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Le Préjugé Dans La Nouvelle Héloïse

Publié le 30/09/2010

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Introduction :

 

Julie ou la Nouvelle Héloïse, de Jean-Jacques Rousseau apparaît comme un condensé de ses différents discours et traités philosophiques. A travers ce roman épistolaire, Rousseau expose à ses lecteurs, grâce à la fiction, ses différentes pensées autour de l’éducation, de la société. Ainsi, malgré le choix d’un registre assez frivole, d’une littérature de femmes, comme l’on se plaisait à penser au XVIIIème siècle, le philosophe propose un véritable traité philosophique, parcourant de multiples thématiques.

Basant sa fiction dans un modèle social semblable à celui dans lequel il évolue, Rousseau s’efforce d’en critiquer certains aspects aliénants et en profite pour tenter de valider sa vision du modèle social parfait. Il établit une dialectique, tout au long de son œuvre, se servant de la société qu’il décrit pour valider celle de Clarens, matérialisation de l’idéal de société primitive qu’il nourrit.

Ainsi il en critique certains aspects, comme la tyrannie infligée à l’état de nature par les codes sociaux et les préjugés. Rousseau accorde une large place, dans son roman, à cette notion de préjugé. Ce sont les véritables outils de la dénaturalisation de l’homme par la société. Dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, on peut s’interroger sur la fonction que donne Rousseau aux préjugés dans sa dialectique entre la société et son idéal d’état de nature. Peut-on supposer que les préjugés vont êtres utilisés comme critique du modèle social et moteur de la réflexion du philosophe ? Si cette notion est véritablement ancrée dans la pensée roussélienne, du fait d’expériences personnelles, elle occupe aussi, dans le roman, une large place, illustrant la pression sociale pesant sur les personnages et dénonçant, par sa présence même une société antinaturelle. Néanmoins, c’est grâce aux préjugés qu’il dénonce que Rousseau va pouvoir exposer son idéal de modèle social et de relations entre les individus. En effet, véritable moteur de l’œuvre, le préjugé va amener les personnages à devoir, pour se libérer de la pression sociale, recréer un modèle d’homme naturel évoluant dans une société originelle et pure.

 

I/ Le Préjugé

 

a) Définition du préjugé par Voltaire

 

Le préjugé est une notion abstraite qui mérite bien qu’on la définisse. La définition que Voltaire en donne dans son dictionnaire philosophique est d’autant plus intéressante qu’elle est contemporaine à Julie ou la nouvelle Héloïse de Rousseau, publiée trois ans auparavant. Voltaire donne une définition fournie du préjugé dans son article.

« Le préjugé est une opinion sans jugement. Ainsi dans toute la terre on inspire aux enfants toutes les opinions qu’on veut, avant qu’ils puissent juger.

Il y a des préjugés universels, nécessaires, et qui font la vertu même. Par tout pays on apprend aux enfants à reconnaître un Dieu rémunérateur et vengeur; à respecter, à aimer leur père et leur mère; à regarder le larcin comme un crime, le mensonge intéressé comme un vice, avant qu’ils puissent deviner ce que c’est qu’un vice et une vertu.

Il y a donc de très bons préjugés; ce sont ceux que le jugement ratifie quand on raisonne.

Sentiment n’est pas simple préjugé; c’est quelque chose de bien plus fort. Une mère n’aime pas son fils parce qu’on lui dit qu’il le faut aimer, elle le chérit heureusement malgré elle. Ce n’est point par préjugé que vous courez au secours d’un enfant inconnu prêt à tomber dans un précipice, ou à être dévoré par une bête.

Mais c’est par préjugé que vous respecterez un homme revêtu de certains habits, marchant gravement, parlant de même. Vos parents vous ont dit que vous deviez vous incliner devant cet homme; vous le respectez avant de savoir s’il mérite vos respects: vous croissez en âge et en connaissances; vous vous apercevez que cet homme est un charlatan pétri d’orgueil, d’intérêt et d’artifice; vous méprisez ce que vous révériez, et le préjugé cède au jugement. Vous avez cru par préjugé les fables dont on a bercé votre enfance; on vous a dit que les Titans firent la guerre aux dieux, et que Vénus fut amoureuse d’Adonis; vous prenez à douze ans ces fables pour des vérités; vous les regardez à vingt ans comme des allégories ingénieuses. « 

