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Giraudoux : sa vie et son oeuvre

Publié le 13/12/2018

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GIRAUDOUX Jean (1882-1944). École buissonnière d’un fort en thème, rêve d’évasion d’un fonctionnaire, l’œuvre de Jean Giraudoux s’élabore dans une vie assez éloignée des mythes pour que l’ironie et l’irrévérence sachent y transcrire le quotidien de l’homme en une version malicieuse ou insolente du destin des plus hautaines figures de la légende.

 

Les mots

 

Giraudoux naît à Bellac, au cœur de la patrie de Racine, « centre même de la France, d’où sa forme apparaît la plus sensée et la plus harmonieuse », au moment précis où Jules Ferry prétend insuffler aux jeunes générations le goût des classiques et l’esprit de revanche. Encouragé par son père, modeste percepteur, il s’engage aussitôt sur un chemin tout égal : ce boursier studieux, tout en meublant son imaginaire de fonctionnaires sublimes, inspecteurs exorcistes et contrôleurs lyriques qui ressusciteront dans ses pages, accumule les distinctions, du lycée de Châteauroux (1893) à Lakanal (1900), avant d’être admis, suprême consécration, à F École normale supérieure (1903). Au mourir d’un siècle qui a peuplé son Parnasse de poètes maudits, voyants, tribuns ou prophètes, le « A nous deux maintenant! » du jeune Giraudoux paraît singulièrement timide : « J’ai bien senti que j’allais prendre le départ sur la ligne de tout jeune Limousin — futur fonctionnaire, industriel ou écrivain —, qui est de mieux s’élancer vers son pays et sa carrière ».

 

C’est alors qu’une révélation vient ébranler toutes ses certitudes : l’enseignement du professeur Charles Andler lui impose la fascination de l’Allemagne, « ce grand pays humain et poétique ». Devenu germaniste par passion plus que par raison, Giraudoux présente, pour le diplôme d’études supérieures, un mémoire sur le poète Platen, puis il effectue un séjour outre-Rhin (1906), comme précepteur à Heidelberg. Faut-il dater de cette époque l’irruption d’un peu de déraison dans cette vie toute réglée? Toujours est-il qu’il échoue à l’agrégation d’allemand. Lecteur de français à l’université de Harvard (1907), il infléchit radicalement le cours de sa carrière. Renonçant à enseigner, il cède d’abord au démon de l’écriture et publie un recueil de nouvelles, Provinciales (1909), qui est assez bien accueilli. Gide, notamment, est favorablement impressionné. Soucieux toutefois d’asseoir ses chimères sur des fondations sûres, Giraudoux se présente avec succès au concours des Affaires étrangères (1910).

 

A peine a-t-il le temps d’écrire l'École des indifférents (1911) et de s’initier aux finesses de la diplomatie, la guerre vient le saisir avec tous ses doutes.

 

Voyage au bout des illusions

 

Envoûté par la passion de la démesure dont l’âme allemande, romantique et rêveuse, lui semble habitée, Giraudoux reste fermement attaché à la mesure et à l’ordre qu’il voit se manifester partout dans la culture française. Aussi va-t-il chercher dans la littérature le moyen de revêtir le songe d’une forme rassurante, d’établir sur la déraison des choses un équilibre de phrases et de mots; ainsi l’entendra l’écrivain Lemançon, dans Juliette au pays des hommes : « L’univers était recouvert pour lui plus que pour tout autre d’une croûte verbale qui lui cachait les gouffres du chaos ».

 

La guerre va dramatiser ce débat. « Tous ceux qui là-bas derrière pensent à vous. Pourquoi vivent-ils? La

 

guerre serait si belle s’ils n’existaient pas... ». L’inconscience, la légèreté avec lesquelles Giraudoux semble plonger dans le conflit ne suffisent pas à faire taire le mystérieux appel de Novalis, de Kleist ou de Nietzsche; le narrateur de Siegfried et le Limousin parlera même d’un «pouvoir magnétique» : «Pendant la guerre, à deux ou trois reprises, j’avais cru percevoir cette succion d’un esprit, parfois tellement vive qu’elle semblait venir de la tranchée d’en face ».

