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La subjectivité en détresse : souffrances au travail par Marie Pezé

Publié le 12/04/2011

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La subjectivité en détresse : souffrances au travail par Marie Pezé

 

Document réalisé à partir du livre de Marie Pezé “ Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient touchés ”, réédition Flammarion, collection de poche Champs Actuel, 220 pages, Paris, mai 2010, (première édition Pearson, Paris, 2008).

Le livre de Marie Pezé se situe dans la lignée du livre de Marie France Hirigoyen “ Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien ”, parue aux Éditions Syros à Paris en 1999 et de celui de Christophe Dejours “ Souffrances en France, la banalisation de l’injustice sociale ”, paru aux Éditions du Seuil à Paris en 1998.

Dix ans après ces deux ouvrages nous savions que la situation ne s’était pas améliorée. Les nombreux suicides au travail en témoignent. Le livre de Marie Pezé confirme le constat. Elle est psychanalyste et a ouvert en 1997 à Nanterre la première consultation “ Souffrance et travail ”. Son livre, paru en 2008, est une sorte de bilan de dix ans de travail en la matière. Elle y présente autour de dix témoignages quelques-unes des situations de souffrances que vivent les salariés.

Elle commence par parler du renvoi de la souffrance liée au travail à la sphère personnelle. Cette façon de procéder, très majoritaire dans notre contexte social, ne permet pas de poser la question de la responsabilité de la sphère collective. Cette individualisation des problèmes est liée à la psychologisation des rapports sociaux. La parole dominante dans notre situation individualise les phénomènes et essaie de faire croire que la cause des difficultés est seulement personnelle. Il est vrai que c’est l’être entier qui est investi dans le travail. La souffrance au travail s’éprouve, l’intensité de la douleur psychique est souvent très forte. Par contre, nous rencontrons là, nous semble-t-il, un des outils conceptuels de la lutte politique qui a lieu dans le domaine public. Le débat est d’avance restreint à une hypothèse : l’origine des problèmes est individuelle, l’organisation sociale et politique ne serait pas concernée, ce qui opère une clôture mentale et fige la situation.

Marie Pezé essaie de cerner les causes sociales de ces souffrances, ce qui implique un travail théorique spécifique. La définition du problème est en débat. Elle affirme et démontre tout au long de son livre que la source des problèmes se tient dans l’organisation du travail. Elle remarque que le management par le stress est banal maintenant, que la souffrance est elle-même à l’origine d’un marché spécifique et florissant, que des statistiques existent et que les chiffres sont souvent interprétés en fonction des variations qui seraient “ normales ”. Nous constatons que les pouvoirs en place opèrent de la même manière avec les suicides en prison, si ces chiffres ne varient pas beaucoup, nous serions dans une situation non aggravée, alors que c’est le suicide au travail ou en prison qui constitue le scandale, l’anormalité.

Ce journal de bord dresse un constat terrible : les troubles liés au travail s’aggravent et se généralisent. L’hyperproductivisme est devenu la norme de fonctionnement de toutes les entreprises, fragilisant l’ensemble des salariés.

Les pathologies rencontrées touchent profondément les personnes, Marie Pezé estime que leurs causes se trouvent dans les conditions de travail et les méthodes de management de notre époque. Elle pense que les souffrances au travail débordent largement le lien d’une “ harceleur / victime ”. Il y a du stress, c’est indéniable, mais la maltraitance des salariés est si massive, qu’il est impossible de la réduire à un problème relationnel entre deux personnes. Elle replace ces malaises dans le contexte social et politique contemporain. Elle parle du danger pour les ressources humaines et des méthodes utilisées pour faire pression sur les travailleurs et les détruire trop souvent. Elle recevait, rien que dans sa consultation personnelle, 900 personnes par an. Le terme “ ressources humaines ” est un mot employé pour parler de l’exploitation du travail humain dans notre contexte. Il est possible de remplacer cette notion, qui est un terme patronal, par “ salarié ” pour que la description des processus étudiés devienne plus claire. Marie Pezé parle depuis son point de vue de soignante qui œuvre à la frontière de l’individuel et du collectif. Elle ne se situe pas du point de vue strictement médical ou politique, ce qui ne l’empêche pas de lier les deux domaines, de faire son travail de thérapeute et de nous livrer un réquisitoire sévère contre le système économique de notre temps.

