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Sujet : peut-on opposer l’art à la technique ?

Publié le 20/01/2011

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technique

 

 

 

« Ars longa, vita brevis. » Ainsi les Latins traduisirent-ils une pensée d’Hippocrate, que nous pourrions énoncer de la suivante manière : « L’art est long, la vie courte. » La pérennité de l’art, en effet, assure celle de ses géniteurs ; mais ce serait mal juger cet aphorisme que de restreindre ainsi la portée du terme « ars », car nous serait alors occulté le sens de l’expression tel qu’il fut compris par qui immortalisa cet adage. Qu’était pour Hippocrate la τέχνη, et qu’était l’ars pour qui traduisit ce mot grec ? Ce dernier, rappelons-le, est à l’origine de notre technique ; quel est donc le lien entre ces deux disciplines ? Sont-elles consubstantielles, l’une comprend-elle l’autre, ou serait-il plus juste d’établir une opposition entre elles ? Il convient de procéder à une réponse à cette problématique en trois temps : d’abord sera considérée l’opinion antique, qui longtemps eut cours ; puis, celle qui s’y substitua au XVIIIe siècle ; enfin sera avancée une conciliation de ces deux thèses.

 

La conception antique de l’art constitue le premier objet de notre étude. Dans l’Antiquité, l’on considère que l’art est essentiellement une technique, ou un ensemble de techniques, orientées vers une fin donnée ; l’art relève de la production artificielle, et peut qualifier diverses activités, ou les outils s’y rapportant. C’est ainsi que les Anciens parlent des arts de la guerre, de la médecine, et ainsi de suite ; Horace fut l’auteur d’un Ars Poetica, et Ovide d’un Ars Amatoria ; Salluste va jusqu’à employer le terme dans le sens de « vertus », en ce qu’elles sont auxiliatrices de quiconque désire mener une heureuse vie.

Si technique provient du mot τέχνη, le terme ars nous a donné à la fois artiste et artisan ; sa descendance nous signifie avec assez d’éloquence quels en furent les sens. Pour les Anciens, la pratique de l’art est essentiellement liée à celle de la technique : l’artiste et l’artisan sont un. La technique fournit des outils et un savoir qui transparaissent dans les productions artificielles qui en procèdent ; ainsi fut conféré la dénomination d’art à la première comme aux secondes.

Cette conception sera mieux comprise si l’on considère la suivante expression d’Aristote, dans sa Physique : « l’art imite la nature » ; ou plus précisément encore, suivant saint Thomas d’Aquin : « ars imitatur naturam in sua operatione », « l’art imite la nature dans son opération », dans sa manière de procéder. Selon les Anciens, en effet, ainsi que le souligne ce même Aristote, « la nature ne fait rien en vain » : ses actions sont toutes ordonnées à une certaine fin. C’est en cela que l’art doit imiter la nature : l’art, la technique, doit d’une manière propice et convenable diriger les forces dont l’on dispose à la fin que l’on s’est donnée.

 

Cette conception antique, qui connut plusieurs millénaires de prépondérance, fut cependant remise en question au XVIIIe siècle.

 

C’est alors, en effet, qu’un sens distinct sera attaché au terme d’art, lequel dès lors cesse d’être comme synonyme de technique. Ce siècle va voir naître une conception nouvelle, qui voit dans l’art le moyen de la sensibilisation à une beauté enracinée dans la subjectivité et dont chacun est juge. Le philosophe allemand Baumgarten crée le terme d’esthétique pour désigner l’exercice de la faculté du goût dans le discernement du beau ; ce même exercice devient le critère premier du jugement d’une production artistique.

Cette conception sera menée jusqu’à la considération de l’art comme seul moyen de production du beau, et marquera ainsi une rupture avec l’opinion jusqu’alors courante qui établit une équivalence entre art et technique ; car l’enfantement du beau devient alors la fonction première de l’art, et l’on ne désignera par là que les productions chez lesquelles on trouvera ce caractère.