Voltaire distingue quatre types de préjugés ; les préjugés physiques, historiques, religieux et de sens. Ainsi, il explique que l’on peut nourrir des préjugés sur certains objets alors que nos propres sens nous trompent. Il prend l’exemple du miroir, que nous voyons et imaginons comme une surface très lisse alors qu’elle est « raboteuse «. En ce qui est des préjugés physiques il convoque l’utilisation des anguilles dans le traitement de la paralysie ; les anguilles étant vives, certains pensaient qu’elles pourraient être un remède à cette maladie. Il explique ensuite, concernant les préjugés historiques, que le mythe de Romulus et Remus est très contestable et pour le moins  peu réaliste. Voltaire évoque enfin les préjugés religieux et explique en quoi il est très difficile de s’élever contre eux ; ils sont en effet inculqués dès le plus jeune âge par la nourrice, puis par le précepteur et arrivé à l’âge où l’esprit pourraient remettre en cause ces préjugés, la moindre remise en question de ceux-ci, selon Voltaire, provoque la fureur de la société, du voisinage.

Ainsi, nous pouvons retenir que pour Voltaire, et dans cette définition du XVIIIème siècle, le préjugé est une opinion sans jugement, inculquée à une personne par un tiers. Notre époque donne une connotation plutôt péjorative à ce terme, pourtant, Voltaire explique que certains préjugés sont bénéfiques et font la vertu. Ainsi, on peut inspirer aux enfants ce qu’est le vice et ce qu’est la vertu, alors qu’ils n’en ont, et bien heureusement, pas encore fait l’expérience. Le préjugé, toujours selon Voltaire, appelle la ratification ; il installe une opinion première, une base de découverte qui nécessite forcément une réflexion ultérieure pour être, ou non, validée.

 

b) L’expérience personnelle de Rousseau

 

Jean Jacques Rousseau a été personnellement confronté aux préjugés et à la pression sociale. Lorsqu’il vivait aux Charmettes, chez Mme de Warens, femme qu’il appela Maman  par la suite, il a vécu une expérience similaire à celle de Julie, dans Julie ou la Nouvelle Héloïse. En effet, cette femme qui a assuré son éducation spirituelle, intellectuelle a aussi été sa maîtresse. Cette relation allait, bien entendu, à l’encontre des règles sociales, en ce que cette femme était son aînée de 13 ans, sa tutrice et en quelques sortes sa préceptrice.

Ainsi, on peut penser que c’est cette relation ambigüe avec Mme de Warrens, qui a initié Rousseau aux troubles portés par la pression sociale, la pression des mœurs. On peut aussi voir dans ce roman une transposition de l’expérience personnelle de Rousseau, de sa passion en désaccord avec les principes sociaux.

De plus, on retrouve dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, notamment avec la description que Saint Preux fait de l’organisation sociale et de l’économie de Clarens un idéal de société nourrit par Rousseau. Le philosophe a été personnellement confronté à plusieurs situations, en tant qu’observateur ou acteur, qui ont fait germer, dans son esprit, une pensée politique et philosophique propre. Il raconte en effet, dans Les Confessions, l’histoire d’un homme oppressé par la société, et obligé de cacher ses biens : « Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. […] de fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple contre les oppresseurs. Cet homme quoiqu’aisé n’osait pas manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. «  Telle fût la première expérience de Rousseau de la pression sociale et de la tyrannie imposé à l’état de nature par les codes sociaux.

On peut penser que ces différentes expériences ont influencé Rousseau dans sa philosophie sociale, politique et dans l’écriture de Julie ou la Nouvelle Héloïse.

 

c) Opposition entre l’état de nature et les présupposés sociaux chez Rousseau

 

La notion d’état de nature est à la fois centrale et problématique dans la pensée de Rousseau, comme dans celle des Lumières. Il faut, afin de pouvoir la mettre en opposition aux présupposés sociaux, la définir et comprendre comment Jean-Jacques Rousseau appréhendait cette notion. DELOND définit la notion rousseauiste en ces termes : «  L’expression état de nature renvoie concurremment au pur ou bien au véritable état de nature stricto sensu dans lequel l’être humain vit totalement seul, sans que l’accouplement du mâle et de la femelle débouche sur la formation d’un couple stable, et à l’état sauvage où les hommes se sont rassemblés et paraissent avoir trouvé un nouvel équilibre, ou même à l’âge des cabanes qui voit se développer la sociabilité « . 

