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Quelles sont les limites de l'objectivité historique ?

Publié le 21/02/2004

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Pour cela, écoutons d'abord ceux qui essaient de serrer, de préciser la conception opposée. Après les avoir suivis loyalement, nous aurons le droit de leur montrer à quel moment et pourquoi un historien digne de ce nom doit se risquer au-delà des pures constatations impersonnelles. a) On nous dit d'abord que l'historien peut déterminer objectivement les faits qui serviront de matériaux à son récit. De nouveaux documents sont continuellement mis à jour, et, pour les interpréter, les règles de la critique historique se précisent. Toutes les sciences auxiliaires de l'histoire : grammaire historique, épigraphie, chimie même, permettent au chercheur exercé de multiples vérifications. Dans bien des cas,. la matérialité d'un fait passé s'impose avec la même évidence que le résultat d'une expérience de physique effectuée devant nous. Qui peut douter, par exemple, que Louis XIV soit mort en 1715 ? b) On ajoute que la méthode objective ne se borne pas à atteindre des faits et des dates. Elle permet de dégager des causes, et donc d'expliquer les faits.

« II.

— DISCUSSION ET ARGUMENTS CONTRE L'OBJECTIVITÉ. Regardons-y de plus près, en portant toute notre attention sur le travail de synthèse, car c'est avec lui que commence la véritablehistoire.Nous partirons d'une remarque de Raymond ARON, qui a publié en 1938 une importante Introduction à la philosophie de l'histoire, sortede manifeste du nouvel esprit historique.

« La réalité historique, écrit-il, est équivoque et inépuisable » : équivoque, parce qu'on peuttrouver de petits faits dûment attestés, pour soutenir les thèses les plus opposées; inépuisable, parce que nul ne peut prétendre relevertous les faits, tenter tous les rapprochements. a) L'historien commence donc nécessairement par déterminer les faits qui lui semblent vraiment « importants »; il opère un choix, untri, et c'est déjà là sortir de la stricte objectivité.

Paul VALERY insistait sur ce point, dans un discours de distribution de prix, où lesprétentions scientifiques de l'histoire sont assez malmenées.

« Il faut, disait-il, se tirer de l'infini des faits par un jugement de leur utilitéultérieure relative; cette décision sur l'importance introduit de nouveau et inévitablement dans l'oeuvre historique cela même que nousvenions de chercher à éliminer.

Comme diraient vos camarades de philosophie, l'importance est toute subjective.

»La détermination de l'importance s'opère en fonction d'une hypothèse.

L'historien invente.

une explication, il suppose tel mobile àl'action de cet homme, telle cause à cette défaite ou à cette révolution.

Alors, et alors seulement, son attention se trouve orientée, ilcesse d'être perdu dans la masse inépuisable des faits ou des rapprochements; il ne retient que ce qui vient corroborer, ou heurter,son hypothèse. b) On pourrait nous faire remarquer ici que cette nécessaire intervention d'une hypothèse ne rend pas le travail de l'historien plussubjectif que celui du physicien.

Claude BERNARD a montré que la loi ne se dégage jamais d'une masse de faits recueillis au hasard.Pour la découvrir, il faut d'abord l'inventer; les observations les plus minutieuses n'apportent rien de fécond à celui qui les aborde sansavoir conçu une idée.C'est exact; aussi, pour dégager le caractère particulier des recherches historiques, il faut aller plus avant et montrer comment, dans ledomaine du passé humain, il devient impossible de retrouver l'objectivité qu'on retrouve en physique.

Nous insisterons sur deuxconsidérations.1° La première est l'impossibilité pour l'historien d'instituer des expériences capables de vérifier son hypothèse.S'il lui est loisible d'invoquer des faits, il ne lui est jamais possible d'en provoquer; des obstacles naturels ou moraux l'en empêchent; ilne peut pas troubler la paix du monde à son gré et en un point précis, afin de s'instruire en contemplant les réactions.

D'ailleurs, si onlui en donnait la facilité, ce qu'il produirait ainsi dans le laboratoire du monde, ce seraient des faits historiques nouveaux et non desfaits anciens qu'il s'agit d'expliquer.

Dans ces conditions, l'historien peut, beaucoup moins que tout autre, parler de vérificationrigoureuse.

