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faute , responsabilité et exercise du pouvoir dans oedipe roi

Publié le 11/11/2014

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oedipe
1 Faute, responsabilité et exercice du pouvoir dans OEdipe roi De toutes les tragédies antiques, OEdipe roi est probablement celle qui est la plus connue d'un large public contemporain ; tout au moins le nom d'OEdipe résonne-t-il de manière étrangement familière, et sans doute cela est-il dû aussi, au moins en partie, au célèbre complexe défini par les psychanalystes auquel il semble, aujourd'hui, indissolublement lié. Mais que la pièce soit célèbre ne signifie pas pour autant qu'elle soit parfaitement transparente ; au contraire, elle fait partie de ces objets légués par l'Antiquité avec lesquels nous entretenons une sorte de proximité trompeuse qui a pour effet de nous empêcher ou de nous dispenser de les regarder, du fait que nous les avons constamment présents à notre horizon mental. Un certain nombre de travaux autour de la figure d'OEdipe - figure dont l'OEdipe de Sophocle n'est qu'un avatar parmi d'autres - en particulier les travaux de Freud et de ses épigones - nous rendent finalement plus opaque la pièce de Sophocle, en venant se substituer ou faire écran à une véritable lecture - j'entends par là une lecture non prévenue, qui se confronte directement au texte. En somme, le plus difficile, quand on lit - ou relit - OEdipe roi est peut-être de l'aborder avec un oeil neuf et une curiosité intacte. Cette curiosité nécessaire peut néanmoins se nourrir d'un paradoxe existant dans l'histoire des lectures d'OR : d'un côté, au XIXe s. particulièrement, on y a vu une « tragédie du destin », un exemple particulièrement frappant du fait que l'homme n'est pas libre et que tout ce qu'il fait a toujours été, de toute façon, préalablement décidé par les dieux. De l'autre, OEdipe apparaît comme un « criminel » (c'est ainsi qu'est bien souvent traduit l'adjectif kakov?, notamment par Mazon dans l'édition des Belles-Lettres), un homme qui se mutile pour se punir des fautes qu'il a commises -- fautes qui, bien évidemment, ne peuvent lui être imputées que s'il peut en être tenu pour responsable. Ces deux interprétations contradictoires sont autorisées par des passages précis de la pièce ; et même, un passage semble les autoriser toutes les deux à la fois, en une juxtaposition assez étonnante : au choeur qui lui demande qui a crevé ses yeux, OEdipe répond que c'est Apollon qui a fait tout cela, tout en affirmant que lui, OEdipe, est l'auteur de ce geste : (citation 1) Vers 1329-1332 : jApovllwn tavd? h\n, jApovllwn, fivloi, oJ kaka; kaka; telw`n ejma; tavd? ejma; pavqea. [Epaise d? aujtovceir nin ou[ti?, ajll? ejgw; tlavmwn. « C'est Apollon qui l'a fait ! Apollon, mes amis ! 2 L'achevant, crime sur crime ! Mes souffrances, mes souffrances à moi ! Aucun tueur ne les a frappés ! (NDLR : « les »= « les yeux d'OEdipe ») C'est moi, pauvre, qui l'ai fait. » (trad. Bollack1) Au fil de mes lectures de et sur OR, cette question de la culpabilité d'OEdipe m'est apparue essentielle -- tant il est vrai que bon nombre de débats de spécialistes portent dessus, et c'est donc sur ce sujet que j'ai choisi d'axer mon propos. Je ferai part ici de quelques-unes de mes lectures de et sur OR, sans prétendre épuiser l'intérêt de cette tragédie ni livrer une lecture entièrement originale ; je tâcherai simplement de tracer quelques pistes parmi les multiples voies d'accès pertinentes pour rendre compte du texte. I. La matière sophocléenne : l'apport de Sophocle au mythe ancien Sophocle fait une tragédie à sujet mythologique, c'est-à-dire qu'il reprend un mythe qui existait déjà (c'est le cas pour l'immense majorité des tragédies). Voyons comment il infléchit ce mythe pour avoir une première idée du sens qu'il entend lui donner. a) Avant les tragiques : dans l'épopée Chez Homère, dans l'Odyssée XI, Ulysse rencontre Epicaste (autre nom de Jocaste) dans les Enfers; après la découverte de l'inceste, OEdipe a continué à régner sur Thèbes, mais il fut torturé par des dieux ennemis, tandis qu'Epicaste se donnait la mort. OEdipe subit ensuite "les innombrables maux que peuvent déclencher les furies d'une mère". Les épopées du cycle épique (connues par des résumés tardifs ou des citations dans le s scholies) faisaient, apparemment, une large place à OEdipe. L'OEdipodie et la Thébaïde sont apparemment des mises en forme assez récentes d'épopées plus anciennes, dont Eschyle s'inspire dans les Sept contre Thèbes. Dans l'OEdipodie, OEdipe se remariait avec une certaine Euryganeia, et c'est d'elle qu'il avait quatre enfants. Dans la Thébaïde, OEdipe maudit ses fils et les condamne à partager son héritage en luttant par le fer. ? Dans l'épopée en général, l'union d'OEdipe avec sa mère est stérile. Dans les récits épiques, la mort de Jocaste n'interrompt pas le règne d'OEdipe, qui meurt plus tard, au cours 1 La traduction indiquée ici pour les passages d'OEdipe roi est, sauf exception, celle de Jean Bollack, que je trouve plus exacte, sur bien des points, que celle de Paul Mazon. 