 

Si cette définition n’éclaircie bien évidemment pas la globalité du concept d’état de nature, elle en jette les bases. Ainsi, l’état de nature, chez Rousseau, est l’état dans lequel l’homme vit seul, indépendant de toute organisation sociale, et donc, à fortiori, de toute pressions et de tous préjugés sociaux. La cellule familiale, fondement et condition sine qua non de la pérennité d’une structure sociale, n’a aucune justification dans l’état de nature. Bien entendu, Rousseau n’est pas dupe et sait que le pur état de nature n’a probablement jamais existé et ne pourra jamais advenir. Sa visée est plus modeste et plus réaliste ; il pense une évolution pouvant concilier nature et histoire, liberté et société. La nature constitue pour Rousseau une référence pour critiquer la société et dénoncer le progrès, fondé sur l’inégalité et l’ambition individuelle. Ainsi, en plaçant sur un piédestal ce concept d’état de nature, Rousseau cherche, en prenant le pur, à dénoncer le souillé, la société dénaturée. Le mensonge apparaît comme un produit social, opposé à la vérité naturelle. Une sorte de manichéisme s’installe. Dans l’état nature, l’homme, vivant seul, ne peut nourrir de préjugé et doit, par lui-même et au prix d’efforts de recherches personnelles, se constituer une base d’expériences individuelles afin de fonder son jugement propre. Ainsi, il peut vivre selon son état primitif, sans souci d’aucune convenance que la sienne propre. Pour Rousseau, cette idée apparaît comme garante de la pureté de l’âme, en ce que l’homme vit au plus près d’une sorte de pureté originelle qui suffit à justifier et pardonner des faits que la société qualifierait de pêché, mais qui n’en sont pas. 

Le véritable affront fait à la nature humaine, selon la pensée rousseauiste, est de la dénaturer en lui imposant des présupposés obscurs, répondants à un code de convenance étranger à tout état primitif. L’homme doit vivre selon son état premier, originel et non selon un modèle social, créé de toute pièce pour assurer la pérennité de l’entreprise de progression de la société, le terme progression visant, bien entendu, un plan technique et technologique. A ce sujet, Rousseau explique qu’avec ce progrès, ce sont les désirs qui augmentent de manière proportionnelle. Ainsi, plus la société progresse en techniques, plus l’homme découvre de nouveaux désirs, parfois totalement étrangers avec ceux qu’aurait nourris l’homme primitif. La société remodèle donc l’homme, rend l’individu étranger à sa nature originelle afin de tendre au progrès collectif. Pour ce faire, il faut que l’homme accepte et ingère certaines valeurs et notions indispensables à l’établissement de la société, comme la cellule familiale. Sans ces valeurs, la société ne peut tendre à la pérennité. La modification profonde de la nature humaine est donc un enjeu primordial. Afin de transmettre ces valeurs, des préjugés sont inculqués, des présupposés sociaux indiquant, parfois de manières si solide qu’on ne peut que très difficilement les remettre en question, ce qui correspond aux idéaux sociaux et ce qui relève du pêché ou de l’impensable. Le préjugé apparaît donc comme un des outils de la dénaturalisation de l’homme, en opposition fondamentale avec l’état primitif de l’individu.

Rousseau développe cette opposition dans ses écrits, en plaçant, notamment dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, le préjugé en obstacle à l’accomplissement de l’idéal naturel de l’homme et de relation pure et primitive. Il va peindre le dépassement des présupposés sociaux et l’accession à l’état de nature comme triomphe de la nature humaine sur la structure artificielle et aliénante de l’organisation sociale.

 

 

II/ Les présupposés sociaux dans la Nouvelle Héloïse 

 

a) Fonction du préjugé dans l’œuvre et dans la société

 

Le préjugé, dans la Nouvelle Héloïse revêt plusieurs fonctions. En effet, si sa première fonction est éducative, nous verrons qu’il est aussi garant de la Prudence  et de la pérennité des valeurs fondamentales de l’organisation sociale ; il est obstacle et moteur de l’œuvre.

Comme l’affirme Voltaire dans son article du dictionnaire philosophique, le préjugé est « une opinion sans jugement « appelant ratification. Ainsi, le préjugé participe de l’éducation des enfants en ce qu’il permet de leur inculquer certaines notions dont ils ne peuvent avoir aucune expérience.

