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ROUSSEAU: L'homme méchant par nature ?

Publié le 29/04/2005

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rousseau
N'allons pas surtout conclure avec Hobbes que pour n'avoir aucune idée de la bonté, l'homme soit naturellement méchant, qu'il soit vicieux parce qu'il ne connaît pas la vertu, qu'il refuse toujours à ses semblables des services qu'il ne croit pas leur devoir, ni qu'en vertu du droit qu'il s'attribue avec raison aux choses dont il a besoin, il s'imagine follement être le seul propriétaire de tout l'Univers. Hobbes a très bien vu le défaut de toutes les définitions modernes du droit Naturel : mais les conséquences qu'il tire de la sienne montrent qu'il la prend dans un sens, qui n'est pas moins faux. En raisonnant sur les principes qu'il établit, cet Auteur devait dire que l'état de Nature étant celui où le soin de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d'autrui, cet état était par conséquent le plus propre à la Paix, et le plus convenable au Genre humain. Il dit précisément le contraire, pour avoir fait entrer mal à propos dans le soin de la conservation de l'homme Sauvage, le besoin de satisfaire une multitude de passions qui sont l'ouvrage de la Société, et qui ont rendu les Lois nécessaires. Le méchant, dit-il, est un Enfant robuste; Quand on le lui accorderait, qu'en conclurait-il? Que si, quand il est robuste, cet homme était aussi dépendant des autres que quand il est faible, il n'y a sorte d'excès auxquels il ne se portât, qu'il ne battît sa Mère lorsqu'elle tarderait trop à lui donner la mamelle, qu'il n'étranglât un de ses jeunes frères, lorsqu'il en serait incommodé, qu'il ne mordît la jambe à l'autre lorsqu'il en serait heurté ou troublé; mais ce sont deux suppositions contradictoires dans l'état de Nature qu'être robuste et dépendant; L'Homme est faible quand il est dépendant, et il est émancipé avant que d'être robuste. Hobbes n'a pas vu que la même cause qui empêche les Sauvages d'user de leur raison, comme le prétendent nos Jurisconsultes, les empêche en même temps d'abuser de leurs facultés, comme il le prétend lui-même; de sorte qu'on pourrait dire que les Sauvages ne sont pas méchants précisément, parce qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'être bons; car ce n'est ni le développement des lumières, ni le frein de la Loi, mais le calme des passions, et l'ignorance du vice qui les empêche de mal faire; tanto plus in illis proficit vitiorum ignoratio, quam in his cognitio virtutis. ROUSSEAU
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« (comme user de leur raison à abuser de leurs facultés) : on voit comment se trame la nécessité d'une conséquence.Mais celle-ci semble réactualiser une vieille histoire : Justin l'écrivait déjà des Scythes, sous les Antonins (traduit dulatin : « Chez eux, l'ignorance des vices est plus efficace que ne l'est chez les autres la connaissance de la vertu.»).

Le témoignage de l'historien ne contredit pas la déduction du logicien. 3.

Sur le fond du débat, maintenant, on voit tout ce qu'il faut éclairer, et comment procéder : on ne peutcomprendre la sévérité de Rousseau envers Hobbes qu'à la lumière de ce qui sépare Hobbes des tenants du droitnaturel classique (les Jurisconsultes).

C'est là le point sensible, puisque Rousseau loue Hobbes pour la perspicacitécritique dont il a fait preuve à l'égard de leurs définitions (il en a très bien vu le défaut), mais lui reproche de leur enavoir substitué une autre tout aussi fautive (comme on peut en juger aux conséquences « qu'il a tirées de la sienne»).a) Pour l'école du droit Naturel, il s'agissait d'affranchir la politique de la théologie, de libérer de la tutelle de l'Églisela science de l'État, sans pour autant séparer la politique de la morale (comme avait pu le faire Machiavel).

D'où lasupposition d'un état de Nature précédant l'état civil (dont la fonction est de lier plus fortement, aux termes d'uneconvention ou d'un contrat, ce qui est déjà lié à l'état de Nature) et caractérisé par les propriétés suivantes : tousles hommes y sont naturellement libres et égaux, les lumières de la droite raison rendent immédiatement perceptiblesles règles de droit et de devoir qui découlent de l'immanence des lois naturelles, enfin et surtout, les hommespossèdent tous, bien qu'isolés, un penchant naturel à !a bienveillance, un « instinct » de sociabilité qui les pousse às'unir (idée héritée d'Aristote et des Stoïciens).