3 d'une guerre contre ses voisins - ce qui, somme toute, est une mort assez ordinaire pour un roi. b) Chez Eschyle et Euripide C'est dans la tragédie que l'union OEdipe-Jocaste devient le point de départ d'une lignée monstrueuse, marquée du sceau de l'inceste, qui met Thèbes en danger. Eschyle avait consacré une trilogie à OEdipe (Laïos, OEdipe, les Sept contre Thèbes); il ne nous reste que les Sept contre Thèbes, qui en était la 3e partie. Autant que l'on puisse en juger d'après le chant du choeur, OEdipe n'était qu'un maillon entre son père (1e tragédie de la trilogie) et ses fils (3e partie); le destin de l'individu, comme souvent chez Eschyle, est totalement lié à celui de la lignée dont il fait partie. Le sort d'OEdipe est la conséquence de la « faute ancienne » de son père Laios, averti par Apollon du sort qui l'attendait s'il engendrait un fils (voir le chant du choeur après la sortie de scène d'Etéocle s'apprêtant à aller affronter Polynice, vers 742-748, citation 2) ; en effet, l'oracle de Delphes lui avait dit, par trois fois, de renoncer à avoir une descendance, car celle-ci causera la perte de Thèbes. Laïos sacrifie donc sa cité à sa descendance ; la trilogie a pour sujet la désobéissance de Laïos et ses conséquences. Chez Eschyle, OEdipe joue donc le rôle de transmetteur de la malédiction qui pèse sur la lignée; faisant passer la malédiction de son père à ses fils, il assure l'extinction de la race maudite, condition de survie de la cité de Thèbes. La vengeance d'Apollon poursuit la dynastie, mais les hommes ne sont pas de simples victimes : ils ont leur part de responsabilité, surtout Laios. OEdipe maudit ses fils dans un mouvement qui apparaît comme le geste d'un homme furieux. Cependant, en fin de compte, Thèbes est sauvée, malgré l'oracle d'Apollon. Euripide, avec les Phéniciennes, replace, lui aussi, l'histoire d'OEdipe dans un contexte plus large : les malheurs d'OEdipe forment le maillon d'une chaîne qui remonte à Cadmos, fondateur de Thèbes, et se continue avec Étéocle et Polynice. (Créon forme une conjuration contre OEdipe, qu'il considère comme un usurpateur. Il s'arrange pour le convaincre du meurtre de Laios et le fait aveugler; Periboea, femme de Polybos, vient annoncer la mort de son mari et son récit de la découverte d'OEdipe fait comprendre à Jocaste qui était son second mari; elle se tue.) ? Chez Eschyle et Euripide, l'oracle rendu à Laios est rendu avant même la conception d'OEdipe, pour empêcher Laios d'engendrer un fils. L'oracle apparaît comme l'occasion que Laios a laissé passer d'échapper à son destin (ce qui est contestable, car on sait bien que nul 4 ne peut échapper aux prédictions des oracles, mais, formellement, d'un simple point de vue chronologique, cela aurait été possible.) c) Sophocle Chez Sophocle, au contraire, rien ne dit que l'oracle ait été formulé avant la conception d'OEdipe. Les vers 711-714 (citation 3) laissent entendre que Laios n'a pas eu le choix, et que le destin est scellé dès lors que l'enfant est né : en effet, le vers 713, qui rapporte l'oracle rendu à Laios, est à l'optatif oblique, et l'on sait que, dans ce cas, les temps sont les mêmes que ceux du discours à l'indicatif auquel ils se substituent. Par conséquent, l'expression h[xoi moi`ra est l'équivalent de l'indicatif futur h[xei moi`ra : l'oracle disait donc clairement que tel était le futur qui attendait Laios, sans moyen pour lui d'y échapper. Le futur présente la chose comme devant se réaliser sans doute possible. Crhsmo;? ga;r h\lqe Laivw/ pot?, oujk ejrw` Foivbou g? ajp? aujtou`, tw`n d? uJphretw`n a[po, wJ? aujto;n h[xoi moi`ra pro;? paido;? qanei`n o{sti? gevnoit? ejmou` te kajkeivnou pavra. « Un oracle fut un jour rendu à Laios, je ne dirai pas De la part de Phoibos en personne, mais de la part de ses ministres. Un destin le rejoindrait : il serait tué par le fils Qui allait naître de moi et de lui. » On lui avait percé les chevilles pour