Avant d’aborder l’aspect d’obstacle que peut revêtir le préjugé dans l’œuvre de Rousseau, il est intéressant de voir quel rôle le philosophe lui donne dans l’éducation des enfants. En effet, le préjugé, dans le système social, et selon la définition que Voltaire en donne, est une base éducative universelle, il permet à l’enfant de se fonder un jugement sans avoir d’expérience personnelle, jugement qu’il ratifiera, ou non, par la suite. Dans la lettre VI de la première partie, de Julie à Claire, Julie explique en quoi la bonne, Mme Chaillot était peu prudente dans ses enseignements. Ainsi, Julie semble elle-même véhiculer ce concept de prudence dans l’éducation des enfants, et adhérer au fait qu’il est nécessaire d’inculquer des préjugés, notamment en ce qui concerne la sexualité et l’amour, aux enfants afin qu’ils correspondent aux critères que la société détermine. 

Dans le chapitre Education Sexuelle de l’Emile, Rousseau explique en quoi il serait dangereux de mentir à un enfant en ce qui concerne la sexualité ; en effet, l’enfant, conscient qu’on lui cache quelque chose, verra sa curiosité excitée et non pas étouffée et cherchera à être initié.  Il explique qu’en « parlant simplement de tout, on ne lui laisse pas soupçonner qu’il reste rien de plus à lui dire « . Ainsi, Mme Chaillot, présente une certaine similitude dans sa vision pédagogique avec le précepteur de l’Emile. Pourtant, si la bonne de Julie et Claire les « instruisait de milles choses que des jeunes filles se passeraient bien de savoir «  n’était –ce pas dans ce but de les en préserver ? C’est en tous cas le parti que défend Claire dans sa réponse, elle explique à Julie en quoi la bonne était la seule à véritablement pouvoir les préserver des dangers qu’elle leur avait exposé. Néanmoins, l’avis de Julie est intéressant en ce qu’il montre bien qu’elle aussi, malgré l’éducation de Mme Chaillot, est soumise à des préjugés et à des présupposés sociaux. En effet, elle évoque la notion de Prudence, notion faisant allusion aux précautions que l’on doit utiliser lors de l’institution des jeunes filles concernant les choses de l’amour et, a fortiori, de sexualité.

Le préjugé a donc une valeur éducative, il permet un jugement premier, amenant, si ce n’est le débat ou la mise en question, l’approfondissement de son opinion première. Ainsi, Julie ne connaît l’amour qu’à travers les phrases galantes de Mme Chaillot et les préjugés de conduite qu’on lui inculque.

S’il a une valeur éducative certaine, le préjugé est aussi un obstacle dans l’œuvre. En effet, institué afin de garantir les bonnes mœurs, les valeurs fondamentales du système social, il va brider Julie dans son aventure amoureuse. C’est bien à cause des présupposés sociaux qu’elle ne pourra pas, dans un premier temps, vivre son amour avec Saint Preux.

Mais paradoxalement, le préjugé est moteur de l’œuvre. Il est évident que sans ces préjugés, évoluant dans un état de nature, dans une société primitive, Julie et Saint Preux se seraient unis sans le moindre problème, et s’en eut été fait de l’œuvre. Ainsi, c’est le préjugé, obstacle à la réalisation de la volonté des personnages qui porte l’œuvre et amène finalement au dénouement que l’on sait.

Nous distinguons donc, dans Julie ou la Nouvelle Héloïse trois fonctions importantes du préjugé, il a une vocation pédagogique, en ce qu’il joue un rôle important dans l’éducation de Julie et Claire, une fonction préservative, en ce qu’il est le garant de la sauvegarde des bonnes mœurs et donc, du bon fonctionnement de la société, il est obstacle, et entraine donc, à l’image d’un moteur, la fiction.

 

b) Julie et la pression sociale

 

Nous voyons donc que le personnage de Julie est concerné par la notion de préjugé, en ce qu’ils forment une des bases de son éducation et qu’ils influent, dans la première partie de l’œuvre en tous cas, sur son mode de pensée, sur son souci du paraitre. De fait, Julie, lorsqu’elle embrasse Saint Preux derrière un bosquet ne semble pas concernée par ces interdits sociaux, néanmoins, si les préjugés n’influent pas directement sur ses actes, ils conditionnent son souci du paraître. En effet, bien qu’elle ait embrassé Saint Preux, elle ne peut se résoudre à assumer son geste pleinement, de crainte du tord qu’elle pourrait se causer, à elle, mais surtout à ses parents. La pression sociale est telle, que si la société venait à apprendre son geste, elle serait, pense t –elle, stigmatisée et son déshonneur éclabousserait immédiatement sa famille. Ainsi, dans la seconde partie de l’œuvre, lorsque Milord Edouard propose à Julie et son amant des terres en Angleterre, celle-ci refuse en expliquant qu’elle ne pourrait assumer de déshonorer sa famille, dans la lettre VI, elle écrit qu’elle « abandonnerait ceux par qui [elle] respire «, et qu’elle « livrerait leurs derniers jours à la honte, aux regrets, aux pleurs «. 

