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ROUSSEAU: Le plus fort, le droit et la morale

Publié le 27/04/2005

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Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe : mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ? Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse ? S'il faut obéir par force on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé d'obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout. Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin ? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois, non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner ? car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance. Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours. ROUSSEAU

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« domaine de l'être et le domaine de la valeur.Le plus fort, remarque-t-il d'emblée, ne se contente jamais d'être le plus fort.

Il veut convaincre les autres qu'il araison, que son point de vue est juste.

« Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître s'il netransforme sa force en droit et l'obéissance en devoir.» Pascal pensait que les lois sont en fait fondées sur la forcemais il ajoutait : « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes car il n'y obéit qu'à cause qu'illes croit justes.

» La force brutale cherche toujours à se masquer sous des prétextes honorables.

Car la force nueserait sans pouvoir sur les consciences.

La force, pour avoir une chance de régner durablement doit se faire passerpour le droit.

Tenons pour assuré qu'il serait radicalement impossible de mobiliser une nation pour une guerre quifranchement s'avouerait injuste et immorale! Mais la valorisation hypocrite de la force n'est-elle pas une sorted'hommage que la force brute rend au droit? « De là le droit du plus fort, droit pris ironiquement en apparence et réellement établi en principe.

Mais ne nousexpliquera-t-on jamais ce mot? » Le plus fort impose ses décisions, elles ont force de loi.

C'est en ce sens que ledroit du plus fort est « réellement établi en principe ».

Mais pourquoi le puissant ne se contente-t-il pas d'affirmer saforce? Pourquoi emploie-t-il ce mot de droit, du moment qu'il ne reconnaît pas un domaine spécifique du droit, endehors de la force? C'est l'emploi de ce mot de droit qu'il faudrait expliquer.

Parler du droit du plus fort - si droit etforce sont distincts par essence - c'est parler ironiquement.

Le mot de La Fontaine : « La raison du plus fort esttoujours la meilleure » qui exprime la sagesse amère des nations est ironique.

Il joue à la fois sur la distinctionthéorique des notions : avoir raison, être le plus fort et sur l'impuissance pratique du plus faible à faire valoir sondroit légitime.

La distinction théorique des deux domaines demeure en tout cas.

Pascal disait : « Il est juste que cequi est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

» Rousseau insiste avant tout sur ladistinction fondamentale de la nature et de la moralité.

Notez les couples de termes opposés qu'il emploie pour fairevaloir cette distinction force = puissance physique droit = moralité.

Obéir à la force est acte de nécessité, obéir à lajustice est acte de volonté.

C'est un devoir d'obéir a la justice, c'est une maxime de simple prudence de sesoumettre à la force.

Dans ces redondances du langage, dans cette reprise de la même dualité sous des termesdivers, vous reconnaîtrez le style oratoire de J.J.

Rousseau qui caractérise tout notre texte.

Le thème développépréfigure le moralisme kantien.

Kant donnera un nouvel éclat, notamment à cette opposition entre les maximes de laprudence qui sont des impératifs hypothétiques, purement relatifs (Soumets-toi à la force si tu ne veux pas êtredétruit) et les maximes du devoir, impératifs catégoriques c'est-à-dire sans conditions (Obéis toujours au devoir quoiqu'il t'en coûte). « ...

Supposons un moment ce prétendu droit...

qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse? » Donner audroit la force pour fondement c'est lui donner un fondement purement empirique, dépourvu de tout caractèreuniversel.

S'il suffit que le vainqueur d'hier devienne le vaincu d'aujourd'hui pour que bascule le système des droitset des devoirs, l'éthique perd toute solidité, toute stabilité.

Elle sombre dans l'empirisme de l'ici et du maintenant.Pour Rousseau tandis que le rapport des forces change sans cesse, au gré de tous les soubresauts de l'histoire, lesexigences de la morale ont un caractère universel, absolu. « ...

S'il faut obéir par force on n'a pas besoin d'obéir par devoir et si on n'est plus forcé d'obéir on n'y est plusobligé.

» Confondre le droit et la force c'est confondre la contrainte physique et l'obligation morale.

Rousseau, avantKant, insiste sur la distinction radicale de ces deux notions.

La force contraignante supprime ma liberté.

De ce fait,elle appartient à la nature non à l'éthique.

Au contraire l'obligation morale suppose ma liberté.

Je suis moralementobligé (et non contraint) lorsque j'éprouve en conscience l'exigence d'un devoir auquel je puis physiquement mesoustraire.

Il n'y a pas d'obligation morale que si je suis physiquement et psychologiquement libre d'obéir et dedésobéir.

« Tu dois, donc tu peux » dira Kant dans le même sens ». « ...

Obéissez aux puissances.

Si cela veut dire : Cédez à la force le principe est bon mais superflu, je réponds qu'ilne sera jamais violé...» Allusion à un texte bien connu et souvent cité de saint Paul dans l'Épître aux Romains (XIII)« Que tout homme soit soumis aux autorités souveraines, car il n'est pas d'autorité qui ne vienne de Dieu.» Le textede saint Paul est lui-même ambigu.

Saint Paul sacralise-t-il tout pouvoir? Ne veut-il pas dire plutôt que les chrétiensdoivent obéir aux fonctionnaires d'un gouvernement païen lorsque ceux-ci s'acquittent normalement de leur charge?Saint Paul veut tout simplement, semble-t-il, inviter les chrétiens à payer leurs impôts.

Il ajoute d'ailleurs : « On doitse soumettre non seulement par crainte du châtiment mais par motif de conscience.

» Si l'on interprète le textedans le sens d'une invitation à obéir à la force, le conseil, dit Rousseau, est superflu.

Car une force assez puissanteimpose la soumission : s'il n'y a pas le choix, à quoi bon prescrire une soumission par elle-même inévitable? Dans lemême sens les lois de la nature ne sont pas des lois morales car il est de leur essence de ne pouvoir être violées : Ilserait absurde de prescrire à quelqu'un qui saute de sa fenêtre d'obéir à la loi de la chute des corps! L'obligationmorale est d'un autre ordre.

Encore une fois elle suppose une exigence intime de la conscience et le pouvoirphysique de s'y soustraire.

Poussée à la limite la justification de tout ce qui arrive est absurde : Du moment quetoute maladie vient de Dieu vais-je refuser de me soigner? Cette aberration se rencontre d'ailleurs dans certainessectes d'illuminés, encore au XXe siècle! Sous prétexte qu'un brigand armé est une puissance vais-je lui reconnaîtrele droit moral de me voler? Ce dernier exemple, simple et frappant est encore l'occasion pour Rousseau d'affirmer ladistinction entre le domaine de la nécessité naturelle et celui de l'obligation morale.

Je suis contraint de donner mabourse au brigand, je n'y suis pas moralement obligé. Conclusion Rousseau dans tout ce passage annonce Kant.

Il souligne avec éloquence la distinction de deux domaines. »

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