Les Tragiques de Agrippa d'Aubigné
Publié le 10/04/2013
Extrait du document
Blessé grièvement au combat de Casteljaloux en 1577, Agrippa d'Aubigné entreprend la première ébauche des Tragiques sous le coup de la colère et de l'indignation. L'oeuvre ne paraîtra qu'en 1616, après des remaniements et des additions multiples, à la faveur des recherches historiques effectuées pour son Histoire universelle.
«
« Des-jà l'air retentit
et la trompette sonne.
Le son prend assurance
et
le méchant s'étonne.»
EXTRAITS
Livre 1, Misères ~ Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers; puis,
à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds , il brise
le partage
Dont nature donnait
à son besson l'usage ;
Ce voleur acharné, cet Esau malheureux,
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que, pour arracher
à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie.
Mais son Jacob , pressé d'avoir jeûné meshui,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,
A la fin se défend, et sa juste colère
Rend
à l'autre un combat dont le champ est la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflit se rallume et fait si furieux
Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en
sa douleur plus forte,
Succombe
à la douleur, mi-vivante , mi-morte;
Elle voit les mutins tous déchirés, sang/ans,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchans;
Quand, pressant
à son sein d'une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut
le sauver, l'autre qui n'est pas las
Viole en poursuivant l'asile de ses bras.
Adonc se perd le lait,
le suc de sa poitrine ;
Puis aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle
dit: « Vous avez,félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a portés ;
Or, vivez de venin sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre
nourriture! »
« Voicy le filz de l'homme et du grand Dieu le filz,
Le voici arrivé à son terme prefix.
»
Livre VII, Jugement
Les vivants sont saisis d'un feu de mouvement,
Ils sentent mort et vie en un prompt changement,
En une période, ils sentent leurs extrêmes;
Ils ne se trouvent plus eux-mêmes comme eux-mêmes,
Une autre volonté et un autre savoir
Leur arrache des yeux
le plaisir de se voir,
Le ciel ravit leurs yeux : des yeux premiers l'usage
N'eût pu du nouveau ciel porter le beau visage.
L'autre ciel, l'autre terre ont cependant fui,
Tout ce qui fut mortel se perd évanoui.
Les fleuves sont séchés, la grand mer se dérobe,
Il fallait que la terre allât changer de robe.
NOTES DE L'ÉDITEUR les auteurs des mille maux de la France.
Le tragique entraîne d'Aubigné à une
esthétique baroque parce que c'est un état de
déséquilibre, de rupture
du monde.
Elle se
traduit par ce que les Grecs appellent
«Chez d'Aubigné, ce n'est pas l'art qui est
exquis,
c'est le tempérament qui est
énorme.» Barbey d'Aurevilly.
Quelques dates
1552: naissance d'Agrippa d'Aubigné.
1572: massacre de la Saint-Barthélemy.
1598 : signature de l'édit de Nantes.
1616 : première édition des
Tragiques.
1630: mort d'Agrippa d'Aubigné.
Fidèle à la tradition des écrivains satiriques
protestants, Agrippa d'Aubigné rapproche
Catherine de Médicis de Jézabel, Henri IV
de Gédéon, Charles IX de Néron et
Paris de
Babel.
Ainsi fait-il de tous ces personnages
l' « hybris »,c'est-à-dire la démesure, les
hyperboles, les ostentations.
L'exubérance
des
Tragiques ne plut pas au classicisme
du
XVII e siècle et il fallut attendre
Sainte-Beuve et le romantisme pour
redécouvrir l'œuvre.
Sans d'Aubigné, Victor
Hugo n'aurait pas écrit
Les Châtiments.
Il
s'inspira aussi du titre de la première partie
des
Tragiques, Misères, pour Les Misérables.
1 Edimedia 2, 3 , 4 , S bois gravés par Léon Zack , éd.
du Rocher , Monaco , 1946
« La grandeur de d'Aubigné consiste à
avoir essayé d'enfermer dans la forme
résistante du poème non la plainte, mais le
cri
de certitude des martyrs de sa cause,
leur chant adressé à leur Dieu ;
il a parlé
pour des voix réduites au silence ;
il a aussi vomi la fureur à l'égard de ceux
qui lui semblaient avoir commis
ou n'avoir pas empêché
l'injustice.
»
Marguerite Yourcenar.
AUBIGN É02.
»
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