y passer une courroie, et c'est cette blessure (enflure) qui valut son nom de "Pied-Enflé" à l'enfant. Chez Sophocle, l'enfant est exposé par un serviteur de Laios qui, pris de compassion, le remet lui-même à des bergers étrangers qui l'apportent à leur roi, sachant que celui-ci n'a pas d'enfant mais en désire un. À noter que, lorsque la pièce commence, le meurtre de Laios et l'inceste sont très anciens : ce n'est pas sur cela que la tragédie de Sophocle se focalise. Toute la pièce est en effet construite autour de la reconnaissance d'OEdipe par lui-même; on a pu dire qu'OEdipe roi était construit comme une enquête policière, qui commence par la recherche du meurtrier (de Laios) jusqu'au moment où il devient clair pour tout le monde que c'est d'OEdipe lui-même qu'il s'agit. Ensuite, l'enquête quitte la sphère publique pour concerner la sphère privée, et au terme de celle-ci, OEdipe apprend qui il est, qui est son père, qui est sa mère. Contrairement à des versions antérieures, Sophocle ne se sert pas des cicatrices sur les chevilles d'OEdipe pour révéler son identité à Jocaste, et les commentateurs s'en sont étonnés : comment tous ceux qui 5 entourent OEdipe à Thèbes, et plus particulièrement Jocaste, ont-ils pu ne pas voir ce signe manifeste ? Il y a donc là quelque chose d'important, à quoi Sophocle a sacrifié même une certaine forme de vraisemblance : l'essentiel n'est pas que tout le monde sache qui est le meurtrier de Laios, mais qu'OEdipe apprenne enfin qui il est lui-même, et qu'il l'apprenne par lui-même, sans élément extérieur. Ce qui aurait pu être un signe de reconnaissance pour autrui ne fonctionne pas pour OEdipe lui-même : il doit se forger une certitude autrement. On a également souligné qu'OEdipe, si intelligent, si clairvoyant par ailleurs (sa résolution de l'énigme posée par la Sphinge est rappelée à plusieurs reprises dans la pièce) voyait son habileté mise en échec ici, dans la mesure où il apprend toutes les informations essentielles par hasard : C'est en effet pour mettre un terme à la dispute entre OEdipe et Créon et rassurer OEdipe (qui craint les paroles de Tirésias, qui l'a accusé d'être le meurtrier de Laios) que Jocaste met en doute la clairvoyance des devins en général et la fiabilité des oracles en s'appuyant sur le cas de l'oracle relatif à la mort de Laios : l'oracle avait dit qu'il serait tué par son fils, or, il est mort sur la route, victime d'un brigand. C'est alors qu'OEdipe, pris de doute, fait venir un serviteur qui accompagnait Laios, et, nouvelle coïncidence, celui-ci n'est autre que le berger qui a exposé OEdipe bébé. De même, OEdipe apprend par hasard que ses parents ne sont pas Polybos et Méropé, le roi et la reine de Corinthe, et il l'apprend de la bouche de quelqu'un qui, lui aussi, parlait pour le rassurer. En effet, un messager arrive de Corinthe et annonce la mort de Polybos avant de demander à OEdipe d'aller régner sur Corinthe. OEdipe et Jocaste pensent alors, avec joie, que l'oracle était mensonger, puisque Polybos est mort de mort naturelle, mais OEdipe ne risque-t-il pas encore de commettre l'inceste avec la femme de Polybos ? Pour le rassurer, l'envoyé corinthien lui révèle qu'il est un enfant trouvé, donnant à Jocaste la certitude que l'oracle s'est bel et bien accompli. De plus, OEdipe se montre étrangement obtus dès lors qu'il s'agit de comprendre des informations le concernant lui-même, en particulier dans le passage où Tirésias lui dit, non pas une , mais trois fois, qui il est et ce qu'il a fait. Pourquoi cela ? II. L'importance du politique dans OR Pourquoi cette attitude chez OEdipe ? Une erreur consisterait à expliquer la chose en termes psychologisants : OEdipe est entêté, etc. N'oublions pas que, dans la tragédie grecque, 6 les caractères naissent tout entiers de l'action et qu'il n'y a donc aucun arrière-plan psychologique. (citation 4) Aristote 1454a15 : {Exei de; h\qo? me;n eja;n w{sper ejlevcqh poih`/ fanero;n oJ lovgo? h] hJ pra`xi? proaivresivn tina. « Il y aura caractère si, comme on l'a dit plus haut, les paroles ou les actes décèlent une ligne de conduite » Le caractère est tout entier exprimé dans les actions, il n'y a rien au-delà de celles-ci. On ne peut pas supposer l'existence d'un trait de caractère latent, qu'aucune action ne laisserait au moins entrevoir : cela est incompatible avec la conception aristotélicienne de la tragédie. La solution est, à mon sens, à chercher dans le titre de la pièce : Oijdivp...

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