Si la conception antique voit dans l’art une nécessité d’imiter la nature dans sa manière d’ordonner et d’exécuter ses actes et opérations et ainsi de prolonger le monde naturel par la technique, la nouvelle conception de l’art voit dans ce seul vecteur de la beauté une rupture marquée avec la nature, ainsi que l’écrit Hegel, dans son Esthétique : « le beau artistique n’est engendré que par l’esprit, et c’est en tant que produit de l’esprit qu’il est supérieur à la nature ». La technique, qui n’est plus alors une discipline dont l’art est une manifestation, ou bien un synonyme, voit sa qualification altérée : l’art produit bien le beau par une certaine technique ; mais le beau, désormais seule fin de l’art, relevant d’une sensibilité individuelle, propre au peintre qui la partage, ne se peut laisser définir par la seule notion de technique. Le jugement que l’on en fait ne dépend pas, certes, du caprice individuel, mais bien de l’exercice d’une faculté qui, bien qu’en tous, s’exprime d’une manière subjective. Ainsi y a-t-il dans le beau un caractère indicible, ineffable, qu’il serait fort inadéquat de rattacher à un ensemble de méthodes et d’outils précise et donnés, ce que nous appelons technique. La technique se distingue désormais de l’art d’une manière nette : en ce qu’elle a une fin pratique, ou pour ainsi dire, utile. Elle peut ainsi rejoindre l’art en lui était concomitante, mais nullement en lui étant équivalente.

 

L’analyse de ces deux thèses nous amène à poser le problème d’une conception derechef renouvelée de l’art dans son rapport à la technique, de par une conciliation des susdites structures conceptuelles liée à une considération de la situation présente.

 

Ainsi, l’art et la technique furent d’abord synonymes, avant que la première se démarque de cette dernière par une vision qui l’imposa comme n’ayant pour fin que la production de la beauté, et en en faisant le seul moyen d’y parvenir, attribuant par ailleurs à la technique le caractère d’une fin outre : pratique, utile, constructive surtout. Aux Beaux-Arts succéda l’art contemporain, qui n’a désormais pour fin que lui-même. Peu importe aujourd’hui à l’artiste quelle sera la beauté de son œuvre ; il est comme exempt de cette considération. Mais si l’on a quitté la conception de l’art ci-dessus exposée, nous ne pouvons cependant avancer que l’art se rapproche de nouveau de la technique ; car l’absence d’une fin propre à l’art reste un critère de distinction par rapport à la technique.

Remarquons cependant qu’en aucun lieu, nous avons fait allusion à quelque opposition entre l’art et la technique ; une distinction fut certes établie, mais nullement une contradiction. C’est que l’art fut d’abord technique, puis celle-ci vint au service de l’art ; mais nul n’a soutenu que la production du beau, ou de « l’art pour l’art », se doit opposer à la notion de technique. L’absence d’une telle thèse marque bien l’existence d’un caractère qui lie fondamentalement l’art à la technique : toute production, même si elle ne saurait s’y réduire, requiert des méthodes et outils, que, lorsqu’elles sont associées, nous désignons convenablement par le terme de technique.

À qui voudrait opposer art et technique, il faudrait d’abord montrer en quoi leurs fins seraient contraires : si la technique reste le moyen de production, de construction, d’élaboration de choses hors d’elle-même, l’art s’est vu attribué soit ces mêmes fins, soit la beauté, soit elle-même. Peu seraient prêts à lui conférer un caractère contre-productif, destructif, voire délétère, qui nous permettrait réellement de parler d’une opposition de l’art à la technique.

 

Il reste à établir une conclusion à ces constatations.

 

 

Ainsi l’art et la technique furent-elles d’abord synonymes, en ce que la première n’était souvent que manifestation de la seconde ; puis, l’art se distingua par une altération de sa fin, qui tourna vers la production du beau, laquelle mit la technique à son service, sans toutefois pouvoir s’y réduire. Aujourd’hui, l’art vit une crise, qui voit remise en question son identité : qu’est-ce que l’art ? À quoi sert-il, quand bien même il aurait une utilité ? À ces questions, les réponses, nous le voyons, n’opposent pas l’art à la technique plus que l’avaient fait les conceptions artistiques les ayant précédées. Nul refusera d’admettre que les disciplines artistique et technique connurent une séparation au XVIIIe siècle, et que celle-ci subsiste jusqu’aujourd’hui ; mais l’on n’en trouvera pas davantage pour soutenir l’opinion selon laquelle cette séparation fut affectée par quelque opposition.

Nous pourrions, suite à cette analyse, nous demander quelle fin se doit donner l’art, et quelle doit être son orientation ; et au-delà, si la quête de nouveauté artistique doit se voir rediriger, afin de remplir pleinement la vocation créatrice de l’art, laquelle constitue son essentiel lien avec la technique.

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