Aussi son hypothèse ne pourra jamais complètement se détacher de lui et tenir par la vertu d'une démonstration tout à faitobjective. 2° Mais la seconde considération nous parait plus grave.

Elle ne porte plus sur la vérification de l'hypothèse, mais sur la possibilité de laconcevoir et de la former en soi.

Car l'hypothèse historique est un essai d'explication de faits humains : il s'agit, pour l'historien, decomprendre l'homme individuel ou l'homme collectif, le caractère d'un Louis IX ou d'un Napoléon, le mouvement populaire qui a rendupossibles les Croisades, la Révolution française, ou la constitution du maquis.

Or, les historiens d'aujourd'hui, aidés par tout le courantde la plus récente philosophie, se sont aperçu que toute connaissance un peu profonde de l'homme reste essentiellement dépendantedu sujet qui la possède.C'est dans sa propre conscience, c'est dans sa vie personnelle, que l'historien doit descendre pour donner un sens à l'explication qu'ilva essayer de projeter sur le passé humain.

Il sera aidé, mais aussi limité par tout ce qu'il peut trouver en lui : par toutes lesexpériences qu'il aura déjà vécues, par la métaphysique qu'il aura pu bâtir, par la vie morale et spirituelle à laquelle il se sera élevé.L'hypothèse qu'il va former pour éclairer ce héros ou ce peuple n'est pas de celles que tout le monde peut concevoir en combinantpatiemment des chiffres, des lignes et des figures; il faut la saisir tout d'un coup et être capable de la nourrir de sa propre substance.Aussi NIETZSCHE a eu raison d'écrire : « L'historien doit être à la mesure des événements et des hommes qu'il interprète », et il ne faut pas craindre de le dire avec un jeune historien : « un homme sans convictions ne peut êtrequ'un piètre historien.

»Essayons de faire saisir plus concrètement, sur un exemple, comment l'objectivité pure ne suffitjamais.

Nous avons cité tout à l'heure cette étude sur l'éducation dans l'antiquité classique, àlaquelle travaille M.

MARROU.

Elle nous a servi à montrer qu'une première recherche objective descauses était possible.

Mais, après en avoir convenu, M.

MARROU s'empresse d'ajouter : « Croit-onque si je réussissais de la sorte à rattacher chacun des caractères de la pédagogie antique à des «causes », j'aurais réellement rempli mon devoir d'historien ?...

Il me faut comprendre quel typed'homme elle cherchait à former, quels ressorts psychologiques elle mettait en oeuvre, quellesignification prenaient ses divers éléments...

Je dois devenir capable de recomposer en moi, derevivre cette initiation graduelle à un certain type de culture.

» Qu'allons-nous conclure ? Faut-il penser que l'histoire est livrée à la fantaisie de l'historien et perdson intérêt propre ?Ce serait absolument faux.

Sans doute, il ne suffit jamais de « laisser parler les faits » : je n'éclairele passé humain qu'en projetant sur lui mon expérience personnelle.

Mais le passé n'entre pas avecla même facilité dans tous les cadres qu'on peut lui présenter.

Il offre des résistances ou descomplaisances, il accueille plus ou moins le regard que je porte sur lui.

En ce sens restreint, onpeut parler d'une « vérification » apportée par les faits.

Les documents recueillis ne m'imposerontjamais, en toute rigueur logique, telle ou telle interprétation des hommes ou des événements; maison peut' dire qu'ils se laisseront mieux comprendre par l'homme qui a trouvé en lui la force de concevoir une certaine interprétation.On voit alors comment l'intérêt des recherches historiques ne se trouve pas diminué, mais accru.

On disait il y a vingt ans : « L'histoireest un pur spectacle; là où des hommes se sont mesurés, avec un amour passionné de la vérité le fouilleur du passé vient contempler,sans autre passion que la curiosité.

» Nous disons aujourd'hui que l'historien manque à sa tâche propre s'il regarde son travail commeun passe-temps étranger à la vie.

Il ne s'agit certes pas d'interprétation fantaisiste, il s'agit' dans un même effort indivisible de trouverune figure de l'homme valable pour moi et valable pour le passé.

En essayant de comprendre les grandes scènes d'autrefois,j'éprouve, du même coup, mes idées et ma façon de vivre.

Pour citer encore une fois un mot de M.

MARROU : « Mes conclusionsd'historien engagent ma destinée personnelle dans son angoissante unité.

». »

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