 

De plus, toujours dans la seconde partie, Julie évoque cette pression sociale, dans la lettre VII, elle évoque « la tyrannie des bienséances « et le souci des apparences. Elle explique que ces bienséances force l’individu à refreiner ses inclination. Julie explique la nécessité, « dans la force des passions « de ne rien montrer, d’être « insensible « et de devoir « être fausse «. Ainsi, nous voyons bien qu’elle a parfaitement conscience des préjugés et règles de bienséances qui régissent la société et qu’elle n’imagine aller à leur encontre. Elle explique, dans l’œuvre qu’elle a été « élevée dans des maximes si sévères que l’amour le plus pur [lui] paraissait le comble du déshonneur «. Cette rétrospective indique que Julie a conscience de l’influence qu’elle a subi, et de ce que la pression de la société a réussit à lui faire croire. BOMPIANI écrit que Julie serait promise à un bonheur immédiat « si les règles sociales ne lui imposaient pas le respect de conventions étrangères à la loi naturelle « . Julie est donc, et elle en est consciente, soumise à la pression de la société.

c) Une société antinaturelle

 

Dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, Rousseau ne nous présente pas seulement une société à l’opposé de son idéal de société primitive et naturelle, mais aussi, un système qui s’oppose fermement à cet idéal et qui parfois même, le condamne. Ainsi, si la société que critique Rousseau  ne peut certes pas, supprimer la nature, elle tente de minimiser sa place, d’aliéner l’individu afin de le mener le plus loin possible de son état premier. Cette société est antinaturelle en ce qu’elle refuse de façon virulente tous les principes naturels et condamne fermement la majorité des instincts primitifs de l’homme. 

Ainsi, si Julie elle-même, pétrie de préjugés, tente dans un premier temps de nier ses passions, c’est la société, incarnée par la figure du père, qui réagit le plus violemment. Comme nous l’avons vu précédemment, le personnage de Julie subit une grande pression sociale, elle doit se plier aux codes et valeurs fondamentales. Une des raisons principales de cette pression est le fondement même de ce système ; le rejet des instincts et passions primitives. En effet, l’avènement de ce système, ayant notamment pour but, le progrès technique collectif, ne saurait advenir sans une structuration et un contrôle complet des individus. Ainsi, la solitude de l’individu dont parle Rousseau dans la seconde partie de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes est un obstacle à la réalisation du système social qu’il critique, il y explique comment cette solitude à été rompue : «  dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans laquelle on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons « . On réalise ainsi un des points de départ du rejet de la nature dans la société, qui peu à peu deviendra un véritable système antinaturel, non par conviction, mais par besoin. C’est ce système social que Rousseau institue comme base pour la Nouvelle Héloïse. La nécessité de protéger ce système impose à chacun d’adhérer à certains principes et codes, eux aussi antinaturels. C’est l’expression de ce besoin de sauvegarde des principes fondamentaux de la société qui apparaît le plus dans l’œuvre de Rousseau. Ainsi, Julie ne peut se comporter selon ses inclinations ou passions primitive, sous peine de remettre en question le modèle lui-même. Le père apparaît  comme l’incarnation de la prudence sociale, et veille à faire respecter, au sein de sa propre cellule familiale, les valeurs fondamentales. Starobinski nous explique que Rousseau décrit une société « négatrice de la nature (de l’ordre naturel) « et que, selon Rousseau, « la culture établie nie la nature « . C’est ce rôle qui est attribué à M. d’Etanges, qui, constamment, fait valoir, sur les passions primitives, les codes sociaux et sa notion d’honneur, conditionnée par la société et ses préjugés. Ainsi, dans la lettre LXII, de la première partie, dans laquelle Claire décrit à Julie la discussion entre M. d’Etanges et Milord Edouard, le père de Julie s’oppose de manière virulente à l’idée de marier sa fille à Saint Preux et se justifie en convoquant sa notion de l’honneur et des préjugés, Milord Edouard lui dit même, pour terminer sa démonstration sur la valeur de l’amant de Julie : « En un mot, si vous préférez la raison au préjugé, et si vous aimez mieux votre fille que vos titres, c’est à lui que vous la donnerez« . 

