qu'est-ce qu'une théorie scientifique ?

« IV.

— RÔLE D'UNE THÉORIE SCIENTIFIQUE. Dans l'histoire des sciences, les théories furent longtemps considérées comme ayant pour but de chercherl'explication dernière des phénomènes dans la nature intime et cachée de la matière et de l'univers.

Mais cettenature de la matière, on la demandait moins aux leçons directes de l'expérience scientifique qu'à des conceptionsphilosophiques à priori sur le monde : théories physiques et cosmologie métaphysique étaient, indiscernablementunies.

Ainsi en était-il au XVIIe siècle dans les controverses entre cartésiens et atomistes.Puis, avec le développement des méthodes expérimentales, l'indépendance des théories scientifiques par rapport àla philosophie s'accentua, surtout à la fin du siècle dernier, et ce fut le mérite de DUHEM de nous faire prendreclairement conscience de cette évolution dont son ouvrage .

marque l'aboutissement.

DUHEM affirme qu'une théoriescientifique n'est pas une explication des phénomènes prétendant définir la nature intime do la matière, mais unesimple représentation cohérente et synthétique d'un ensemble de lois, à laquelle peut succéder un jour une autrereprésentation plus complète englobant la première.

Selon lui, tout ce qui prétendrait, au-delà de la représentation,chercher la structure cachée de la matière sous les phénomènes visibles et mesurables, n'est que conjecture extra-scientifique.

Peu avant lui, Henri POINCARÉ montrait déjà dans La Science et l'Hypothèse qu'une théorie scientifiquen'est qu'un langage commode : elle n'exprime pas la nature des choses mais figure les relations vraies existant entreelles.

Ces relations peuvent être représentées de diverses façons par diverses images, si bien que plusieurs théoriespeuvent être également vraies; on choisira la plus simple et la plus utile, c'est-à-dire celle qui rend compte d'un plusgrand nombre de lois (!).DUHEM et POINCARÉ, en réaction contre le scientisme, affirmaient en somme tous deux la relativité de laconnaissance scientifique, revenant ainsi au « sôzein ta phainomena » des astronomes grecs.

Selon eux, le rôle dela science peut se résumer en trois points :A.

Langage commode, elle est une « économie de la pensée ».

De même que la loi condense dans une relationcommune de multiples faits, de même la théorie condense de multiples lois sous un petit nombre de principesgénéraux dont ces lois découlent et à partir desquels elles peuvent être retrouvées. B.

Bien plus, elle opère une classification entre ces lois, les ordonne suivant leur parenté idéale en un toutsynthétique.

Et elle tend à devenir une classification naturelle, en sorte que l'ordre que la théorie exprime entre leslois soit au .moins une image exacte des relations réelles qui existent entre les choses. C.

Enfin, la théorie permet non seulement de .prévoir des lois nouvelles, mais d'orienter la recherche scientifiquefuture.Ainsi l'optique ondulatoire a préparé les voies à de plus vastes synthèses, telles que la théorie électromagnétique deMAXWELL qui jette un pont entre lumière, électricité et magnétisme.

Ainsi encore, de nouveaux faits, tels que l'effetphotoélectrique, inexpliqués par la théorie ondulatoire, ont montré que cette théorie était devenue à son tourinsuffisante à embrasser tout le domaine des faits et devait être complétée.

Les physiciens ont été ainsi orientésvers les théories quantiques modernes. V.

— ÉVOLUTION DE LA NOTION DE THÉORIE. Après DUHEM et POINCARÉ, l'évolution des théories qu'ils avaient connues a continué.

Et la notion même de théorie,son rôle et sa valeur, ont quelque peu évolué.

Du vivant même de DUHEM, la théorie atomique s'affermissait déjà etvoyait ses premières brillantes confirmations expérimentales.

Cependant, DUHEM, trop logique, si je puis dire, avecses idées premières, ne voulut jamais la considérer comme une véritable théorie scientifique, n'y voyant que destentatives d'explications hypothétiques, et donc extra-scientifiques, sur la structure de la matière.Cependant la science d'aujourd'hui nous oblige à voir dans la théorie atomique, non seulement une véritable théoriereprésentative au sens de DUHEM, mais plus encore une véritable et féconde explication des phénomènes de laphysique macroscopique par la structure submicroscopique de la matière, devenue à son tour objet de science, sousla double poussée des progrès de la technique physique et de la spéculation mathématique. CONCLUSION.

— Que conclure ? Tout d'abord, que si une théorie scientifique a son point de~ départ, sa norme perpétuelle et son critère ultime dans l'expérience, elle n'en est pas moins à tout moment une oeuvre de l'activité del'esprit humain.

« Le développement de la physique provoque une lutte continuelle entre la nature qui ne se lassepas de fournir, et la raison qui ne veut pas se lasser de concevoir », et donc de synthétiser (P.

DUHEM).

A la foispar cette activité de l'esprit qu'elle met en jeu et par 'son, caractère synthétique et harmonieux, la théoriescientifique est une véritable oeuvre d'art.En second lieu, retenons que la notion de théorie scientifique évolue avec la science elle-même; c'est que lesmoyens d'investigation et de connaissance de l'esprit humain progressent à mesure qu'il avance lui-même sur laroute sinueuse de la conquête scientifique de l'univers.

C'est le rôle de la philosophie de nous faire prendreconscience de ce progrès.. »