Très vite, elle remarque que le système actuel demande une forte implication aux salariés alors que dans le même temps il fait tout pour isoler les personnes, pour casser les possibles solidarités, pour développer la compétition entre les travailleurs, pour les surveiller, pour qu’ils intériorisent les règles d’hyperproductivité et l’autoévaluation, pour renforcer tout ce qui dépersonnalise les conditions de travail, c’est à dire toutes sortes de méthodes qui mettent à mal l’autonomie et la subjectivité des salariés et qui organisent à grande échelle la désubjectivation.

Marie Pezé en écoutant ses patients constate que l’organisation du travail cherche en premier lieu à organiser la solitude des personnes. Ensuite, elle met en place des dispositifs pour faire pression sur les travailleurs. Cette psychanalyste note que la peur est une méthode enseignée très largement dans les cours de management. La peur permet de mobiliser facilement l’énergie subjective des personnes au travail. Le chantage au chômage et à la précarité est employé très massivement. Dans un troisième temps, l’organisation du travail tente d’effacer la subjectivité pour obtenir une soumission quasi-totale.

Cette implication souhaitée des salariés a été mise en évidence par Eve Chiapello et Luc Botlanski dans leur livre sur « Le nouvel esprit du capitalisme ». Le cadre est devenu manager et cet ouvrage montre comment le capitalisme a réussi à dépasser le fordisme au profit d’une organisation en réseau. Celle-ci est génératrice pour certains d’une plus grande liberté au travail, mais pour d’autres d’une plus grande précarité. Le résultat de cette évolution est un asservissement accru à l’entreprise pour tous les salariés. Cet assujettissement passe par la notion de projet dans lequel l’employé s’implique fortement, c’est à chaque fois un nouveau challenge. L’évaluation est régulière, en outre, très souvent l’auto-évaluation est sollicitée. La pression psychique joue à deux niveaux : celui de l’équipe et celui de la personne elle-même. La peur de ne pas atteindre l’objectif que l’on s’est soi-même fixé est source de souffrance ; ne pas être à la hauteur pour l’équipe l’est également, c’est un élément important de culpabilisation et de stress. En reliant le travail sur le nouvel esprit du capitalisme et celui sur la souffrance au travail, il n’est plus possible de dire que la causalité des symptômes est strictement personnelle. C’est la personne qui ressent en elle les effets de la mutation du système, mais l’origine est bien dans la recherche de la rentabilité et dans le dépassement des critiques faîtes à l’organisation salariale antérieure. Celle-ci fonctionnait avec une hiérarchie pesante et une rigueur dont on ne pouvait pas s’écarter. Au nom de la liberté et de l’enrichissement des tâches, le capitalisme nouvelle version a produit des chaînes salariales encore plus efficaces parce que l’employé adhère à son projet et s’y implique fortement. La cause réelle de la souffrance est donc à chercher en amont de l’individu.

C’est à la suite de l’écoute des personnes en souffrance au travail que Marie Pezé construit ses analyses. Tout au long de son livre, elle inclut des incises sur les théories et les auteurs sur lesquels elle s’appuie. Elle présente régulièrement le tableau clinique des personnes, elle relie la situation des personnes au travail avec l’ambiance sociale dans le cadre du travail et dans l’ensemble de la société. Elle revient souvent sur la situation des femmes et l’analyse du genre, c’est-à-dire la construction sociale des rôles sexués. Elle constate la valorisation des hommes et la prégnance de leur vision du monde, elle cite la façon dont ils organisent les emplois du temps sans tenir compte de la vie réelle des femmes. Elle n’emploie pas le terme féminisme, mais ses analyses sont assez féministes, nous semble-t-il. A la question de savoir si les femmes sont plus sensibles que les hommes à l’organisation du travail actuelle, elle répond ainsi :

“ Oui, car l’organisation du travail est au masculin neutre. Les femmes sont entrées plus tard dans le monde du travail et elles doivent s’adapter à cette organisation masculine. Elles en pâtissent sur deux versants : quand elles sont seules ou peu nombreuses dans leur environnement, elles doivent faire face à un climat sexiste de plus en plus présent et à des stratégies défensives viriles. Et quand elles veulent monter dans la hiérarchie, elles doivent intérioriser des pratiques managériales viriles et agressives, qui sont plus confortables pour les hommes car en droite ligne de leur identité de genre. Quand un manager sera exigeant, voire brutal, on dira qu’il est un bon manager alors que cela aura une connotation négative pour la femme. ” ([1])

