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Voltaire : Lettres philosophiques (anglaises), X

Publié le 06/09/2006

Extrait du document

voltaire

Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour; de là s'est formée la grandeur de l'Etat; c'est le commerce qui a établi peu à peu les forces navales, par qui les Anglais sont les maîtres des mers. Ils ont à présent près de deux cents vaisseaux de guerre; la postérité apprendra peut-être avec surprise qu'une petite île, qui n'a de soi-même qu'un peu de plomb, de l'étain, de la terre à foulon, et de la laine grossière, est devenue par son commerce assez puissante pour envoyer en 1723 trois flottes à la fois en trois extrémités du monde, l'une devant Gibraltar conquise et conservée par ses armes, l'autre à Porto-Bello pour ôter au roi d'Espagne la jouissance des trésors des Indes, et la troisième dans la Baltique pour empêcher les puissances du nord de se battre.     Quand Louis XIV faisait trembler l'Italie, et que ses armées déjà maîtresses de la Savoie et du Piémont étaient prêtes de prendre Turin, il fallut que le prince Eugène marchât du fond de l'Allemagne au secours du duc de Savoie; il n'avait point d'argent sans quoi on ne prend ni ne défend les villes, il eut recours à des marchands anglais; en une demi-heure de temps on lui prêta cinquante millions, avec cela il délivra Turin, battit les Français, et écrivit à ceux qui avaient prêté cette somme ce petit billet: "Messieurs, j'ai reçu votre argent et je me flatte de l'avoir employé à votre satisfaction."     Tout cela donne un juste orgueil à un marchand anglais, et fait qu'il ose se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. Aussi le cadet d'un pair du royaume ne dédaigne point le négoce. Milord Townshend, ministre d'Etat, a un frère qui se contente d'être marchand dans la Cité. Dans le temps que Milord Oxford gouvernait l'Angleterre, son cadet était facteur à Alep, d'où il ne voulut pas revenir, et où il est mort.     Cette coutume, qui pourtant commence trop à se passer, paraît monstrueuse à des Allemands entêtés de leurs quartiers; ils ne sauraient concevoir que le fils d'un pair d'Angleterre ne soit qu'un riche et puissant bourgeois, au lieu qu'en Allemagne tout est prince; on a vu jusqu'à trente altesses du même nom, n'ayant pour tout bien que des armoiries et de l'orgueil.     En France est marquis qui veut, et quiconque arrive à Paris du fond de sa province avec de l'argent à dépenser et un nom en ar ou enille peut dire "un homme comme moi, un homme de ma qualité", et mépriser souverainement un négociant; le négociant entend lui-même parler si souvent avec dédain de sa profession qu'il est assez sot pour en rougir; je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un Etat, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d'esclave dans l'antichambre d'un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde.

Vue d'ensemble

C'est le commerce qui est la source de la puissance anglaise et donc de la liberté dans ce pays. Il a pu se développer grâce à l'attitude psychologique des Anglais qui, contrairement aux autres nations européennes, jugent très honorables les activités commerciales.

Mouvement du texte

A. Les faits (I. 1 à 27) : 1. La puissance anglaise est due au commerce, non aux ressources naturelles (l. 1 à 10). 2. Exemples historiques de cette puissance (l. 10 à 27) : - Action directe par la puissance navale (l. 10 à 16) ; - Action indirecte par l'argent (l. 17 à 27). (Progression entre ces deux exemples : l'argent permet d'agir sans même être présent soi-même.) B. L'analyse (I. 28 à 56) : 1. Deux attitudes opposées face au commerce : - Positive : celle des Anglais (l. 28 à 35). - Négative : Allemands et Français (l. 36 à 49). 2. Question orientée : laquelle choisir ? (l. 49 à 56).

voltaire

« - (l.

12 à 16) Progression dans la présentation des flottes.

Capable de conserver son bien (Gibraltar), de déposséder18autrui, «ôter la jouissance» de Porto-Bello, de jouer un rôle d'arbitre (mer Baltique).- (l.

18 à 22) Accumulation de mots signalant la difficulté de la tâche du prince Eugène : «armées déjà maîtresses...prêtes de prendre...

du fond de l'Allemagne».- (l.

