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Le VOYAGE dans la littérature

Publié le 12/11/2018

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 Vecteur de l’autorité et de la puissance, technique d’échanges matériels et culturels, exercice spirituel, le voyage est un art qui appelle le talent du conteur, les sortilèges de l’évocateur. L’intensité des moments qui le composent exige de se partager et de se perpétuer. A l’heure de prendre son vol, le pigeon de La Fontaine ne disjoint pas les jouissances du voir et du dire :

 

... Mon voyage dépeint

Vous sera d'un plaisir extrême.

Je dirai : J'étais là. Telle chose m'advint.

A la diversité ambiguë de l’expérience concrète répondent la floraison des récits, l’émergence d’un genre littéraire, les noces heureuses du voyage et de la littérature.

L'expérience du voyage

Mobilité expansionniste de la vie, la prise de possession biologique de l’espace se prolonge dans l’aventure des groupes humains : des contacts incessants, analogues à un influx nerveux, entre le centre et la périphérie maintiennent l’ordre et la cohésion internes de chaque communauté; des guerres de conquête, des ambassades, des relations commerciales assurent les rapports d’hostilité ou d’échange avec l’extérieur. Nécessité institutionnelle de toute organisation politique, le voyage devient bientôt une conduite religieuse moins strictement réglementée (le pèlerinage), un trait social ou culturel soumis à la tradition et au libre arbitre individuel : pérégrinations médiévales vers Saint-Jacques-de-Compostelle ou Jérusalem, errances d’université en université, tours de France des compagnons, modernes et collectives transhumances des vacances d’été. En ces parcours indigènes, l’individu prend conscience de son domaine et de son patrimoine, élargit ses horizons et relativise ses idées (« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà »). Tout régime totalitaire supprime cette liberté de mouvement et de jugement ou la vide de substance : dans le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, on décide «d’abolir l’amour de la nature [...], mais non point la tendance à consommer du transport ». Les reconnaissances peuvent se prolonger en découvertes, sauvages équipées vers le dangereux et l’inouï : Hérodote, l’« ami des Barbares », menant ses enquêtes (qu’il nomme, le premier, des « histoires » : recherches) en terre lointaine, Hannon le Carthaginois voguant vers l’équateur, Marco Polo en route vers la Tartarie, plongeurs qui vont, comme l’écrit Baudelaire,

Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau!

« Il est certain qu’il faut voyager », dit un Candide qui conclura, toute amertume bue : « Il faut cultiver notre jardin ». Expérience ambivalente, le voyage traumatise; impulsion irrésistible, « cette envie d’être ailleurs, implacable, tenace comme une lésion » (Paul Morand), corrélative à une lassitude du hic et munc, entraîne l’« amoureux de cartes et d’estampes » (Baudelaire) vers des joies toujours renouvelées ou vers une douloureuse dissipation.

Ivresse « de se sentir mouvoir et lancer indolemment d’un essor rapide à l’encontre de la destinée » (Sainte-Beuve), le départ se donne comme une facile conquête, une mainmise joyeuse sur le milieu. « Donner audience au monde extérieur » (Larbaud), c’est s’approprier aisément les apparences qui affluent et se convaincre d’une puissance légère : « L’homme jouit en toute sécurité du plaisir d’admirer ce qu’il ne reverra jamais; il s’abandonne à ses affections, à ses préférences, sans crainte et sans contrainte : il sait qu’il a des ailes » (Custine). Mais la fête de la forme apollinienne, l’innocence cruelle de l’étranger qui prend et se déprend, loin de se réduire à un « divertissement » stérile ouvre à l’esprit les « domaines où errent les grandes pensées et les rêveries sans bornes » (Ximenès Doudan). Sortir violemment de l’habitude, qui endort les sens et émousse la volonté, désa-liène : on ne quitte que pour se reprendre. Le Barnabooth de Larbaud, « voyageur immobile », n’aura cherché qu’à se retrouver, au fil d’errances sans but et sans plan, de rencontres et de reflets entrecroisés : « Je me rappelle combien j’étais insensible alors aux aspects du monde, aux heures, aux couleurs, aux saisons. Tout n’était qu’une grande nuit pour moi [...], et voici que je recommence à ne plus regarder que le monde intérieur ». Tout voyage est, à quelque degré, initiatique : à travers les signes de la route, les absences et les renoncements, il mène à « inspecter l’invisible et entendre l’inouï » (Rimbaud).

La confrontation charnelle avec Tailleurs n’est donc ni un passe-temps ni une sinécure. « Mon bonheur est dans la stagnation », écrit un Flaubert qui goûta si intensément les plaisirs de l’Orient. Et Samain module le Suave mari magno... de Lucrèce, au terme d’une scène élégiaque :

Jetant vers le voyage un appel symbolique, Parfois un train lointain sifflait, mélancolique.

Les métamorphoses passives, tributaires des hasards du chemin, livrent l’être à tous les déchirements de la fuite inexorable des paraître et figurent l’inéluctabilité de la malédiction (le Juif errant, le Hollandais volant et son vaisseau fantôme). Perdre à chaque instant ses attaches, goûter « l’amère douceur du baiser des adieux » (Lamartine), c’est vivre une désindividuation poignante : « Peut-être la vie du voyageur n’est-elle si féconde en émotions que parce que les départs dont elle se compose sont une répétition de la mort » (Custine). L’espace mobile représente le temps labile; l'homo viator se néan-tise au fil de sa marche vers l’ultime étape :

Dieu, pour vous reposer, dans le désert du temps, Comme des oasis, a mis les cimetières : Couchez-vous et dormez, voyageurs haletants!