Néanmoins, M. d’Etanges ne peut se résoudre à aller à l’encontre des principes et des codes régissant la Noblesse à laquelle il se vante d’appartenir. Les passions de Julie, aussi pures -en ce qu’elles sont à peu près dénuées des préjugés et considérations sociales-, soient-elles n’ont que très peu de poids aux yeux de son père face à l’honneur et ses codes. Il tente de dénaturer la vie de sa fille afin de garder l’honneur sauf et de rester dans les limites fixées par la société. Il est l’outil de la dénaturalisation de la société, produit des préjugés éducatifs, façonné par les principes fondamentaux de la société.

Rousseau, dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, nous peint une société antinaturelle, lutant sans cesse, pour sa propre sauvegarde, contre chacune des manifestations des passions primitives et de l’état originel de l’Homme. Il nous montre un système dans lequel la valeur de l’Homme est évaluée à sa faculté de s’adapter à des préjugés et principes contre-nature et à sa virulence dans la lutte contre la nature et les instincts. 

Cette société, illustrée par M. d’Etanges, ne pouvant pas supprimer ces passions et élans primitif, tâche de les tyranniser et des les minimiser, d’en faire des péchés, des actes presque infâmes et de faire passer pour conventionnel ce qui est tout à fait contrenature.

III/ La transparence par le retour à l’état de nature

 

a) La mise en valeur de la société primitive

 

Dans Julie ou la Nouvelle Héloïse, après l’épisode du bosquet et le baiser, Saint Preux doit s’éloigner de Julie, il part donc en voyage, nous nous intéresserons particulièrement à ses séjours dans le Valais et à Paris. Ces deux voyages sont motivés par un désir de substitution ; il doit trouver à son esprit et à son cœur un autre objet que Julie. 

Saint Preux va faire le récit de ces deux voyages dans ses lettres et décrire les sociétés, les habitudes et les hommes qu’il va rencontrer. A travers ces descriptions, c’est l’idéal de société nourrit par Saint Preux, et donc par Rousseau qui va s’exprimer. Saint Preux devient, en quelques sortes, le porte parole du philosophe.

Le premier voyage, dans le pays du Valais, est donc perçu comme un exil ordonné par Julie après le baiser qu’elle accorde à Saint Preux dans un bosquet. Dans la lettre XVI de la Seconde Partie, Saint Preux expose les méthodes qu’il va employer afin de découvrir et étudier les sociétés et population. Il affirme qu’il souhaite aller « dans les provinces reculées, où les habitants ont encore leurs inclinations naturelles «. Il apparaît bien que Saint Preux souhaite s’intéresser aux hommes qui sont le moins loin de leur état premier, de l’état de nature. Il dit vouloir juger les « vrais effets de la société « et déterminer si elle purifie ou non les mœurs. Il se demande ensuite si le mal est attribuable à la coutume, la société, ou à l’homme.

Parlant de Paris, et plus particulièrement des diners priés, Saint Preux explique que « tout est compassé, mesuré, pesé, dans ce qu’ils appellent des procédés « et, citant les convives de ces diners, qu’il « faut faire comme les autres «, « c’est la première maxime de la sagesse du pays. Cela se fait, cela ne se fait pas : voilà la décision suprême « . Lorsqu’il arrive à la conclusion de sa lettre, Saint Preux décrit son état d’esprit, pendant son séjour parisien, il se sent « confus, humilié, consterné de voir en [lui] dégrader la nature de l’homme «.

Le ton de cette lettre contraste totalement avec celui que l’on peut trouver dans une correspondance précédente, lorsque Saint Preux était en Pays de Valais. Dans cette lettre, alors qu’il explique à Julie qu’il ne compte pas lui faire un compte rendu détaillé de son voyage, Saint Preux décrit d’abord les paysages naturels puis le commerce qu’il entretient avec les habitants de la région. Saint Preux évoque tour à tour la « douceur des mœurs «, la simplicité, l’égalité dans l’humeur de ce peuple retiré et heureux. Il s’attache principalement à l’organisation sociale et au caractère désintéressé de ses hôtes qu’il prend comme modèle, à l’inverse de ses fréquentations parisiennes. Il explique que l’argent, un des signes caractéristique de l’organisation sociale, est très rare dans cette région, pour la simple raison que « les denrées y sont abondantes sans aucun débouché au dehors, sans consommation de luxe au-dedans, et sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux «. Saint Preux explique que « si jamais ils ont plus d’argent, ils seront infailliblement plus pauvres : ils ont la sagesse de le sentir, et qu’il y a dans le pays des mines d’or qu’il n’est pas permis d’exploiter « . Saint Preux dresse un portrait si enthousiaste et édifiant des hommes habitant cette région qu’il les idéalise presque.