Ainsi, l'état de Nature est un état de Paix.b) Pour Hobbes au contraire, au principe de l'état de Nature, aucun homme n'est naturellement sociable, chacunn'étant mû que par l'instinct de conservation et un instinct d'appropriation lui-même fonction des besoins naturels.Seulement, « plusieurs cherchent en même temps la même chose », comme l'écrit Hobbes, ou chacun veut être plusque les autres.

Il en résulte, conséquence d'un droit que chacun a sur tout (voilà le droit Naturel redéfini parHobbes), un état de concurrence et de crainte réciproque généralisées, qui font de tout Sauvage un méchant,parce que l'état de Nature n'est plus en lui-même qu'un état de guerre de tous contre tous (auquel le « contratsocial » a pour fonction de mettre fin, les lois civiles devant assurer la sécurité de chacun). 4.

Sur quoi porte alors la critique de Rousseau? On voit bien, au départ, qu'il ne conteste pas les « qualités »premières par lesquelles Hobbes définit le Sauvage (il ignore la bonté, la vertu, le sens du devoir; il ne se reconnaîtqu'un droit fondé en raison dans ses seuls besoins).

Mais il récuse les caractéristiques secondes qui en sont inférées(il serait donc naturellement méchant, vicieux, égoïste; il s'érigerait, par quelle déraison! en propriétaire exclusif etabsolu).

Des qualités premières attribuées au Sauvage, une fois rapportées aux nécessités de la conservation desoi, la logique aurait voulu que Hobbes ne tirât que les conditions rationnelles d'un état de nature pacifique (fondésur la coexistence de besoins modérés, la satisfaction des uns n'entraînant pas de dommage pour les autres).

Or cen'est pas le cas, et Rousseau explique pourquoi : Hobbes a fait jouer dès l'état de nature des motifs (passionnels :désir de gloire, de richesse, réflexes de propriétaire) corrélatifs de besoins nullement naturels, que seule la société(qu'il s'agit pourtant d'engendrer ou d'expliquer à partir de l'état de nature) a pu sécréter.

Voilà ce qu'il a fait entrermal à propos dans le soin de la conservation.

Critique décisive : Hobbes s'est rendu coupable d'une théorie fautiveparce qu'il a été victime d'une illusion rétrospective (favorisée par sa méthode analytique) ; dans le soi-disantprincipe, il a projeté ce qui n'a pu advenir, comme conséquence, qu'avec le temps et par l'effet de toutes sortes dechangements.

L'état de guerre ne se produit qu'avec la société, il ne préexiste pas dans l'état de nature ressaisi ensa nudité originelle.

Il faut donc renverser la thèse hobbienne (en recourant, si possible, à une méthode génétique,que Rousseau a précisément tenté d'appliquer dans son Discours).Veut-on une preuve (supplémentaire) qu'elle ne résiste pas à la critique? Prenons la définition du méchant donnéedans le De Cive.

Diderot la trouvait « sublime » (fausse seulement dans l'état de société) ; Rousseau la jugeincohérente dès l'état de Nature.

Comment le Sauvage serait-il méchant, si celui-ci est un Enfant robuste?Comment concevoir le Sauvage comme un Enfant robuste? Dans la logique de Hobbes, l'absence de raison del'enfant, alliée à la force de l'homme, ne peut donner qu'un monstre de violence.

Pour Rousseau, soit le Sauvage estdépendant comme l'enfant, et il ne peut être (logiquement) que faible (ce qui exclut qu'il soit robuste) ; soit il estrobuste comme un homme, et il ne peut être (chronologiquement) qu'émancipé (ce qui exclut qu'il soit dépendant).Ainsi, rien n'autorise à poser que l'homme, dans l'état de Nature, soit mauvais par nature : Hobbes tirant de là sajustification de la souveraineté absolue, il était capital, pour Rousseau, d'invalider une thèse qui légitime ledespotisme.

Cela dit, il ne faut pas se méprendre sur la sienne (comme l'a délibérément fait Voltaire : « il prendenvie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage ») : le seul calme des passions (découlant de lamodération des besoins naturels) explique que le Sauvage n'ait pas à être méchant (et qu'on puisse renvoyer dos àdos les prétentions symétriques et contraires des Jurisconsultes et de Hobbes).

Mais cela ne signifie donc pas qu'ilsoit bon par nature, ni que l'état de nature soit l'idéal vers lequel il faille régresser.

La « bonté » de l'homme natureln'est que stupidité.

C'est en devenant sociable que l'homme devient bon ou méchant, et cela s'appelle le progrès.. »

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