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NODIER Jean-Charles : sa vie et son oeuvre

Publié le 26/11/2018

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nodier

NODIER Jean-Charles Emmanuel, dit Charles (1780-1844). Né avant la Révolution française et disparu après avoir vécu tous les bouleversements sociaux et idéologiques qui caractérisent le début de notre ère moderne, Charles Nodier fut naturellement engagé dans les questions politiques de son temps. Persuadé qu'une nouvelle littérature devait nécessairement accompagner la société issue de ces bouleversements, il fut parmi les maîtres du mouvement romantique et, comme critique littéraire, un initiateur important à la littérature étrangère. Royaliste et conservateur, ennemi des théories de la perfectibilité et du progrès, il n’accompagna pas les autres romantiques dans le grand revirement de 1830. Dans sa vision du monde, seul compte l’individu, et Nodier fut le premier peut-être à consacrer toute une œuvre au destin de l’individu et aux conditions de l'imagination subjective, telle qu’elle s’exprime, en particulier, dans les rêves et les fantasmes. De l’exil extérieur, historique, à l’exil intérieur, psychique, du proscrit au fou, nous trouvons chez Nodier des images passionnantes du sujet en lutte avec son destin social ou approfondissant l’imaginaire de ses rêves. De là le titre de précurseur, qu’on lui accorde volontiers, bien que Nerval seul, en réalité, s'apparente à lui.

 

La formation d'un romantisme

 

A l’arrière-plan des cinq romans de Nodier (cf. Chronologie, 1803, 1818, 1819, 1820, 1832), on trouve des événements révolutionnaires. « Nous autres, enfants perdus de cette monarchie dont nous n’avions connu que les malheurs... » — c’est ainsi que Nodier, en 1830, évoque les hommes de sa génération, lorsqu'il écrit ses souvenirs de la Révolution et de l'Empire. Enfant perdu, il l'était, mais plutôt de la Révolution que de la monarchie. En effet, Charles parut sur l’avant-scène de la Révolution comme un enfant prodige, faisant des discours en pleine Société des Amis de la Constitution sous les auspices de son père, juge au tribunal révolutionnaire de Besançon après avoir été le maire de cette ville. Il devait par la suite manifester contre la République et conspirer contre l’empereur, avant de se déclarer royaliste en 1814; il fut donc lui-même, et à plusieurs reprises, un de ces proscrits ou exilés qui figurent dans ses romans. Grâce aux relations de son père et aux contacts qu’il avait noués personnellement avec des personnages influents, le jeune Nodier fut d’abord, dans un de ses exils, l’élève d’un érudit des sciences de la nature — d'où son intérêt pour l’entomologie —, chargé quelques années plus tard d’un

 

cours de littérature à Dole, puis secrétaire d’un Anglais spécialiste des classiques latins. Grand lecteur lui-même et très tôt passionné d’histoire de la littérature et de théories linguistiques, il allait bientôt se faire remarquer à Paris par un Dictionnaire des onomatopées et une édition des Fables de La Fontaine.

 

Jusqu’à sa trente-deuxième année, Charles Nodier mena ainsi une existence de nomade; Besançon, Paris, Dole, Amiens, Quintigny. En 1812, il est nommé rédacteur et bibliothécaire impérial dans les provinces illy-riennes, à Laibach (Ljubljana). Quand, en 1813, la retraite des armées napoléoniennes mit fin à ce séjour, il y avait trouvé l’avant-dernière grande source d’inspiration de sa vie : les traditions, chants et contes populaires encore vivants dans un peuple en marge de la civilisation. Sa dernière source d'inspiration, il la découvrira en 1821, lors d’un voyage en Écosse, autre pays marginal

 

et pays de Walter Scott, donc du passé.

 

Voilà donc l’homme fait, au moment de son installation, en 1813, à Paris, ville qu’il ne quittera plus. La nature, l’expérience et la défaite politique, la littérature, la critique, les livres, tout devait lui servir dans les années à venir, formant le cadre de ses contes et de ses souvenirs, servant de fondement à sa critique politique et à sa critique littéraire. Celle-ci joua un rôle important dans sa vie, en aidant à sa réussite dans le journalisme parisien et en favorisant successivement sa nomination à la direction de la bibliothèque de l’Arsenal (1824) puis son élection à l’Académie française (1833).

