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Pouvons-nous penser autrui autrement qu'à partir de nous-mêmes ?

Publié le 27/01/2004

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Le mur qui m'en sépare est infranchissable. Je suis seul, à la rigueur, à percevoir, sentir, penser ce que je perçois, sens, pense. Je suis même impénétrable à autrui, en ce double sens que, non seulement je suis insaisissable en mon for intérieur à autrui, mais que je suis incapable, quand je le voudrais, de m'ouvrir tout entier à autrui, ce qui est le drame de toute communication. A la fois, il n'est point de connaissance qui puisse forcer ce réduit et j'en suis moi-même prisonnier. Il en est de même pour moi à l'égard de tout autre homme, qui m'échappe en tant que conscience et sujet. S'ensuit-il que je ne puisse connaître autrui qu'indirectement par une connaissance médiate et discursive, c'est-à-dire par l'intermédiaire d'un raisonnement ou n'est-il pas possible de le connaître directement de façon intuitive ? § 3. La théorie de la connaissance indirecte d'autrui et le raisonnement par analogie Cette analyse de la conscience insulaire est, d'un point de vue absolu, incontestable et, d'être humain à être humain, il reste toujours de l'incommunicable. Découle-t-il de là que je ne puisse avoir d'autrui comme lui de moi qu'une connaissance indirecte ? C'est l'opinion du sens commun, qui s'accorde avec la thèse classique que je ne puis connaître autrui que d'après moi-même.

« § 4.

Examen de la théorie de la connaissance indirecte et présentation de la connaissance directe d'autrui Il n'est pas niable qu'il nous arrive de faire appel systématiquement au raisonnement par analogie pour expliquer la conduite d'autrui et que, même si ellen'atteint que le probable, cette connaissance indirecte peut être précieuse et souvent indispensable.

C 'est, par exemple, une partie importante d'uneinvestigation judiciaire.

M ais il s'agit de savoir si elle est le mode ordinaire de la connaissance d'autrui et si celle-ci peut être directe.

L'examen critique dela théorie ne consiste pas fondamentalement à savoir si la joie est toujours cause du rire.

Les vraies difficultés sont ailleurs.

C'est d'abord que cetteconnaissance d'autrui ne serait possible qu'une fois constituée la connaissance de notre moi.

O r la psychologie de l'enfant a mis hors de doute que le jeuneenfant débute par un syncrétisme, c'est-à-dire par un état primitif de confusion entre la conscience et ses objets.

Non seulement la conscience du moi restechez lui plus longtemps confuse que celle du non-moi, mais ce qui l'intéresse au premier chef, dans le non-moi, c'est l'existence des autres dont dépendentimmédiatement pour lui tout bien et tout mal.

Comme dit Martin Buber, «le premier groupe Je-Tu se décompose bien en un Je et en un Tu, mais il n'est pasné de leur assemblage, il est antérieur au Je».

C'est ce que confirme l'ethnologie, qui établit que, dans les sociétés les moins évoluées, la conscienceindividuelle de chaque membre du corps social se dégage difficilement de la conscience collective.

Dans le développement de tout être, au sein d'une viepsychique initialement indifférenciée, se détachent et se séparent les expériences psychiques qui font partie de nous-mêmes et celles qui appartiennentaux autres.Mais la critique essentielle est que cette connaissance d'autrui par raisonnement ne répond pas du tout à ce que révèle l'observation de l'expérience saisiedans toute son ampleur et tout son sens.

C 'est ce qu'a montré la phénoménologie.

L'expression du comportement d'autrui nous renseigne immédiatementsur sa signification psychique.

« Il ne faut pas dire, écrit M erleau-Ponty, que seuls, les signes de la colère ou de l'amour sont donnés au spectateurétranger, et qu'autrui est saisi indirectement, et par une interprétation de ces signes.

Il faut dire qu'autrui m'est donné avec évidence comme comportement», c'est-à-dire comme une conduite qui en tant que telle manifeste son sens.

C'est ainsi que nous percevons les mimiques, les intonations et lesmodulations de la voix, les gestes.

Les gestes ne sont pas des mouvements, mais des comportements.

«Le geste ne fait pas penser à la colère, il est lacolère même.» La saisie intuitive par le très jeune enfant de l'expression d'autrui et de son sens est un fait qu'on ne peut guère contester.Il connaît sa mère par le sourire, lit la colère sur son visage ou sur celui de son père comme dans le ton de leur voix.La connaissance de moi-même n'est pas conscience d'une vie intérieure séparée, à partir de laquelle le comportement de mon corps prendrait senssecondairement.

M ais ma compréhension d'autrui ne va pas non plus de l'observation objective de son corps à sa vie intérieure par le détour compliqué dela connaissance que j'ai de moi.