 

Blessé deux fois, décoré, envoyé comme instructeur militaire au Portugal, puis aux États-Unis, le sous-lieutenant Jean Giraudoux clôt définitivement le cycle de ses exaltations épiques et de ses rêves wagnériens.

 

Le bruit et la fureur des armes paraissent avoir naturellement conduit sa conscience à l’équilibre d’une maturité, qui lui fait saluer en l’armistice de 1918 le retour à la norme; après avoir défini ses souvenirs de combattant comme « des souvenirs de réveil », l’écrivain fête, dans Adorable Clio (1920), sa place retrouvée d’homme dans l’harmonie universelle : « Guerre, tu es finie! voilà que je reprends ma vraie distance de la mort ». Il en résulte cette leçon salutaire : « Je sens que j’ai été un élément étranger en Allemagne; je me rends compte aujourd’hui seulement des malaises, des douleurs provoquées par elle en moi, et qui m’indiqueront peut-être mon vrai peuple » {Siegfried et le Limousin, 1922).

 

Le fonctionnaire poète

 

Ainsi se trouve confirmée dans sa portée métaphysique la double tâche du fonctionnaire au Quai d’Orsay et de l’écrivain. Propagandiste de la culture française, porteur d’avertissements solennels parmi les siens, Giraudoux applique sa conviction : « Connaître l’avenir et la prophétie qu’est la phrase de nos écrivains les moins inspirés, fût-elle de Boileau, [...] dispense des prophéties célestes » (préface de Littérature). Avant de reprendre ses activités de diplomate, il a le temps de publier Simon le Pathétique (1918) et Elpénor (1919). Promu dans le « grand cadre » des Affaires étrangères, Giraudoux s’installe alors dans une quiétude bourgeoise, épousant en 1921 Suzanne Boland, devenant père l’année suivante, assumant la charge de chef du Service des œuvres françaises à l’étranger. Il va, jusqu’en 1926, remplir des fonctions relativement obscures : nommé secrétaire d’ambassade à Berlin (1924), il rentre aussitôt à Paris en qualité de chef des Services d’information et de presse. Alexis Léger [voir Saint-John Perse] ne semble pas beaucoup apprécier le dilettantisme de son subordonné. Le scandale provoqué, à la parution de Bella (1926), par les traits satiriques dont se sentent égratignés les membres du cabinet Poincaré entraîne la disgrâce de Giraudoux. Sa nomination à la Commission d’évaluation des dommages alliés en Turquie équivaut à une mise à l’écart. Elle durera huit années, pendant lesquelles l’écrivain aura tout loisir d’épanouir son art.

 

En 1924, il a achevé Juliette au pays des hommes, puis, en 1926, proposé une seconde version de Simon le Pathétique. Il y ajoute Églantine (1927), Aventures de Jérôme Bardini (1930), Combat avec l'ange (1934). Ainsi s’affirme le style d’un romancier dont les acrobaties verbales, les récits sans héros ni intrigue, les paradoxes vertigineux définissent la singularité. Giraudoux fonde un genre qui lui appartient en propre, mais parviendra-t-il à le renouveler? La parodie des formes officielles et des conventions en art est ce point que le créateur doit atteindre pour voir plus loin et plus large. Les Pastiches sont une minute du temps proustien, perdue pour retrouver l’éternité. Les romans de Giraudoux, dont les personnages n’en finissent pas d’ouvrir des yeux émerveillés et naïfs à la naissance du jour, n’ont encore rien retrouvé, faute d’avoir su perdre les mots, les choses, les origines. La réécriture de Simon le Pathétique témoigne de l’impasse où se trouve fourvoyé le roman giralducien.