Cet idéal d’organisation sociale, pure et sauve de toute considération nuisible ou de préjugé ressemble fort à celui que l’on peut trouver dans certaines œuvres de Rousseau, et notamment dans la Seconde Partie de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes où il décrit l’évolution sociale qui a amené l’homme à la société contemporaine de Rousseau et où il dresse, en parallèle, ce qu’aurait du être cette évolution.

Saint Preux met donc en valeur une société et des hommes, qu’il avoue vouloir prendre en exemple, saufs de tous préjugés sociaux et qui vivent selon une sorte d’organisation naturelle et primitive bien qu’adaptée à leur époque. Il fait en quelque sorte une apologie de ce modèle social et en profite pour dénoncer le souci du paraître de la société parisienne dans laquelle chaque individu vit en dehors de lui-même, gouverné par l’importance du regard des autres et des préjugés sociaux.

 

b) La transparence des âmes : victoire de l’homme naturel

 

Julie, comme nous l’avons précédemment établi, évolue dans une société antinaturelle et est soumise à une pression sociale. Elle a été, bien que préservée grâce à Mme Chaillot, élevée selon certains préjugés, gardiens des valeurs sociales. Julie est donc, au départ, soumise à la société et façonnée par celle-ci. Elle n’a pas le courage d’aller à l’encontre  du chemin qu’on lui impose et nourrit elle-même certaines notions aliénantes comme l’honneur de sa famille. C’est ce contexte qui créé son malheur.

Néanmoins, au fil du roman, Julie va réussir à entrer en résistance à cette société. Elle va devenir le noyau d’une cellule d’êtres transparents les uns pour les autres, épurés de tous préjugés et de tous souci du paraitre. Rousseau, dans une lettre à Mme de la Tour écrit : « Si j’imagine bien les cœurs de Julie et de Claire, ils étaient transparents l’un pour l’autre « . A ce sujet, Jean Starobinski écrit que les deux amis constituent « la zone de transparence centrale autour de laquelle viendra peu à peu se cristalliser une société très intime  «. En effet, Julie et Claire n’ont pas de secrets, et quand bien même elles ne se diraient pas certaines choses, elles sont tellement transparentes l’une pour l’autre que ce non dit ne tiendrait pas longtemps. D’ailleurs, Starobinski le souligne, cet imaginaire de la clarté est présent dès le début de l’œuvre avec des noms symboliques comme Claire et Clarens, et la présence du lac. Comme l’explique le critique, chaque nouveau personnage viendra se greffer sur cette première cellule de transparence et les enfants que Julie aura avec M. de Wolmar, eux non plus n’auront pas de secrets pour leurs parents. 

Cette transparence des âmes sert même de justification à Rousseau, qui explique que si ses personnages ont tous un style semblable, c’est qu’ils profitent d’une parfaite communication des âmes.

Ainsi, la transparence des âmes des différents personnages composant la communauté vivant à Clarens entre en opposition avec la société parisienne décrite par Saint Preux en ce qu’elle est totalement transparente, et en ce qu’elle n’incite à aucun mensonge. 

En effet, dénuée de préjugé, cette société n’oblige pas les individus à jouer de l’image qu’ils reflètent et à se soucier du paraitre. Ainsi, on peut y vivre selon la nature. C’est cette transparence des âmes qui rend ce système possible et qui amène au triomphe de l’homme naturel. Cette cellule de transparence, avènement de l’homme naturel, conduit, dans l’œuvre au triomphe de l’idéal social de Rousseau, démontré par la microsociété de Clarens.

 

c) L’accomplissement et le triomphe de l’idéal de vie cher à Rousseau

 

Les personnages, étant transparents les uns pour les autres, libérés du poids des préjugés, des conventions sociales, ils s’établissent à Clarens pour y former une communauté, une société dans la société. C’est M. de Wolmar lui-même, qui, dans la lettre IV de la quatrième partie, invite Saint Preux à venir habiter une maison dans laquelle il trouvera « l’amitié, l’hospitalité, l’estime, la confiance. «. Il termine en lui assurant qu’il ne partira pas sans y laisser un ami. Cette lettre décrit brièvement le climat qui règne à Clarens, surtout dans les non dits. En effet, la meilleure preuve de cette description est l’invitation même, faite par un mari à un ancien amant. 