(Gautier)

On ne s’étonnera guère que philosophes et moralistes rivalisent dans la condamnation d’une expérience qu’ils jugent trouble et appauvrissante : Sénèque réprouve la fuite de soi, et Jansénius la vaine curiosité, concupiscence de l’esprit et des sens qui détourne du salut.

 

La fugacité kaléidoscopique du vécu tend à s’élaborer et à se fixer dans une forme littéraire. Contemplare et contemplata aliis tradere (« Contempler et transmettre ses contemplations aux autres »), pour reprendre la devise des Bénédictins, actes à la fois complémentaires et antagonistes : William James répétait à son fils Henry en partance pour l’Europe : « Convertissez! », exprimant bien la nécessité d’un recul, d’une intériorisation, d’une alchimie, opérations qui figent le chatoiement diapré des impressions concrètes. Dominer par l’écriture enthousiasmes, équivoques ou inquiétudes, c’est, comme le « voyageur au-dessus de la mer de nuages » de Caspar-David Friedrich, retrouver une immobilité.

L'émergence d'un genre

Savary, dans ses Lettres sur l'Égypte (1785), définit les qualités nécessaires au voyageur écrivain : « Aux lumières et au génie de l’observation il faut qu’il joigne encore cette sensibilité vive, profonde, pénétrante qui seule fait voir et écrire avec intérêt ». Au sein de l'après apaisé de l’aventure, figurer au lecteur un avant séduisant; élever l’anecdote au rang de signe exemplaire; construire une œuvre qui soit l’analogue esthétique des beautés réelles : idéal d’harmonieuse totalité auquel aspirent les raconteurs. La diversité de leurs réussites compose tout un paysage littéraire qui permet des promenades à travers les modes, les sensibilités et les mentalités. « Le spectacle est dans le spectateur », comme le dit Lamartine : il est des touristes qui vont droit aux lieux « où souffle l’esprit » (Barrés) et des globe-trotters ou des routards en proie à une inextinguible manie d’errance (Cendrars, Monfreid); de pieux pèlerins — Chateaubriand ou Lamartine en Orient — et de sacrilèges contestataires, comme Gide en Afrique; des savants ou des techniciens, marins et géographes, soucieux de précision visuelle et d’information conceptuelle, des voyants, des voyeurs et même des voyous indiscrets qui fouinent dans les arrière-cuisines; il y a des visions binoculaires ou plurielles, qui restituent l’épineuse agressivité des choses, et des esquisses, des croquis ou des repères qui ne rendent pas le relief; des attirances pour le noble et le splendide, ou pour l’ignoble et le sordide; des récits qui font quelque chose de rien (Larbaud en Bourbonnais, « au pays d’Allen ») et des voyages qui ne furent jamais écrits (on en constituerait une fantomatique anthologie : vagabondages de Villon, dérives de Molière en tournée, nomadisme de Joseph de Maistre chassé de Savoie par la Révolution...).

 

Tout récit de voyage choisit donc dans l’infinité des phénomènes que détermine la rencontre d’une conscience perceptrice et de la réalité. Rousseau ne voit pas Venise; le président de Brosses se baigne avec délices dans son heureuse et marine douceur. Volney, dans son Tableau du climat et du sol des États-Unis d'Amérique (1803), montre la vie oisive, anarchique et misérable des Chactas idyllisés par Chauteaubriand : « Ils sont aussi pédérastes que les Chicasaws, et les Chicasaws le sont autant que les Grecs ». En 1827, dans son Voyage en Amérique, l’auteur de René persiste et récidive, en peignant les Natchez comme des guerriers homériques, aux coutumes d’une ancestrale simplicité, aux mœurs d’une calme noblesse.

 

Mais ces différences individuelles, que traduit l’infinie variété des narrations, voient leur amplitude réduite par les limites idéologiques ou esthétiques d’une culture qui impose à la fois des cadres conceptuels pour répartir les objets dignes d’intérêt, et des structures formelles pour les exprimer. Au Moyen Âge, Marco Polo, Jean de Mandeville, les croisés qui dictent leurs souvenirs admirent avec quelque crédulité l’extraordinaire et la merveille : naïvement épiques, ils disent la geste d’un univers où la prouesse abonde. La Renaissance et le xvne siècle multiplient les relations avec les découvertes mais accueillent peu le pittoresque, la couleur, la subjectivité du regard (Montaigne reste une exception) : descriptions, inventaires visent à informer et à édifier (telles les lettres des religieux de la Nouvelle-France ou celles des Jésuites de Chine). Au crépuscule de l’époque classique, et surtout au xvmc siècle, quand les grands contours du monde sont reconnus, s’ouvre l’époque des ouvrages qui recherchent un équilibre entre le fait et l’impression, entre la compréhension rationnelle et l’intuition visuelle : Tournefort (Relation d'un voyage du Levant, 1717) examine des curiosités géologiques ou botaniques, mais il sait aussi montrer les ruisseaux de Crète, « bordés de myrte et de laurier-rose », ou le mont Ida, « gros dos d’âne tout pelé». Si le Voyage de La Pérouse (1797) reflète la rigueur technique d’un grand marin, celui de Bougainville (1771-1772), bouillonnant de vie et d’enthousiasme, rend sensibles au lecteur les tempêtes du cap Horn, l’existence à bord de la Boudeuse, et l’éblouisse

« puissance légère : «L'homme jouit en toute sécurité du plaisir d'admirer ce qu'il ne reverra jamais; il s'aban­ donne à ses affections, à ses préférences, sans crainte et sans contrainte : il sait qu'il a des ailes» (Custine).

Mais la fête de la forme apollinienne, l'innocence cruelle de l'étranger qui prend et se déprend, loin de se réduire à un. »

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