 

Dans le même temps, le théâtre est en crise. Copeau, Pitoëff, Dullin, voulant réagir contre les errements d’un art dramatique perverti par le mercantilisme et l’esprit routinier, ont imposé sur leurs scènes des auteurs comme Gide et Claudel, aux côtés des grands dramaturges du répertoire classique. Louis Jouvet, directeur de la Comédie des Champs-Élysées, convaincu que les auteurs de théâtre doivent d’abord « être des écrivains », car « le mot comporte tout », et « le grand théâtre, c’est d’abord le beau langage », rencontre en Giraudoux (1928) le faiseur de « beaux textes », au service duquel il met son talent et sa prestigieuse troupe. Commence alors une fructueuse et indissoluble collaboration, dont on peut saisir toute l’intimité dans cette réflexion de Littérature sur le rôle du metteur en scène : « L’auteur dramatique a maintenant deux Muses, l’une avant l’écriture, qui est Thalie, et l’autre après, qui est pour moi Jouvet ».

Un humaniste qui sourit des systèmes

 

On ne peut ignorer, à l'arrière-plan de la création giralducienne, l’empire théorique d’un intellectualisme omniprésent. Le jeune normalien a goûté ce climat. En 1917, il accompagne Bergson, « notre plus grand philosophe », aux États-Unis. Se sent-il pour autant porté par le bouillonnement d’idées où bergsoniens, maurrassiens et émules de Brunschvicg mêlent leurs voix? A son corps défendant, Giraudoux ne parvient pas à s’y reconnaître. « Six ans se sont écoulés. Et je vis toujours sans formule; et elle ne me manque guère. De même que j’apprécie toute musique sans me demander, comme d’autres, si je la comprends ou non, de même je n’ai point besoin d’interpréter la vie pour la juger» (l'Ecole des indifférents).

 

De fait, on serait bien en peine de trouver des lois, des principes, des généralités dans un discours fuyant sans cesse la cohérence, fondé sur de constants retournements, d’imprévisibles pirouettes, d’inattendus paradoxes; René Marill Albérès croit pouvoir simplement définir l’œuvre de Giraudoux comme une tentative pour résoudre le « malentendu entre l’homme et la vie cosmique » (Esthétique et Morale chez Jean Giraudoux). Affirmation prudente, bien propre à rendre compte d’un écrivain dont la moindre phrase met en garde contre les absolus, les certitudes, les vérités trop simples.

 

Sa « métaphysique », Giraudoux n’en établit les bases que tardivement, et dans un cadre où l’on ne l’attendrait pas. Cocteau avait compris qu’au-delà du « très bon élève » il fallait percevoir en lui « le prestige mystérieux du cancre ». Aussi ne doit-on s’étonner qu’à moitié de voir 1*« humanisme » giralducien s’élaborer dans une œuvre conçue d’abord comme dérision massive, énorme canular. Elpénor, citation parodique et exploration plaisante des coulisses de l'Odyssée, emprunte son épigraphe à la grande épopée homérique : « C’est alors que mourut le matelot Elpénor. Seule occasion que j’aurai de prononcer son nom, car il ne se distingua jamais, ni par sa valeur ni par sa prudence » (chant X). Si Giraudoux désire, lui, en dire plus long sur Elpénor, c’est pour en faire le type même de l’anti-héros, « le Chariot de l'Odyssée ». Confondu par les Phéaciens avec Ulysse, Elpénor introduit le surhomme ou le demi-dieu dans des quiproquos qui le dévaluent et le caricaturent : « Telle était la vie en loques qu’il déployait aux yeux des Phéaciens. Mais ceux-ci voyaient au travers des trous la doublure de l’épopée, et ne la trouvaient point ridicule ». L’ironie se trouve ainsi tout entière mise au service d’une glorification de l’humanité moyenne : « Un mortel n’est rien, mais... le souvenir du mortel le plus mince détruit sur une contrée la trace du plus grand des dieux ».

