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Le triomphe imparfait de Yasser Arafat à Gaza

Publié le 27/02/2008

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arafat
1er juillet 1994 -   Il est venu mais il n'a pas vaincu. La marche triomphale de Yasser Arafat sur Gaza, première enclave partiellement libérée de Palestine, fut trop brève. A la fois trop amidonnée et trop désordonnée pour entrer dans l'histoire des grands retours d'exil politique. Benazir Bhutto au Pakistan, l'ayatollah Khomeiny en son temps, Nelson Mandela plus récemment, avaient su faire vibrer les foules, déclencher de véritables apothéoses populaires.

   La rentrée d'Abou Ammar sur sa terre ne fut qu'une fête, une grande fête imparfaite. Pas de bain de foule, un discours médiocre et inaudible, pas même la reprise en choeur du très bel hymne national palestinien " Biladi, Biladi " (Mon pays, Mon pays). Ce devait être le jour du sacre, ce fut la prise de fonction d'un homme venu conforter une légitimité historique, fourvoyé, au regard de pas mal des siens, dans un pénible accord de transition vers la paix.

   Prisonnier de sa garde prétorienne, les fameux " bérets noirs " de la " Force 17 ", Yasser Arafat a pu voir son peuple massé par dizaine de milliers sur le parcours du cortège officiel. Mais son peuple, lui, ne l'a pas vu. Il l'a aperçu, de loin, à travers la vitre ouverte de sa Mercedes noire qui fonçait sur la route de Rafah à Gaza-Ville.

   Une seule fois, en traversant Khan Younès, le " frère-président ", comme disaient les banderoles déployées ici et là, a consenti à stopper la course folle du défilé.

   Il a fait ouvrir le toit de sa limousine et il est sorti.

   Deux bras levés en " V " de la victoire, un large sourire, ce fut assez pour déclencher l'indescriptible émoi de la multitude.

   " Abou Ammar ! Abou Ammar ! nous t'aimons ! ". Une tempête de voix disciplinées cria son nom. Les tambourins, les youyous des femmes endimanchées, les cris des enfants, le soleil, la sueur, une mer d'étendards quadricolores et des portraits colorés du héros, au total une bouillonnante cascade de joie.

   On crut la journée " historique " sauvée. Il allait descendre sûrement, serrer des mains, se laisser porter par l'émotion.

   Mais non, très vite, les " bérets noirs ", rejoints par les " rouges " (la police régulière de l'OLP) reprirent la situation en main, écartèrent la foule à grands cris et le cortège s'ébranla de nouveau dans un nuage de poussière. Bref moment d'euphorie gâché par la crainte de l'attentat, l'obsession sécuritaire d'une armée traumatisée par les assassinats de ses grands leaders historiques, les Abou Jihad et les Abou Iyad, jamais oubliés.

   A l'arrivée déjà, à Rafah, un cameraman étranger, qui eut le tort d'utiliser un matériel dont la silhouette rappelait trop celle d'une arme, se fit rouer de coups, arrêter et embarquer par les " bérets noirs ". La rumeur courut que le " président " venait d'échapper de peu à un attentat. Des agences de presse et surtout la radio israélienne la répercutèrent. En fait de tentative d'assassinat, ironisa plus tard Nabil Chaath, premier conseiller du patron, " la seule menace qu'eut à subir Arafat fut celle de mourir étouffé sous les baisers ".

   Pas ceux, en tout cas, des notables qui avaient été invités par la nouvelle autorité à se masser sous l'auvent d'une future station-service, à l'extérieur du terminal frontalier de Rafah.

   Ils étaient tous là pourtant, les Fayçal Husseini, Saëb Erakat, Zahira Kamal, Hanane Achraoui et tous les noms célèbres de la lutte de l'intérieur contre l'occupation.

   Tous là, les corps constitués, les dignitaires des Eglises, l'évêque catholique de Jérusalem, les patriarches grec-orthodoxe et arménien, dans leur lourde robe noire, les consuls étrangers des territoires occupés, les représentants des instituts d'aide aux Palestiniens, l'UNRWA, la communauté européenne, etc. Tous là aussi, les députés arabes de la Knesset israélienne, les élus de Galilée et du Néguev, qui sont eux aussi Palestiniens.

   Tous là aussi, les enfants des " martyrs ", organisés en cohorte chantante, et les scouts, les fanfares, la garde d'honneur de la marine palestinienne que le " président " devait passer en revue. Tous là pour rien, ou presque. Abou Ammar n'a pas pris la parole sur la petite tribune dressée pour l'occasion. Il n'a pas foulé le grand tapis aux couleurs nationales qu'on s'apprêtait à dérouler. Il n'a pas serré de mains après quelques pas dans la clameur et les tam-tam. Les " bérets noirs " sont intervenus. Deux soldats ont soulevé le petit homme au keffieh que personne n'apercevait. Ils l'ont montré trois secondes à la foule et puis hop, un sourire, une paire de bras levés au-dessus d'une forêt de mitraillettes et retour à la limousine blindée.