 

Une vie extrêmement mouvementée, donc, jusqu’à la Restauration, et qui apparaît presque monotone après la révolution de Juillet. C’est pendant une dizaine d’années

 

les années 1820 — que Nodier joua le rôle de maître des romantiques. Son influence s’étendit sur bien des littérateurs de l’époque, à commencer par Victor Hugo. Ensemble, Hugo et lui assistèrent au sacre de Charles X à Reims, et Nodier fut un peu le guide des débuts littéraires de Hugo pendant les années où le salon de l’Arsenal était la « boutique » des romantiques [voir Arsenal et Cénacles romantiques]. Cependant, ceux-ci appartenaient à une génération plus jeune, et ils rejetèrent sa tutelle vers 1830, année marquée, pour Nodier, par un dégagement définitif. Il ne voyait dans les vicissitudes constantes de la politique française, dans la succession des régimes, dans les nouvelles idéologies (Lamennais, Saint-Simon, Fourier...) qu'épiphénomènes à la surface de l'histoire et l’expression, sous des formes variées, de la vanité de l’homme. Les quinze dernières années de sa vie, Nodier les consacra à rédiger des Souvenirs — en bonne partie fictifs, parce qu’il voulait y refléter les principes éternels de l’histoire et les valeurs immuables de l’homme —, à composer ces Contes qui firent sa gloire parce qu’ils témoignent d’un désaccord de l’individu avec son temps, et enfin à publier une dernière série d’essais, qui expriment, sur un ton définitif, sa conception de l'époque romantique.

 

Pour une nouvelle littérature

 

Au fur et à mesure que la critique littéraire de Nodier s’affermit, se forment aussi ses idées sur les genres littéraires. S’inspirant beaucoup de la littérature étrangère, plus développée dans le sens du romantisme, il part de l’idée qu’une littérature moderne doit nécessairement être l’expression de la société dans laquelle elle s’inscrit. Après le choc de la Révolution et des guerres, la littérature ne peut plus exprimer le « beau idéal » classique; dans une société vouée temporairement à la mort et, à plus longue échéance, à la dissolution, toute imitation des modèles classiques est stérile. Mais les conditions d’un renouveau, où les trouver? « On sait où nous en sommes en politique », dit Nodier; « en poésie, nous en sommes au cauchemar et aux vampires. Si la littérature est toujours l’expression du siècle, il est évident que la littérature de ce siècle-ci ne [peut] nous conduire qu’à des tombeaux ».

 

Quoique Nodier préfère en tout une poésie simple et naïve, telle qu'il la voit réalisée dans la romance, il accepte la poésie d'un Chénier ou d’un Millevoye, qui porte l’empreinte d’une « société en deuil ». De là aussi son accueil positif aux poésies de Lamartine, qui correspondent à ce que Nodier a tant de fois préconisé : une littérature où les sentiments de l’individu puissent s’accorder avec des considérations religieuses. Peu importe si la création littéraire déborde les limites de la raison, et tant mieux si elle équivaut aux superstitions ou aux croyances des peuples primitifs et des enfants : ce sera renouer avec ce qu’il y a de plus valable dans le cœur de l’homme et inspirer à celui-ci un véritable renouveau. C'est dans le même sens qu’il salue favorablement l’épopée moderne d’un Ballanche, parce que, à l’instar des épopées classiques, elle émane d'une société en transformation et qu’elle participe à la régénération après la décadence du siècle précédent.

 

Romancier ui-même, c’est à l’imagination et au sentiment que Nodier fait appel pour renouveler le roman. Aussi donne-t-il un avis favorable sur le sujet de Han d'Islande de Hugo, bien qu’il voie parfaitement qu'il s’agit là de la création d’une imagination maladive. De là au fantastique et au frénétique, il n’y avait qu'un pas, qu’il franchit lui-même avec Smarra et le recueil de traductions et d’adaptations Infernaliana. Tout d’abord critique à l'égard du genre fantastique, il finit par considérer celui-ci comme une partie du romantisme.