Le comportement de mon corps ne m'est que grossièrement connu et «mon visage, dit le psychologue allemand Lipps, n'estobjet que d'un savoir indéterminé, alors que je découvre les moindres tressaillements d'une physionomie étrangère ».Certes, cette connaissance immédiate de l'expression est sujette à l'erreur comme la perception en général.

Nous nous trompons souvent sur cesintentions et souvent aussi les autres nous trompent, qui jouent des comportements, et ce que dit Rousseau, que la parole a été donnée à l'homme pourdéguiser sa pensée, vaut aussi pour ses conduites.

Mais ce n'est pas la question, car le raisonnement par analogie est sujet aux mêmes erreurs. § 5.

Le corps propre comme médiation entre moi et autrui Ce qui nous fait résister à cette idée d'une connaissance directe d'autrui, c'est une fausse conception de notre corps et du corps d'autrui, que nousenvisageons d'un point de vue objectif et scientifique, alors qu'il s'agit en quelque sorte d'un troisième genre qui vient s'insérer entre le pur sujet et le purobjet.

Ma conscience est inhérente à mon corps et à mon monde, comme est inhérente au corps d'autrui et à son monde sa propre conscience.

M a colère estune totalité, à la fois comportement physiologique et mental, et je la perçois comme un tout.

Ma conscience a un corps.

Ce corps propre, selon l'expressionde Merleau-Ponty, saisi comme centre de perception et d'action, m'ouvre l'accès à autrui, car le corps d'autrui comme le mien est signifiant.Si l'on a ainsi ressaisi la totalité de l'être humain au lieu de détacher la conscience du corps, on comprend du même coupqu'il ne faut pas décomposer l'unité d'un phénomène d'expression.

«L'intelligibilité immédiate de la physionomie humaine,ajoute Raymond A ron, représente et confirme que l'interprétation d'un élément, par exemple de tel trait du visage, n'estpossible que par l'unité totale de l'être humain.» On aboutit à la conclusion que si j'ai beaucoup plus de données sur moique sur autrui, la différence n'est que de degré et qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre la connaissance de soiet la connaissance d'autrui.

C omme dit Nietzsche, « chacun est pour soi-même l'être le plus distant ».

Il ne faut passous-estimer les difficultés de la connaissance de soi, il ne faut pas surestimer celles qui concernent la connaissanced'autrui.

Elles ne cessent de s'approfondir réciproquement selon un cycle ou une dialectique, comme on voudra dire, quin'a pas de fin. Autre sujet : Autrui est-il le médiateur entre moi et moi-même ? Sous la forme affirmative, c'est la formule textuelle par laquelle Sartre, dans L'Être et le Néant (3e partie, ch.

I, I), pose que la présence d'autrui estessentielle à la prise de conscience de soi.

Il en fait la démonstration par l'analyse de la honte.

J'ai honte de moi tel que j'apparais à autrui, par exemple sije suis surpris à faire un geste maladroit ou vulgaire.

La honte dans sa structure première est honte devant quelqu'un.

Elle est immédiate, non réflexive.

Lahonte est un frisson immédiat qui me parcourt de la têteaux pieds sans préparation discursive.

L'apparition d'autrui déclenche aussitôt en moi un jugement sur moi-même comme objet, car c'est comme objetqui j'apparais à autrui.

La honte est, par nature, reconnaissance.

Je reconnais que je suis comme autrui me voit.

La honte est honte de soi devant autrui ;ces deux structures sont inséparables.

A insi j'ai besoin d'autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être.

A utrui, c'est l'autre, c'est-à-dire lemoi qui n'est pas moi et que je ne suis pas.

La présence d'autrui explicite le «Je suis je» et le médiateur, c'est-à-dire l'intermédiaire actif, l'autre consciencequi s'oppose à ma conscience, c'est l'autre.

Le fait premier est la pluralité des consciences, qui se réalise sous la forme d'une double et réciproque relationd'exclusion : je ne suis pas autrui et autrui n'est pas moi.

C'est par le fait même d'être moi que j'exclus l'autre comme l'autre est ce qui m'exclut en étantsoi.Avec la honte nous sommes en présence d'un de ces exemples-types, qui, comme nous l'avons dit', font preuve.

La même analyse pourrait être faite,comme Sartre lui-même le suggère, sur la fierté ou l'orgueil, et ce serait un bon exercice pour le lecteur de la tenter.

Sur cette médiation entre moi et moipar l'autre, Sartre se reconnaît tributaire de Hegel, qui a montré, dans la Phénoménologie de l'Esprit, que la lutte pour la reconnaissance doit avoir pouraboutissement cette certitude : je suis un être pour soi qui n'est pour soi que par un autre.

L'intérêt de la formule de Sartre, c'est qu'elle pose le problèmed'autrui en deçà, en quelque sorte, de la question de la connaissance de soi et qu'elle en apparaît comme le fondement.. »

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