Dans un article, elle parle de la “ double peine ” pour les femmes dans l’organisation du travail. En France, dit-elle, l’étalon de référence demeure le corps masculin avec ses normes physiques, morphologiques, physiologiques. Les hommes ont, historiquement, organisé le travail au masculin. Cette norme de fait est décrite comme neutre. Mais, il faut prendre en compte les transformations observées ces trente dernières années quant à la croissance de l’activité féminine dans le monde entier. En France, les chiffres montrent que 80 % des femmes âgées de 25 à 49 ans sont actives et que 34 % d’entre elles appartiennent à la catégorie dite “ cadres et professions intellectuelles supérieures ”. ([2])

Les statistiques montrent également qu’à niveau de formation égale, les hommes et les femmes ne sont pas affectés aux mêmes postes de la division sociale du travail. Il y a bien des inégalités de distribution des places dans les différents échelons de la vie économique de notre pays. Il existe toujours d’énormes différences dans l’accès aux postes de responsabilités. Les écarts de rémunération restent la règle, les salaires des femmes sont inférieurs de 27 % à ceux des hommes.

Elle remarque que certaines tendances dans l’évolution de l’emploi féminin sont inquiétantes. Il y a celles qui se maintiennent et sont déjà anciennes comme celles qui concernent la déqualification à l’embauche et la répétitivité des tâches. Il y a aussi de nouvelles tendances qui apparaissent, comme le temps partiel imposé, l’accroissement du travail en horaires décalés, l’augmentation du rythme de travail, la remise en cause des emplois lors du retour de congés maternité.

Les études soulignent l’incapacité de l’organisation du travail à tenir compte des contraintes de temps et de disponibilité mentale liées aux activités familiales. Elles incombent presque systématiquement aux femmes. Il en découle des absences comme les congés maternité ou la prise en charge des enfants malades. Ceci relèverait de “ l’absentéisme féminin ”. Ces aléas de la prise en charge de la sphère familiale comme les vacances, les activités extrascolaires, les réunions avec les professeurs, etc. entrent souvent en conflit avec les contraintes du travail salarié. Marie Pezé se réfère aux travaux de Pascale Molinier :

“ Pour les femmes qui occupent des emplois qualifiés, il est notoire que le fait de prendre le mercredi pour les enfants se solde souvent par le fait de devoir ramener du travail à la maison. Quand les “ femmes actives ” surveillent les devoirs d’un œil, tout en enfournant la pizza surgelée de l’autre, tandis qu’elles répondent sur leur mobile à des appels professionnels, en même temps qu’elles bouclent un rapport pour le lendemain et démarrent une lessive, il devient une gageure de décrire leur activité et les savoir-faire mobilisés, comme de calculer avec certitude un “ temps de travail ”. ([3])

L’organisation du travail mise en place par les hommes ne prend pas en compte les difficultés spécifiques que rencontrent les femmes qui veulent allier vie professionnelle et vie familiale. Très souvent, la hiérarchie de l’entreprise se charge de rappeler à une femme qu’il embauche qu’elle aura des enfants et un fonctionnement cyclique qui la rendront moins disponible qu’un homme sur le même poste. Il est possible de rappeler aux femmes que leur corps a un ancrage biologique, mais leur reprocher pose question. La collectivité ne devrait pas oublier que cet particularité corporelle a des aspects positifs pour les hommes qui va bien au-delà de leur mise au monde. Dans notre société, ce sont majoritairement les femmes qui prennent en charge la santé et l’entretien domestique de leur famille, les rendez-vous chez le médecin, le dentiste, le pédiatre, les devoirs des enfants, l’entretien du linge, les courses, la cuisine, etc. On peut dire que pour les hommes, la prise en charge de la santé, de la gestion de la sphère familiale et du travail domestique, est externalisée vers les femmes. Si les hommes peuvent avoir des postes responsabilité qui impliquent une forte disponibilité physique et mentale, c’est parce que l’efficacité des hommes est souvent obtenue grâce au soutien du corps et de l’esprit des hommes par les femmes. Elles sont des secrétaires attentives, elles sont aux petits soins, elles soignent, encouragent, soutiennent les hommes. Les épouses dévouées épargnent aux hommes une partie des tracas de la prise en charge du réel. La capacité de travail des hommes est donc soutenue par le travail invisible des femmes, une activité qui mobilise leur corps et leur esprit d’une façon très prenante. Dans notre fonctionnement collectif, ce travail est invisibilisé et va de soi. Le don de soi des femmes va avec leur sourire, ceci semble une évidence. De plus, l’absence de reconnaissance des femmes dans le travail va de pair avec toutes les discriminations qu’elles subissent au niveau professionnel. Leur double journée en fait pourtant des athlètes du quotidien, Les employeurs pourraient cesser de retourner contre elles ce que les femmes apportent à la continuité de la société, ce que le courage silencieux des femmes épargne aux des hommes qui travaillent, nous dit Marie Pezé. Elle demande que les entreprises organisent le travail en respectant la singularité des femmes et que l’organisation du travail au masculin arrête d’oublier le féminin.

