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ÉNÉAS (Roman d')

Publié le 06/12/2018

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ÉNÉAS (Roman d'). Apparu au milieu du XIIe siècle (vers 1150; son auteur serait un clerc normand écrivant pour les Plantagcnêts), il dispute au Roman de Thèbes l’honneur de représenter le premier monument romanesque français et constitue, assez souvent, une scrupuleuse adaptation de l’Énéide de Virgile, qu’il lui arrive en maints endroits de suivre mot à mot, et même de compléter avec érudition (lorsque le poète médiéval, par exemple, décrit un sacrifice antique). Cependant cette fidélité à la source latine se révèle inégale : l’adaptateur se réserve en plus d’un cas la liberté de modifier la succession des événements qu’il trouve chez Virgile, ainsi lorsqu’il remplace le fameux rapere in médias res par une sorte d’introduction insérant le jugement de Pâris dans le cadre général de la guerre de Troie; de même, il laisse de côté tout le livre III de l'Enéide qu’il se contente de résumer en quatre vers et, très fréquemment, élimine les noms propres (Amata, Juturna, Sulmo, etc.), des personnages secondaires comme Laoçoon, Palinure, Iarbas, des divinités secondaires comme Éole ou Allecto et des scènes mythologiques : les conseils sur l’Olympe

« leur égard un parti pris de sobriété.

Enfin les formules et la laisse épique ont, à 1;évidence, moins nettement mar­ qué de leur empreinte Enéas que Thèbes.

Le grand apport du Roman d'Énéas se situe surtout au niveau des personnages féminins et de la peinture du sentiment amoureux.

Pour les personnages féminins, l'on se trouve en présence d'un curieux triptyque constitué par Didon, reine de Carthage, Camille, reine des Vols­ ques, et Lavine, fille du roi Latinus.

La place de Camille, bien qu'il s'agisse d'un personnage secondaire qui n'aime point et n'est point aimé, n'est pas négligeable.

Cette vierge guerrière, véritable Amazone, est l'objet d'un exceptionnel p9rtrait, le plus important non seule­ ment du Roman d'Enéas mais de tous les romans anti­ ques.

Chaste et vertueuse, Camille s'oppose à Didon.

Celle-ci, veuve adultère, sensuelle et coupable, repré­ sente la femme impure en proie à la passion dévorante et fatale qui la conduit au suicide, et nous semble bien le reflet d'un point de vue clérical sur la mutabile femina.

A Didon s'oppose aussi la jeune Lavine, tendre et inno­ cente proie du mal d'amour, qu'épousera le héros; l'amour exerce sur elle les mêmes ravages que sur la reine de Carthage.

La peinture de cette passion dévorante qu'est 1' amour est l'occasion d'emprunts nombreux et manifestes à Ovide, notamment lors de la description des effets de l'amour et, en particulier, de l'insomnie; au beau milieu de l'aeras oviaïana, qu'il s'agisse de la passion de Didon ou de celle de Lavine, l'écrivain médiéval puise chez l'auteur des Amours et des Métamorphoses tout un arse­ nal rhétorique spécifique d'images, de comparaisons, de conceptions, ainsi que l'a montré Edmond Faral.

Si le roman effectue un pas décisif dans sa thématique, il l'accomplit également ici sur le plan technique.

A cet égard, le fait le plus marquant tient à la présence de monologues souvent dialogués au cours desquels l'hé­ roïne ou le héros s'interrogent anxieusement sur leur amour.

L'auteur du Roman d' Énéas lance le monologue d'amoureux dans lequel excellera Chrétien de Troyes.

Ce dialogue intérieur se manifeste et s'accuse même au sein du vers.

Non sans brio, le poète médiéval pratique de manière concertée la stichomythie dans l'octosyllabe, qu'il lui arrive de désarticuler en deux ou trois répliques soulignant les vives reparties aux moments pathétiques du dialogue.

On pourrait comparer ses audaces formelles à celle de Victor Hugo brisant l'alexandrin.

Enfin, t9ut autant que les autres romans antiques, le Roman d'Enéas est habité par une veine exotique et baro­ que qui s'épanouit lors des descriptions, qu'il s'agisse de celle de Carthage dont les remparts magnétiques atti­ rent les hauberts des assaillants ou de celles des tom­ beaux de Pallas et de Camille, meublés par de fabuleux automates, merveilles de 1' art.

Ce goût des merveilles se manifeste aussi par la mention de l'évocation de merveil­ les de la nature, en particulier d'animaux extraordinaires tels que les petits poissons qui fournissent la pourpre, le crocodile qui dort la gueule ouverte, purgé par les oiseaux qui le pénètrent, l'oiseau qui pond au fond de la mer, mais qui est si chaud qu'il doit couver à sa surface pour ne pas cuire ses œufs, etc.

Enfin l'auteur du Roman d'Énéas se révèle un roman­ cier plein d'humour qui sait observer avec malice ses personnages.

Ainsi, après le véritable cours fait par la reine à sa fille Lavine sur les problèmes du cœur, cours tol!,t inspiré d'Ovide, la jeune fille, brusquement éprise d'Enéas, reconnaît les symptômes que sa mère vient de lui révéler, et la reine, en femme d'expérience, ne tarde pas à diagnostiquer le mal.

De même, le grave héros de Virgile, surpris par ses barons à lancer des œillades à sa beUe et à soupirer pour elle sous les remparts, est l'objet de leurs aimables railleries.

La présence de cet humour nous montre combien les tons peuvent être variés dans le Roman d'Énéas et passer des accusations de sodomie les plus ordurières au repentir le plus doux chez Lavine.

En tout cas, le Roman d' Énéas a exercé une profonde influence sur les romans d'aventures et d'amour qui 1 'on t suivi, en particulier sur les Lais de Marie de France et sur l'œuvre de Chrétien de Troyes.

Se dégageant de la chanson de geste avec des formes et des thèmes nouveaux apparaît ainsi, plus affinée que le Roman de Thèbes, une grande création romanesque évoquant les troubles des cœurs avec des raffinements précieux propres à séduire le public de l'époque.

Ce public des cours y retrouvant ce qu'il affectionne, le succès du Roman d'Énéas est attesté par ses nombreux imitateurs [voir ALEXANDRE (roman d'), ROMANS ANTI­ QUES, THÈBES (roman de), TROIE (roman de)].

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Relire I'Énéas.

Champ ion , 1985.. »

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