En quoi l'étude de terrain est-elle une exigence pour toute science ?

Si ce concept commun de loi est la condition nécessaire d'une science de l'homme, il n'en est pas la condition suffisante. Encore faut-il que l'observation de l'homme - 1' anthropologie - ne soit pas faussée par le regard d'autrui. Or, si les choses physiques sont matérielles, les affaires humaines sont matérielles et morales. Cette dimension morale impose de tenir compte de l'abandon ou de la pudeur dont joue le sujet observé, ce qui freine, sinon fausse, les observations. En conséquence de quoi l'an-thropologie n'a qu'un savoir approximatif de son objet. Si chaque homme est une personne, on voit bien qu'une science de la personnalité, comme la psychologie, rencontre un point limite à son savoir : l'individualité qui, jus-tement, n'est pas un objet de science, celle-ci ne se préoccupant que de ce qui est général. Mais il faudrait en conclure que tout homme devrait être connu depuis notre propre façon de nous comprendre, à savoir l'intériorité. Or, qu'est-ce qui nous garan-tit que cette intériorité est universelle ? N'est-il pas significatif que certaines langues n'aient pas le pronom personnel « moi » ? Autrement dit, ne serions-nous pas vic-times d'un préjugé : prendre notre représentation locale pour universelle ? Toute science de l'homme doit donc se constituer contre l'illusion ethnocentrique qui consiste à prendre notre civilisation comme référence unique. C'est pourquoi, de même qu'un naturaliste ne reste pas dans son laboratoire mais va sur le terrain collecter des objets et observer des phénomènes, de même un anthropo-logue doit fréquenter les hommes là où ils sont. Ainsi le voyage prend un autre sens : non plus l'aventure de rencontres insolites, mais un programme d'étude, une expédi-tion liant l'étude des hommes à celle de leur milieu naturel, une expérience humaine des différences psychologiques et culturelles, ayant une vertu critique, requise pour qui veut prétendre parler du genre humain sans idée préconçue.