Dans son livre, elle décrypte les situations et montre que le harcèlement moral et le stress sont loin de constituer des explications suffisantes à tous les malaises liés au travail. En prenant connaissance des ces descriptions de la souffrance au travail, nous sommes confrontés à des maltraitances. Cet ouvrage permet d’entendre les maux des patients, de les comprendre, de les analyser dans un ensemble bien plus complexe que le simple schéma pervers/victime ou harceleur/harcelé, c’est-à-dire en les mettant en lien avec une analyse de l’organisation du travail de notre temps.

Elle dénonce les nouvelles formes de management que les entreprises utilisent pour faire face aux défis économiques d’aujourd’hui. Elle note que ce point de vue, la construction du couple “ pervers/victime ” s’avère beaucoup plus complexe que ce qu’énoncent les auteurs du courant qui étudie la victimologie. Le récit de la personne harcelée que nous transmet Marie Pezé permet la mise à jour de la radicalisation de l’organisation du travail, la parole du harceleur renvoie à des idéologies défensives construites et défendues collectivement dans un glissement éthique qui paraît inexorable. Elle fait donc référence aux idéologies de notre temps, au rapport de force social et politique. Le cynisme et le relativisme des dominants leur permet de ne pas se soucier des conséquences de leurs actes, l’essentiel est de garder le pouvoir et de gagner de l’argent, peu importe les conséquences. Nous pouvons remarquer que cette observation est la même que pour l’écologie, les dégâts humains comme les destructions écologiques ne sont pas prises en compte.

Le récit des ses consultations de Marie Pezé et ses constats sont des prises de position contre la politique managériale. Ces histoires humaines sont des naufrages, ils dénoncent les méthodes professionnelles qui abîment, écrasent, brisent, détruisent ou annihilent des personnes qui, au départ, ne sont pas forcément les plus fragiles.

A chaque histoire, le corps est convoqué, le corps au travail, mais aussi le corps qui se confronte au réel de la situation, le corps qui est lié aux défis psychiques à relever. Il y deux grandes catégories de souffrances abordées dans ce livre. Les premières sont les souffrances physiques liées à la rapidité des cadences et à leur augmentation répétée, ce sont en particulier les TMS : les Troubles-Musculo-Squelettiques. Les ouvriers et ouvrières sont soumis à des contraintes de temps pour produire toujours plus. Les gestes étudiés et chronométrés par les bureaux d’études sont toujours les mêmes et ne mettent en mouvement que certains os et muscles. Au bout d’un certain temps, les forçats de la quantité craquent et sont usés dans une partie de leur corps et ne peuvent plus travailler correctement. L’esprit aussi est mobilisé pour aller vite, très vite. Des salariés essaient de faire le vide mental, d’autres essaient d’aller plus vite que la cadence demandée au risque de craquer. Une ouvrière, qui doit visser vingt-sept bouchons à la minute, raconte que la crise de nerf est acceptée par son entreprise et que l’usage des médicaments psychotropes est vivement encouragé par l’encadrement sur le lieu travail. Marie Pezé nous parle des éclopés du productivisme.

La seconde catégorie de souffrance, dont elle parle, est la souffrance mentale, c’est elle qui conduit à la mort chez Renault ou à France Télécom. La souffrance psychique concerne le plus grand nombre des personnes qu’elle assiste et dont elle rapporte les histoires de vie. Les symptômes concernent le sommeil, l’épuisement psychique, l’isolement, l’anxiété, les angoisses, les cauchemars, le mutisme, la peur d’aller au travail, les phénomènes dépressifs, les somatisations qui atteignent le corps, le sentiment de culpabilité, la perte de l’estime de soi, les désirs suicidaires, etc. Elle précise bien que chaque histoire est particulière, même si les observations conduisent à formaliser des tableaux de symptômes qu’elle nous donne. Elle écoute chaque personne et constate que la parole est la première réparation et que de là peut naître le changement. C’est la première étape pour sortir de la désubjectivation et envisager une possible resubjectivation. Dans ce parcours, ce qui est frappant c’est la violence mentale déployée contre les salariés. Ces violences ne sont pas mises en œuvre par des nazis ou des pervers psychopathes, mais par des managers qui eux-mêmes subissent des méthodes du même genre. C’est le management contemporain dans notre situation économique, sociale et politique qui produit tous ces effets destructeurs. Les humains s’investissent à fond dans leur travail. S’épanouir socialement, obtenir la reconnaissance sociale sont des motivations assez banales, elles nous concernent tous et toutes. Ce qui change c’est le contenu du travail, l’implication subjective demandée et les résultats. Par contre, ce qui nous échappe c’est la définition du travail lui-même et ses objectifs. D’autre part, le productivisme concerne les productions matérielles, mais aussi le travail intellectuel et les services à la personne. Rien n’échappe au déploiement de l’hyperproductivisme actuel. L’informatique est un moyen très répandu pour surveiller et accroître la productivité ou faire pression sur les salariés.