23 et 24) Opposition entre la rapidité extrême : «une demi-heure de temps» et l'énormité de la somme«cinquante millions».

Souligne la facilité de l'entreprise pour les «marchands anglais».- (l.

24 à 27) Avec cet argent, facilité de l'entreprise du prince Eugène, soulignée par la rapidité de l'action :accumulation de propositions indépendantes juxtaposées : «il délivra..., battit..., écrivit...».

Ce qui paraissait difficilene l'est plus.

L'argent a tout changé, d'où le contenu du billet de remerciement du prince.- (l.

28)Juste orgueil.

L'adjectif corrige ici ce que le substantif pourrait avoir de péjoratif.- (l.

29)Non sans quelque raison renforce cette idée : l'audace de se comparer à un citoyen romain (c'est-à-dire àquelqu'un régentant l'univers) est en partie justifiée.- (l.

30 à 35) Cadet d'un pair du royaume.

Les exemples de la mentalité anglaise sont pris parmi la plus hautenoblesse.

Progression entre les deux exemples : le premier, cadet d'un ministre fait son négoce à Londres ; lesecond, frère du premier ministre, n'hésite pas à préférer son métier de marchand au séjour brillant dans sa patrie :«ne voulut pas revenir».- (l.

36) Qui pourtant commence trop à se passer.

L'admiration de Voltaire pour l'Angleterre ne l'empêche pasd'introduire une nuance critique.- (l.

37) Monstrueuse.

Mot très fort, d'autant plus expressif que Voltaire, en écrivain classique, a très rarementrecours à l'hyperbole.

Il est expliqué par la phrase suivante : «ils ne sauraient concevoir».- (l.

37 et 38) Entêtés de leurs quartiers.

Voltaire se moquera souvent de la contradiction existant entre laprétention nobiliaire des Allemands, et leur peu de biens (cf.

le baron de Thunder-ten-tronckh, dans Candide).Souligné ici par : «pour tout bien...

des armoiries et de l'orgueil» (l.

41 et 42).- (l.

42) Orgueil.

Au juste orgueil des Anglais (cf.

1.

28) s'oppose donc le vain orgueil allemand.- (l.

43)En France est marquis qui veut.

Affirmation sans doute excessive, explicitée dans les lignes suivantes ;pourtant à cette époque la pratique de l'anoblissement est fort répandue, le roi ayant de gros besoins d'argent.Cette noblesse récente est souvent plus arrogante que l'ancienne.— (l.

49) Assez sot pour en rougir.

Les préjugés de la noblesse déteignent sur les roturiers, à force d'être répétéscomme s'ils étaient fondés : «parler si souvent avec mépris» (l.

48).— (l.

49) Je ne sais pourtant : poser ainsi la question, c'est la résoudre.

Le critère retenu est l'utilité (l.

50), d'où lesportraits contrastés 'du grand seigneur versaillais, élégant et inutile, et du négociant contribuant «au bonheur dumonde» (l.

56).— (l.

52 et 53) Airs de grandeur...

rôle d'esclave.

Opposition (ou antithèse) entre le paraître et l'être réel.— (l.

54) Un négociant.

Les trois relatives qui terminent le texte sont ordonnées suivant une double progression :a) du plus proche, son pays, au moins proche, Surate, le Caire, et au monde dans son ensemble ;b) du plus concret et matériel, enrichir son pays, à une action plus indirecte, donner de son cabinet des ordres, et àune notion morale et abstraite, le bonheur du monde.

Le texte se termine ainsi sur un double élargissement. Conclusion Dans ce texte, Voltaire fait l'éloge d'une qualité fondamentale des Anglais, leur attitude face au commerce, qui apermis à cette nation de se hisser au premier rang des nations malgré de faibles ressources naturelles.

Mais cetéloge n'est pas un simple reportage admiratif.

Il est du même coup une critique fondée de l'attitude contraire, enparticulier celle des Français qui au cours du XVIIIe siècle tendent à se faire supplanter par les Anglais.Les Lettres philosophiques ne se veulent jamais simplement descriptives mais incitent toujours le lecteur de l'époqueà la réflexion et à la remise en cause des habitudes qui sont les siennes, Il n'est donc pas étonnant que ce livre aitdès sa parution été considéré comme scandaleux et contraire aux puissances établies.. »

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