6) ; ils éloignent le Parisien des marques de lasurpopulation, de l'omniprésence de l'autre (les boutiques, la réclame, la foule, connotée péjorativement en « cohue» [v.

8] le rappellent).

En fait, cette plainte naît aussi de la nostalgie d'un coin de paradis : il désire vivre caché, «sous » les frondaisons protectrices (v.

6), mais également dans un univers qui propose et promet de la hauteur,matérielle et spirituelle sans doute ; « sur » les montagnes évoque peut-être ces sommets où l'on peut approcherdes divinités...

Ce « vrai sauvage » se voudrait un Adam, vivant en pleine harmonie avec son Ève nouvelle, moderne(elle est habillée d'un peignoir) mais encore naturelle, ce vêtement est « ruché ».

Cette ruche évoque à la fois ladentelle dont on orne ces habits et l'habitation naturelle des abeilles, reliant ainsi la jeune femme aux deux mondes.Le poète, en fait, regrette qu'elle ne joue pas un rôle unificateur entre lui et son rêve de nature, ses désirs d'amourheureux. 3.

Malheureusement, ce mythe du « sauvage » heureux, du couple indéfectiblement lié dans la nature, sansparasite, se brise sur les goûts de la jeune femme.

Elle aime, non le poète, mais la foule, le bruit ; elle se plaît, nondans la verdure, mais dans la « ville de pierre ».

En fait, leur opposition repose également sur des visions différentesde l'amour.

Le locuteur revivifie le cliché du regard « charmeur » qui envoûte, aliène l'autre.

Les yeux aimés «l'attirent à la mort » (v.

4), causent son malaise en l'obligeant à oublier la nature et, donc, à s'oublier lui-même (v.11).

Les rimes, d'abord embrassées, deviennent croisées à partir de la deuxième strophe, à partir du moment où ilprend conscience de ce qui les sépare.

Il est victime de lui-même aussi, puisque c'est en la regardant qu'il secondamne : « à vous voir », cause de son suicide, se trouve en effet particulièrement mis en valeur, entre virgules,sous l'accent, amplifiant le rythme saccadé et les coupes du vers 11 qui matérialisent ce tourment en proposant unrythme haché en crescendo (1-2-3-6).

La nature, à la fin du vers, pourtant plus abondante, est rejetée, mépriséeen raison des regards que les deux amoureux portent l'un sur l'autre.

Enfin, l'instantané final nous propose untableau idyllique de la femme aimée se détachant sur un « fond de verdure ».

Dernier cliché tentant de réunir lesdeux aspirations contradictoires du poète, ce dernier vers, marqué par un retour à la sérénité et à un rythmeéquilibré, nous propose une image de la femme naturelle.

S'abandonnant au vent, les cheveux dénoués, elle semble. »

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