La surcharge de travail c’est banal, les objectifs impossibles à atteindre c’est très répandu, le manque de personnel c’est très courant. Tout cela ne relève pas d’une crise passagère, c’est chronique, ce n’est pas conjoncturel mais structurel, ce sont des choix de gestion du personnel permanents et délibérés. Comme la personne n’y arrive pas, souvent elle se dit que c’est elle qui est en cause, que c’est elle qui ne va pas assez vite. Il arrive que nous soyons submergés par les mails, que l’on doive être joignable à tout moment, et, de fait, nous sommes alors constamment sous pression. Elle nous alerte sur le fait que la profusion d’informations va au-delà de ce que peuvent supporter le corps et l’esprit humain.

Pour elle, les nouvelles technologies de l’information ont un impact évident sur notre façon de travailler : il faut répondre dans l’instant, prendre des décisions immédiatement. On ne peut plus s’organiser, ni mettre en place des priorités et donner un sens à son travail. La boîte mail ou les sites des réseaux sociaux sur Internet sont devenus comme le tonneau des Danaïdes, ils se remplissent sans fin et très vite, ce qui finit par user rapidement nos capacités cognitives et mémorielles. Le fonctionnement logique de notre cerveau change : notre concentration se fractionne, nous avons tendance à raisonner de plus en plus en utilisant des mots-clés, en simplifiant à outrance les problèmes posés.

La pression exercée sur les salariés implique donc de gérer et de digérer toujours plus d’informations. Si, en plus, il faut être d’être joignable 24h sur 24, nous devons devenir un champion de la quantité et de la vitesse au travail. Mais l’homme n’est pas une machine. Ces exigences dépassent ce que les humains peuvent supporter. La rétine de l’œil, par exemple, ne devrait pas lire 400 mails par jour, et pourtant ce seuil est souvent dépassé.

Les pathologies de surcharge de travail se manifestent de différentes façons : irritabilité, troubles du sommeil, troubles alimentaires, perte d’acuité visuelle, problèmes de concentration, oublis (clés de voiture, numéro de carte bleue ou de sécurité sociale), etc. Ne plus dire bonjour, au revoir ou merci dans ses emails est tout aussi révélateur. Le salarié devient tellement obsédé par la masse d’informations qu’il doit encore traiter, qu’il en oublie les civilités de base. Lorsque le corps nous envoie ces signaux, elle conseille d’en parler à son médecin traitant. Sinon le risque de débordement est réel : susceptibilité exacerbée, violences verbales, agression des collègues, burn-out (épuisement psychique), voire suicide.

La démarche de Marie Pezé amène à souligner deux grands points dans le traitement de la souffrance liée travail. Le premier correspond à la nécessité d’un travail d’équipe pluridisciplinaire. La question de la souffrance au travail reste assez complexe et doit, pour être appréhendée, faire appel à différentes institutions, corps professionnels, disciplines. Juristes, avocats, ergonomes, inspecteurs, médecins (médecins du travail, généralistes, experts), psychologues, psychiatres, chercheurs sont des acteurs dans ce travail en réseau qu’il faut mobiliser pour aider au mieux les patients. Pour la majorité des salariés, ils se sont retrouvés seuls et perdus. C’est pourquoi, il s’agit dès lors pour l’équipe de prise en charge, de réhabiliter un travail collectif avec une reconnaissance des compétences de chacun, tout en admettant humblement ses propres limites, ce que les philosophes nomment simplement le “ vivre ensemble ”.