 

Disposé à admettre bien des innovations dans les genres littéraires, Nodier prenait un vif intérêt au mélodrame, genre nouveau, et expression d’un besoin nouveau dans le public : « ... le mélodrame, tableau véritable du monde que la société nous a fait, et véritable drame du peuple ». A ses yeux, les œuvres de Pixérécourt et de Ducange représentent, en outre, une littérature plutôt nationale qu’universelle, parce que, comme les romans de Mme de Staël, elles sont conçues selon les conditions actuelles et hors des théories classiques. La nouvelle liberté de la littérature correspond bien, pour Nodier, à la nouvelle « liberté » politique. Se référant souvent au génie d'Homère, de Shakespeare, de Milton, c’est à la liberté de l’écrivain que Nodier s'adresse pour opérer le renouveau nécessaire d’« un monde déchu qui se précipite vers le néant ». Un tel renouveau se fonde sur l'idée

 

d'une simplicité, d’une innocence et d’une bonté innées dans l’homme. C’est à la mobilisation de ces valeurs que Nodier devait prendre une part active, en particulier avec ses contes, genre sur lequel il ne s’exprime pas dans sa critique littéraire mais qu’il défend dans toute une série de préfaces [voir Mélodrame].

 

En effet, conscient de la longue tradition populaire du conte et de l’histoire fantastique, Nodier refuse d’être « vrai » et préfère à la « vie positive » les charmes de la superposition et les fantaisies de l’imagination. Le récit fantastique implique la bonne foi du narrateur, et c’est par cette bonne foi que le narrateur persuade son auditoire. Le conte devient une arme dirigée contre le scepticisme, le positivisme et les sciences modernes, que Nodier détestait, et l’auteur de Trilby n'était pas tout à fait sérieux quand il déclarait n’écrire que pour les paysans de son village et les enfants... [voir Conte, Fantastique].

 

L'histoire et l'individu seul

 

Le sort de l’individu seul, dans une société hostile ou dans le désert de ses propres sentiments, devait donc intéresser Nodier au premier chef. Il développera ces thèmes tant dans ses romans que dans ses écrits divers sur l’histoire. Il avait voulu donner, avec Jean Sbogar, un roman historique, mais ne réussit jamais dans ce genre qui ne trouva son accomplissement qu’avec les Chouans de Balzac. De curieux mélanges stylistiques résultent de ses efforts : d’une part, dans les romans, le héros agit sur un fond historique passablement vague, et, d’autre part, dans les écrits historiques apparaissent des héros aux traits dessinés par la plume du romancier. Nodier était en tout un homme de fiction. Annonçant des Mémoires de jeunesse (« Suites d’un mandat d’arrêt »), il suppose que le lecteur n’y voit que « la rêverie d’un solitaire qui s'amuse à reconstruire pour lui-même l’épopée bourgeoise de sa vie », et, préfaçant Jean Sbogar, il affirme n’avoir pris le personnage du héros à personne, « puisque [il] devai[t] au hasard l’avantage peu envié de l’avoir connu assez particulièrement ». Où est la vérité? où est la fiction? Peu importe pour Nodier, car la vérité est, à ses yeux, toujours subjective.

 

Nul doute qu’il ne cherche, dès l’ébauche romanesque des Proscrits, mais aussi dans le Peintre de Salzbourg, dans Thérèse Aubert et dans Adèle, à exprimer la situation affective de l’individu repoussé par la société. Dans ces quatre romans, il suit un même schème (J. Schulze) : le proscrit retourne à un pays originellement destiné au bonheur, désormais le lieu d’un amour malheureux. Dans Thérèse Aubert, le héros est même obligé de quitter ce pays pour s’engager dans l’armée royaliste et lutter pour une société qui lui est tout à fait étrangère. Dans Adèle, ce sont les convenances et la méchanceté des autres qui lui barrent le chemin du bonheur. Ainsi s'opposent société et individu, et, dans tous les cas, c’est le bonheur, l’harmonie originelle qui sont détruits. Seul Jean Sbogar donnera à cette problématique une certaine envergure, en introduisant un personnage double, à la fois membre de la société et anarchiste.