 

En contrepartie, la dépréciation de l’extra-humain, et particulièrement du divin, ne fixe pas de limites à son insolence, blasphématoire ou joyeuse. Qu’il s’agisse d’affirmer que « les dieux infestent notre propre univers » (Judith, II, iv) ou d’évoquer « l’infect Cha-rybde, semblable aux dieux » (Elpénor), Giraudoux semble vouloir accommoder la tonitruante prophétie nietzschéenne au goût de la mesure française et aux couleurs de l’aurore.

giraudoux

« teur doit atteindre pour voir plus loin et plus large.

Les Pastiches sont une minute du temps proustien, perdue pour retrouver l'éternité.

Les romans de Giraudoux, dont les personnages n'en finissent pas d'ouvrir des yeux émerveillés et naïfs à la naissance du jour, n'ont encore rien retrouvé, faute d'avoir su perdre les mots, les cho­ ses, les origines.

La réécriture de Simon le Pathétique témoigne de l'impasse où se trouve fourvoyé le roman giralducien.

Dans le même temps, le théâtre est en crise.

Copeau, Pitoëff, Dullin, voulant réagir contre les errements d'un art dramatique perverti par le mercantilisme et l'esprit routinier, ont imposé sur leurs scènes des auteurs comme Gide et Claudel, aux côtés des grands dramaturges du répertoire classiql!e.

Louis Jouvet, directeur de la Comé­ die des Champs-Elysées, convaincu que les auteurs de théâtre doivent d'abord «être des écrivains», car «le mot comporte tout», et.

De sa solitude ( « exilé dans [sa) propre ville»), Girau­ doux n'en finit pas d'écrire ses testaments.

De drama­ turge, tout d'abord, qui attend « dans Cusset secouée par la tempête et dont les torrents mugissent >>, la visite d'« un héros en chlamyde qui sourit doucement, qui sou­ rit on ne sait pas très bien à quoi, [ ...

) mais ceEa n'a pas d'importance, car c'est ou à la vie ou à la mort>> («la France et son héros >>, Littérature).

D'homme, enfin, désabusé par le présent, et à peine effleuré par l'espoir quand, tirant les leçons de l'armistice conclu entre Pétain et Hitler, il déclare léguer à son fils « une patrie évanouie qui ne s'animera que de son souffle».

Adoptant déjà dans Sans pouvoirs (édité seulement en 1946) la voix d'outre-tombe d'un mémorialiste amer­ et quelque peu grandiloquent -, Giraudoux approfondit toujours son repli hors du monde.

Il laisse à Jouvet le soin de représenter l'Apollon de Bellac (1942), à Rio de Janeiro.

Il se consacre au cinéma, adaptant le roman de Balzac la Duchesse de Langeais (1941 ), puis collaborant avec Robert Bresson pour les Anges du péché (1943).

La mort de l'écrivain se produit au moment où chaque aspect de son œuvre devient appel à un achèvement.

Deux pièces posthumes, la Folle de Chaillot (première en 1945) et Pour Lucrèce (1953), apportent à la quête de Giraudoux une réponse douloureuse; tandis que le retour à l'harmonie s'effectue à la faveur d'une mise en scène qui ne peut convaincre que la Folle, de façon invraisem­ blable et canularesque, le héros lucide, qui n'est pas abusé, peut simplement sanctionner son échec par son effacement superbe : «Les héros sont ceux qui magni­ fient une vie qu'ils ne peuvent plus supporter.

J'en suis là, ils m'engagent...

>>, déclare Lucile (Pour Lucrèce, III, VI) pour justifier son suicide.

Peut-on encore soutenir la thèse d'un Giraudoux «précieux >> ou (< léger», « verbaliste » même? Peut-on totalement ignorer qu'en surchargeant sa phrase du bilan de tous les désespoirs vécus, Je destin a ôté aux mots beaucoup de leur gratuité? Gracile équilibre établi par­ dessus les abîmes du non-sens, la langue de Giraudoux proclame autant l'éphémère victoire de la raison que la pérennité du chaos, promet autant de fêtes que d'effon­ drements.

Le jardinier d'Électre nous avait prévenus : l'« aurore >> est un mot bien pur, mais bien cruel.. »

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