Le deuxième point qui peut attirer l’attention des sciences de l’information et de la communication concerne le rôle qu’a du jouer Marie Pezé face à ses patients et du cadre qu’elle leur offre. Bien sûr, rien de bien luxueux dans son bureau ! Nous ne sommes pas dans une salle de relaxation rapporte les observateurs. Pourtant, tout est disposé de manière à créer un véritable espace de médiation où des nœuds vont peut-être bien se défaire. Le patient s’exprime et cet espace lui permet de laisser sa pensée reconstruire son identité... Sa présence, son accueil sont une condition de possibilité de la nouvelle subjectivation, ce qui n’est pas seulement du domaine de la communication et déborde largement le strict cadre d’un échange d’informations.

Nous n’avons pas encore évoqué un cas très particulier, car il n’exprimait pas une dénonciation directe des nouvelles formes d’organisation. Il reste pour autant lié au travail et à la vie personnelle de Fatima, 48 ans, femme de ménage. Marie Pezé va se retrouver à écrire le livre de Fatima. Le livre de l’immigrée nettoyant la maison des femmes qui travaillent dans un double effacement, celui de ses compétences, celui de ses origines. Son corps épuisé a fini par lâcher en 1999, elle fait une chute dans les escaliers, depuis douleurs aiguës qu’aucun examen médical (radiographie, scanner, scintigraphie, etc.) ne parvient à expliquer. En 2000, elle est alors adressée en dernier recours à Marie Pezé qui relève la somatisation là où la douleur a remplacé la peur. Dans ce cas précis, il s’agissait de la peur de la fatigue et du surmenage, mais aussi  de l’inactivité ou de l’activité monotone. Le travail de Marie Pezé et de toute son équipe lui permettra d’être classée comme travailleur handicapé par la Cotorep ([4]). Dans ce type de travail, la souffrance naît surtout du décalage entre le recours à l’inventivité, à l’intelligence du corps et l’absence de regard valorisant sur le travail effectué. Fatima réussira à écrire un livre avec l’aide de Marie Pezé, puis d’autres personnes. Elle apprendra le français et fera des études universitaires. [[5]]

Pour se sortir d’une situation toxique, cette auteure remarque que nous avons besoin d’agir sur deux plans. En premier lieu, le domaine de la pensée pour pouvoir appréhender mentalement et penser la situation. Il nous faut travailler sur l’analyse et produire une compréhension de ce qui se passe et trouver du sens à ce qui nous arrive. Le second domaine est celui du mouvement du corps qui permet de décharger les tensions par l’action. Dans l’organisation du travail pathogène toute l’ambiance de la situation sature la pensée et la bloque, le mouvement ne peut pas se déployer correctement. Le risque à ce moment là, c’est de devenir facilement agressif, ce qui peut se retourner rapidement contre la personne en souffrance. La coopération et la solidarité semblent souvent impossibles, vu l’isolement des travailleurs les uns par rapport aux autres. Dans ce cas de figure, les questions sur soi, sur ses capacités, sur son rapport aux autres, sur sa place dans la société, sur ce qu’il est possible de penser et de faire deviennent obsédantes. C’est à ce moment là que l’idée de la mort peut devenir une solution afin que la souffrance s’arrête.