 

La figure de Jean Sbogar intéresse à plus d’un égard. Avec lui, on est déjà loin du rousseauisme et du werthé-risme du jeune Nodier, qui se sert maintenant d’un autre modèle : le brigand généreux. Celui-ci, conscient de ses idéaux, s’engage en connaissance de cause dans l’opposition à une société compassée et décadente, n’agissant que pour son propre compte. Voilà le modèle du héros des écrits historiques de Nodier, qu’il s’agisse du colonel Oudet, des prisonniers de Paris ou de Charlotte Corday. Renversant le principe des romans, où le cadre historique entourait la fiction, il laisse dans ses « souvenirs » la fiction se glisser dans l’histoire. Une bonne interprétation de celle-ci suppose la présence de personnages dont le drame individuel fournit la meilleure mise en scène au drame historique. A cet égard, le Dernier Banquet des Girondins constitue, par le sens extraordinaire de la réalité politique qui le sous-tend et par l’imagination interprétative de son auteur, qui prête vie à toute une série de personnalités historiques, une tentative réussie pour relier l’histoire à la fiction. De plus, en faisant de ce drame historico-romanesque l’équivalent d’un mythe, Nodier crée une interpénétration des genres qui correspond à sa théorie littéraire : « L’idée m’était donc venue [...] que la manière la plus vive et la plus saisissante de présenter des personnages historiques était de les mettre en scène » et d’aboutir ainsi à un « poème des Thermo-pyles de la liberté ».

 

Mais les Girondins, comme tous les héros de Nodier, étaient des individualités. N’affirme-t-il pas, dans son compte rendu de la réédition d'Oberman de Senancour, qu’il n’y a « dans le génie comme dans les œuvres de la nature que des individualités »? Derrière le drame social d’un Jean Sbogar, d’un Girondin ou d’un Charles Nodier apparaît le drame du sujet, avec ses rêves, ses fantasmes et ses désirs. Pour illustrer ce drame, Nodier choisit le genre du conte, libre par rapport à l’histoire. Aussi la plupart des contes appartiennent-ils à cette période de la production de Nodier où il se dégage des questions du jour, politiques ou esthétiques. Pendant les quinze dernières années de sa vie, la création reprend ses droits.

 

L'imaginaire et le fantastique

 

« De bonne heure, disait Pingaud, un des premiers biographes de Nodier, celui-ci avait aimé se dérober aux réalités de l’existence, à rechercher les légendes, à tourner ses visions en féeries ». La nouvelle Une heure ou la Vision esquisse ce que sera l’imaginaire chez Nodier : un ailleurs séparé radicalement de ce qui est « réalité » pour « les vaines sciences de la terre », et accessible seulement pour les « capricieux écarts d’une imagination vive ou crédule », un univers dans lequel le je est un autre, vivant un bonheur refusé dans l’existence positive. Peu importe que le protagoniste soit fou — l’important, pour Nodier, c’est que « tout ce que l’homme invente est réel ». Ce réel, qui est peut-être plus vrai que l’autre, prend forme dans l’imagination du poète, dans l’imaginaire du rêveur ou du fou, comme fantasmes ou désirs symbolisés. Il arrive que certains songes soient plutôt inquiétants que rassurants, démontrant ainsi que le monde des rêves peut ne pas être un monde de fées; ainsi, le conte frénétique de Smarra, que Nodier justifie en alléguant l’existence des songes dans Homère, dans la Bible et chez Apulée, révèle ce que les songes contiennent de dangereux et de hideux, de hantises et de menaces de mort. Le songe, source dans l’homme « d’un fantastique vraisemblable ou vrai », préfigure Hugo et les Jeune-France.

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