Les personnages vont donc êtres réunis à Clarens et former une société où, selon Starobinski, «  aucune volonté particulière ne peut s’isoler de la volonté générale «. Bien que différant par certains aspect de la société que Rousseau décrit dans du Contrat Social, ces deux modèles partagent quelques aspects comme la pureté des âmes et la confiance mutuelle. Starobinski, à ce propos, dit que les personnages réunis à Clarens forment un « corps social  «. En effet, la transparence des âmes est telle que les personnages vivent comme un seul être, avec la possibilité, néanmoins, d’exister par eux même, de manière personnelle, grâce à la reconnaissance des autres. A Clarens, la société est, si l’on peut dire, désinstitutionnalisée, libérée des conventions et des préjugés.

On vit grâce et par la nature. Ainsi, dans sa lettre à Milord Edouard , Saint Preux détaille l’économie de la maison. Il explique qu’à la richesse et au luxe on substitue la commodité et l’égalité, à l’excentricité, à l’image du marronnier d’Inde, jugé « inutile « par Saint Preux, de jeunes mûriers noirs, plus pratiques. Saint Preux le dit lui-même ; « partout on a substitué l’utile à l’agréable, et l’agréable y a presque toujours gagné «.

Saint Preux explique ensuite, et cela nous rappelle sa description de l’organisation sociale Valaise, la manière dont le domaine est exploité et comment l’on y vit. Ainsi, il explique que la culture est poussée au maximum, « non pas pour faire un plus grand gain, mais pour nourrir plus d’hommes «.

Il poursuit en disant que la culture des terres permet aux Wolmar de pouvoir faire subsister un grand nombre de personnes, celles qui travaillent à la journée dans leurs champs. De plus, il dit que Julie aime à donner son affection aux ouvriers pour gagner la leur. 

On voit donc bien que ce modèle de société rejoint celui que Rousseau expose dans certaines de ses autres œuvres comme le Contrat Social ou le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes. 

Clarens est la réalisation d’un rêve que la société rend impossible mais que l’état de nature permet sans que subsiste le moindre mal. Cette organisation sociale, par sa pureté et sa vérité, entre en opposition radicale avec la société décriée par Rousseau qui produit le mensonge et les préjugés. 

 

Conclusion

 

Dans son roman, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Rousseau présente à ses lecteurs une dialectique confrontant la société, qu’il dénonce, à sa conception de l’état de nature. 

La notion de préjugé occupe une place importante dans l’œuvre, et, au fil du roman, chaque personnage va soit y être confronté, soit l’évoquer. Mais plus que de ne s’en servir que comme un outil, Rousseau utilise le préjugé pour faire avancer la fiction, et par la même, sa démonstration tout au long de l’œuvre.

Ainsi, le préjugé a un rôle primordial dans l’œuvre ; Rousseau montre qu’il a, dans la société, un rôle éducatif certain, mais qu’il bride, de fait, chaque individu, l’aliénant dans un système social antinaturel, et l’éloignant fatalement de son état primitif. Ainsi, le préjugé apparaît premièrement comme un obstacle à la réalisation des désirs de Julie. Néanmoins, cet obstacle se révèle être un des outils principaux de la démonstration de Rousseau. Il illustre en effet les dangers et les dérives profondes de la société, mais paradoxalement, le philosophe l’emploie afin de justifier la concrétisation de son idéal social, Clarens. C’est en effet à cause des préjugés et des présupposés sociaux que Saint Preux va partir en voyage et se faire porte parole de Rousseau lorsqu’il fera l’éloge de l’organisation sociale Valaise. C’est aussi à cause des préjugés que Julie se mariera avec M. de Wolmar et pourra former autour d’elle une cellule de transparence et construire une micro société correspondant à la vision que Rousseau donne de son idéal d’organisation sociale dans ses traités et discours. Le préjugé apparaît donc comme illustration, obstacle et moteur ; illustration des vices de la société, obstacle à la réalisation de l’Homme naturel et, paradoxalement, moteur de l’avènement de l’état de nature.

Ainsi, si le préjugé illustre et conditionne une société tyrannisant la nature et aliénant l’individu, il sert aussi, dans l’œuvre, le philosophe dans son entreprise de justification et de validation de son idéal.

 

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