Il y a un point qui peut susciter débat dans ce livre de Marie Pezé, c’est celui de la soumission volontaire. Elle s’insurge sur l’attitude des personnes qui acceptent trop facilement la domination salariale qui les détruit. Les salariés essaient de faire mieux et ainsi s’engagent dans le processus infernal. La notion de soumission volontaire nous vient de La Boétie. En ce qui nous concerne, nous préférons employer le terme “ soumission sans contrainte ”, parce que la soumission ne découle pas d’une décision de la volonté, mais d’un dispositif en grande partie voire totalement inconscient. Ici, elle parle des multiples contraintes qui pèsent sur les salariés et en particulier sur les femmes salariées. Ces contraintes ne sont pas celle des armes ou de la force brute, elles sont mentales et sociales. Nous les éprouvons au niveau personnel, mais elles se situent dans notre situation sociale de classe, de genre et de culture. Peu de gens étudient la soumission, Marie Pezé utilise ce qui est à sa disposition comme la notion de “ ressources humaines ”, il nous semble que l’emploi du terme de “ soumission volontaire ” est du même ordre. Pour faire ce travail d’analyse, de recherche conceptuelle, nous devons croiser plusieurs approches. L’articulation entre le plan psychologique individuel et le plan sociologique de la collectivité n’est pas facile à faire. Il y a toujours le risque de privilégier un aspect et de rater l’autre versant du réel. Les concepts et les méthodes des deux domaines sont différents. C’est une recherche à faire, un travail théorique différent, mais complémentaire du livre de Marie Pezé. Pour cela, nous pouvons utiliser les ressources de la psychanalyse. Celle-ci nous indique que nous échangeons notre soumission contre du sens et une place lors de notre construction psychique. Ce processus se développe lors de notre acquisition du symbolique. Nous devons renoncer à la jouissance fusionnelle, à la toute puissance et accepter les interdits fondamentaux de l’espèce humaine : l’interdit de l’inceste, la différence des sexes et la séparation entre les générations. Cette soumission nous fait adhérer au discours du maître qui nous indique notre place et donne sens à notre vie. La difficulté de notre époque tient au fait que le ciel est vide et que le maître ne parle plus. C’est ce qu’explique Dany Robert Dufour dans son livre “ L’art de réduire les têtes ”. ([6]) Le problème c’est que le discours auquel vont adhérer les salariés sous pression contient un piège, puisque l’autonomie proclamée et l’engagement demandé sont des méthodes pour obtenir une soumission accrue et un rendement souvent impossible à atteindre. Si les salariés adhèrent si facilement à la domination salariale actuelle c’est pour échanger leur investissement personnel contre la reconnaissance sociale et se sentir utiles avec des projets reconnus socialement permettant la sublimation. La tromperie provoque donc souffrance, détresse et désarroi puisqu’il s’agit en réalité de profits et de pouvoir, ce qui n’est jamais dit ou simplement dénié. Ce que nous constatons c’est que les humains cherchent à obtenir une bonne image d’eux-mêmes en se donnant entièrement dans leur activité professionnelle, mais la reconnaissance est rarement au rendez-vous et alors c’est la souffrance qui prend la main, ce que nous décrit bien Marie Pezé. La sublimation est alors impossible, et nous voyons que les ressorts de la désubjectivation sont multifactoriels, ils sont économiques, politiques, sociologiques et psychologiques.

La resubjectivation c’est le but du travail de cette psychanalyste. Elle commence par écouter et faire en sorte que la personne se réapproprie son histoire, ainsi elle passe d’une attitude passive à une démarche active qui peut être longue et douloureuse. Ce que fait Marie Pezé, peut être mis en relation avec les propos de Monique Schneider lors du séminaire dans son intervention “ Aux sources de l’éthique originaire : la détresse ”. Sans aide d’une autre personne puis de nombreuses autres nous avons du mal à acquérir et à vivre notre statut d’humain. Ici, il s’agit de redevenir sujet et de sortir de la souffrance due à la maltraitance professionnelle, donc de redevenir humain d’une certaine façon. Ce que fait Marie Pezé nous semble du même ordre que ce que propose Alice Miller vis-à-vis de la maltraitance des enfants.

Cette thérapeute parle de la nécessité de rencontrer “ des témoins pour aider et prévenir, des témoins peuvent permettre de libérer une parole et de renouer avec ces souffrances pour les dépasser. Pour que la violence régresse vraiment, ce déni individuel et collectif doit reculer. ” ([7])

Elle note la présence de ce qu’elle nomme un “ témoin secourable ” dans l’entourage des enfants victimes qui ont pu échapper à un destin de bourreaux. Elle explique que le “ témoin lucide ” peut jouer dans la vie de l’adulte un rôle analogue à celui du “ témoin secourable ” auprès de l’enfant ; c’est-à-dire une personne qui reconnaît les répercussions du manque de soins et de la maltraitance dans les premières années de la vie. Pour que le processus de thérapie des maltraitances soit possible, l’adulte qui a grandi sans témoins secourables dans son enfance a besoin du support des témoins lucides, c’est-à-dire d’autres humains qui ont compris et reconnu les conséquences de la maltraitance envers l’enfant. Elle estime que dans une société correctement informée, les adolescents pourront apprendre à verbaliser leur vérité et à se découvrir dans leur histoire. Ils n’auront pas besoin de se venger violemment pour leurs blessures ou de s’empoisonner par les drogues s’ils ont la chance de pouvoir parler avec d’autres de ce qui leur est arrivé jadis, s’ils peuvent saisir la pleine vérité de leur tragédie. Pour cela il leur faut des interlocuteurs qui connaissent la dynamique des mauvais traitements subis pendant l’enfance et qui puissent les aider à prendre leurs sentiments au sérieux, les comprendre et les intégrer comme une partie de leur histoire, au lieu de se venger contre des innocents. Elle parle du “ rôle décisif des témoins lucides dans notre société ”