   Quatre heures d'attente pour une image éphémère sur la grande avenue Omar-el-Moukhtar, qui s'étale au pied de l'ancien gouvernorat militaire israélien, en plein centre de Gaza-Ville, ce fut plus long, beaucoup plus long. Fatigués, lassés par les discours d'échauffement des notables locaux, écrasés de soleil, des milliers de Palestiniens, parmi les dizaines de milliers qui s'étaient massés là pour apercevoir le symbole de leur espérance, s'en retournèrent chez eux avant même le début du discours du président.

   A la vérité, ils ne manquèrent pas grand-chose tant l'allocution, improvisée, a déjà été entendue des dizaines de fois et sembla fort peu à la hauteur de l'événement. Yasser Arafat n'est pas un tribun, on le savait. C'est un miraculé de la politique proche-orientale. " Au nom de Dieu, tout puissant et miséricordieux, je m'adresse à vous tous, ô mes frères libres et prisonniers, ô mes frères blessés, ô nos soeurs détenues, nos mères et épouses de martyrs, nous voici enfin ensemble sur le sol de Palestine, à Gaza la combattante. " Introduction générale, puis message politique : " En ce jour nous saluons nos frères détenus et d'abord Cheikh Ahmed Yassine. " Condamné à la prison à vie par la justice militaire israélienne, pour avoir trempé dans le meurtre de deux soldats dont les corps n'ont jamais été retrouvés, le cheikh Yassine est un vieil homme paralysé qui fut, en 1987, le fondateur du Hamas, ce Mouvement de la résistance islamique qui s'oppose aux accords conclus avec Israël. Yasser Arafat ne désespère pas de faire entrer rapidement des membres du Hamas dans son gouvernement autonome. A son fondateur, barbu et prisonnier, il dit : " Sois tranquille dans ta cellule. Nous ne t'oublierons pas, nous n'aurons de cesse que tu sois libre. " L'objectif fut atteint. De la multitude, montèrent une écume de joie, des applaudissements, des youyou. Les sympathisants du Hamas sont plus nombreux à Gaza qu'ailleurs et Yasser Arafat le sait. Il appelle à l'unité nationale - " Unité ! Unité ! Unité ! " - , cette " unité qui est notre bouclier et qu'il nous faut renforcer pour construire notre Etat. " Il parle ensuite de Jérusalem. Il s'abstient de la proclamer, comme à l'habitude, capitale de la Palestine.

   Promesse faite à Israël ? " Nous disons aux Israéliens que nous reconnaissons leurs lieux sacrés à Jérusalem et qu'ils doivent reconnaître les nôtres, chrétiens et musulmans. " Il se fait incantatoire : " Jérusalem ! Jérusalem ! Jérusalem ! Nous avons fait le serment qu'un jour nous irons tous prier à Jérusalem ! ". La foule exulte, hurle, chante sa joie et reprend le refrain d'une veille antienne des temps révolutionnaires. " Abou Ammar ! Yasser Arafat ! Notre sang, notre âme, sont à toi ! " Tout à l'heure, avant l'arrivée du " héros ", la pression de la foule qui voulait s'approcher de la tribune des notables fut telle que l'un des " bérets noirs ", posté sur le toit de la scène, perdit son sang-froid et lâcha une rafale de mitraillette vers le ciel. L'affolement atteint son comble : chaises renversées, cris de peur, la houle se fit tout à coup dangereuse. C'est un arbre trop chargé de spectateurs qui s'effondre, un toit de tuiles qui craque. Ajoutant à la panique, les ambulances font hurler leurs sirènes pour se frayer un passage et finalement ramasser cinq blessés.

   Pourtant, les grands réseaux de télévision internationaux, qui ont investi des sommes folles dans l'affaire, n'ont pas leur compte d'images. Les producteurs errent d'un officiel à l'autre. " Comment ? C'est tout ? Pas de conférence de presse ? Mais vous ne vous rendez pas compte ! hurle l'un d'eux, pour les télés du monde entier Arafat n'est pas arrivé. Il n'est pas en Palestine. On l'a à peine vu ! " Trop tard. Le petit homme au keffieh est porté par une " joie euphorique ", comme dira Nabil Chaath, il est désormais rentré à l'hôtel Palestine, le seul établissement moderne - téléphone et air conditionné - de la ville de Gaza. " Il n'est pas fatigué, nous dira le conseiller, simplement il va maintenant présider notre premierconseil des ministres en Palestine, et ça, c'est un événement historique ".

   Samedi 2 juillet, l'inaltérable symbole de l'aspiration nationale palestinienne devait faire prêter serment à chacun des dix-huit membres de son " conseil des ministres de l'autonomie ". Présider, recevoir les notables, discuter des problèmes, préparer une visite-éclair à Jéricho - " dimanche ", à promis Nabil Chaath - et aussi se préparer à accueillir " une haute délégation israélienne qui a demandé à venir le saluer ici, à Gaza ".

   Le programme est d'autant plus chargé que le séjour sera bref. Mardi, le " président de l'autorité transitoire palestinienne " - son titre officiel pour les Israéliens - se rendra à Paris pour y recevoir, à l'UNESCO, en compagnie d'Itzhak Rabin et de Shimon Pérès, le prix Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix. Ensuite, il faudra se remettre au travail. Sans garantie de succès parce que la tâche est immense et qu'une indiscutable légitimité ne garantit pas l'avenir. Une chose est d'être la Palestine, une autre est de la construire.

PATRICE CLAUDE Le Monde du 3-4 juillet 1994

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