“ La présence d’un témoin lucide et chaleureux (thérapeute, assistante sociale, avocate, magistrat) peut aider le criminel à dénouer les sentiments bloqués et à établir la libre circulation de la conscience. C’est ainsi qu’un processus puisse s’enclencher qui permettra de sortir du cycle de l’amnésie et de la violence. ” ([8])

Marie Pezé occupe cette place de témoin secourable et de témoin lucide dans le cadre de la souffrance au travail. Cette aide à la resubjectivation des personnes maltraitées,  agit à la fois au niveau personnel dans le long processus d’accompagnement des personnes et au niveau collectif en portant ce débat sur la place publique.

C’est pour cette raison que nous défendons ce livre et encourageons à sa lecture, il témoigne des effets du travail sur les salariés. Le travail détruit des humains et c’est le fonctionnement du capitalisme postmoderne qui fait souffrir les hommes et les femmes, une partie des preuves sont dans ce livre. De plus, elle nous fournit des annexes qui sont importantes pour détecter les signes de souffrance, pour connaître les textes de lois, les réseaux d’aide et le fonctionnement destructeur du management actuel, etc. Elle nous informe de l’existence des lieux de prise en charge de ces difficultés, elle indique les textes sur lesquels s’appuyer pour s’en sortir. Un livre sur la désubjectivation et la resubjectivation, un livre précieux donc, nous pouvons remercier Marie Pezé pour tout cela.

Depuis la publication de cet ouvrage, elle-même est devenue une victime de la souffrance au travail. Elle a été licenciée pour “ inaptitude ” par des dirigeants qui ne pensent qu’à l’aspect comptable de l’hôpital public. [[9]] Le gestionnaire employeur ne dit pas qu’elle a été renvoyée à cause de ses idées et de son audience publique, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de l’envisager. Une handicapée qui pense et qui critique le système, qui organise des réseaux pour aider les salariés, peut être ressentie comme une personne dangereuse pour le patronat privé ou public.

Agir pour que la prise de conscience de la souffrance se développe nous semble important et nous pensons que le travail de Marie Pezé doit être connu et encouragé.

 

Philippe Coutant, Nantes le 3 janvier 2011


[1] “ La vie au travail : changer la donne ”. Entretien avec Marie Pezé, psychanalyste* Marie Pezé

http://www.femmes-emploi.fr/article/marie-peze-psychanalyste-qui-dirige-la-consultation-souffrance-et-travail-nanterre

[2] “ Femmes au travail, la double peine : une tribune de Marie Pezé ”

http://www.telerama.fr/idees/femmes-au-travail-la-double-peine,50713.php

[3] Pascale MOLINIER, De la compassion à l’épuisement professionnel. Santé & travail, 31, 39-40, en 2000.

Pascale MOLINIER, Virilité défensive, masculinité créatrice. Travail, Genre et sociétés, 3, 25-43. en 2000

[4] Cotorep : organisme chargé de géré les personnes handicapées.

[5] Prière de lune de Fatima Elayoubi, Editions Bachari, Paris, 2007.

[6] Dany-Robert Dufour “ L'Art de réduire les têtes : sur la nouvelle servitude de l'homme libéré à l'ère du capitalisme total ”, Denoël, 2003

[7] Soigner et prévenir les blessures de l'enfance

Entretien avec Alice Miller paru dans CULTURES EN MOUVEMENT No 43, Décembre/Janvier 2002

http://www.alice-miller.com/interviews_fr.php?page=1

[8] Alice Miller, “ Le rôle décisif des témoins lucides dans notre société ”

Intervention au colloque \"Enfance et Violence\", Paris, Décembre 1996

http://www.alice-miller.com/articles_fr.php?lang=fr&nid=18&grp=11

[9] “ Marie Pezé, l'experte de la maltraitance au travail, a été licenciée pour \"inaptitude définitive\" ” Article publié le 25 juillet 2010, Par Bertrand Bissuel ; source : Le Monde ;

http://cfecgc-cci.blogspot.com/2010/07/marie-peze-lexperte-de-la-maltraitance.html

“ Marie Pezé, experte de la souffrance au travail, licenciée ” et “ L'experte de la souffrance au travail „discriminée” puis virée ”, par Augustin Scalbert, sur le site de Rue89

http://www.rue89.com/confidentiels/2010/07/22/lexperte-de-la-souffrance-au-travail-discriminee-puis-viree-159499

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