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L'art chez Hegel (anthologie de textes)

Publié le 01/04/2015

Extrait du document

hegel

EXTRAITS

1. « La certitude sensible ou le ceci

et le point de vue intime «

Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Introduction,

(A), I, trad. Jean-Pierre Lefevbre, GF-Flammarion,

2012, p. 129-140.

Le savoir qui est d'abord, ou qui est immédiatement notre objet ne peut être autre que celui qui est lui-même savoir immédiat, savoir de l'immédiat ou de ce qui est. Et nous devons nous comporter de façon tout aussi immé¬diate et réceptive, ne rien changer donc à ce savoir, tel qu'il se présente à nous, et maintenir la compréhension conceptuelle à l'écart de l'appréhension des choses.

Le contenu concret de la certitude sensible la fait immé¬diatement apparaître comme la connaissance la plus riche, voire comme une connaissance d'une richesse infinie à laquelle nous ne saurions trouver de limite, aussi bien lorsque nous partons à sa découverte à l'extérieur, dans l'espace et dans le temps, comme ce en quoi cette richesse se déploie, que lorsque nous nous emparons d'un mor¬ceau de cette plénitude et pénétrons à l'intérieur de lui en le divisant en parties. Elle apparaît en outre comme la plus véritable, car elle n'a encore rien abandonné de l'objet, elle l'a devant elle dans son intégralité. Or cette

 

certitude, en fait, se donne elle-même pour la vérité la plus abstraite et la plus pauvre. Elle ne dit de ce qu'elle sait que ceci : c'est ; et sa vérité contient uniquement l'être de la chose qui l'occupe ; la conscience, de son côté, n'est dans cette certitude que comme pur Je, ou encore, Je n'y suis que pur celui-ci, et l'objet, pareillement, n'y est que comme pur ceci. Je, ce Je-ci, ne suis pas certain de cette chose parce que Je me suis développé en la circonstance comme conscience et y ai agité multiplement la pensée. Ni non plus parce que la chose dont je suis certain serait, en raison d'une grande quantité de caractéristiques diverses, un riche ensemble de relations à même soi, ou un multiple rapport à d'autres choses. Ces deux raisons ne concernent en rien la certitude sensible ; ni Je ni la chose n'y ont la signification d'une médiation multiple et variée ; Je n'y ai pas la signification d'une activité mul¬tiple de représentation et de pensée, et la chose n'y a pas celle d'une multiplicité de caractéristiques ; mais, simple¬ment, la chose est ; et elle est uniquement parce qu'elle est ; elle est, c'est là l'essentiel pour le savoir sensible, et c'est ce pur fait d'être ou cette immédiateté simple qui constitue sa vérité. Et c'est précisément aussi de cette façon que la certitude, en tant que relation, est une rela-tion pure immédiate ; la conscience est Je, rien d'autre, ce pur individu-ci ; l'individu singulier sait un pur ceci, ou encore : il sait l'entité singulière.

Toutefois, si nous y regardons de plus près, il se joue conjointement dans le pur être qui constitue l'essence de cette certitude, et qu'elle énonce comme sa vérité à elle, un grand nombre d'autres choses encore. Une certitude sensible effective n'est pas seulement telle immédiateté pure, mais aussi un exemple de celle-ci. Parmi les innom¬brables différences qui se présentent là, nous retrouvons partout cette différenciation principale qui veut que de l'être pur ces deux démonstratifs, ces deux ce... se dis-joignent et retombent tout aussitôt chacun de leur côté,

 

un celui-ci comme Je, et un ceci comme objet. Si nous réfléchissons sur cette différence, il appert que ni l'un ni l'autre ce... n'est uniquement immédiatement, dans la certitude sensible, mais qu'ils y sont en même temps intermédiés ; j'ai la certitude par l'intermédiaire d'un autre, la chose ; et celle-ci est pareillement dans cette cer¬titude par l'intermédiaire d'un autre, savoir, de Je.

Ce n'est pas seulement nous qui faisons cette diffé-rence entre l'essence et l'exemple, entre l'immédiateté et la médiation : nous la trouvons dans la certitude sensible elle-même. Et c'est dans la forme qu'elle y a, non dans celle que nous venons de déterminer, qu'il faut la prendre. Il y a, d'une part, ce qui est posé en elle comme ce qui tout simplement est immédiatement, ou comme l'essence, l'objet ; mais aussi cette autre chose qui est posée comme l'inessentiel et l'intermédié, qui n'y est pas en soi, mais par un autre, Je, un savoir qui ne sait l'objet que parce qu'il est, et qui peut être, ou tout aussi bien ne pas être. Tandis que l'objet est, le vrai, et l'essence ; il est, indifférent au fait d'être quelque chose qu'on sait ou qu'on ne sait pas ; il demeure, quand bien même il n'est pas su ; tandis que le savoir n'est pas si l'objet n'est pas.

Il faut donc considérer l'objet en se demandant s'il est bien de fait dans la certitude sensible elle-même, tel que l'essence pour laquelle celle-ci le donne ; si ce concept qui est le sien et le définit comme essence, correspond à sa façon d'être en elle. Nous n'avons pas, à cette fin, à réfléchir sur lui, ni à songer à ce qu'il pourrait être en vérité, mais à le considérer simplement tel que la certi¬tude sensible l'a chez elle.

C'est donc à elle-même qu'il faut demander : qu'est-ce que le ceci? Si nous le prenons dans la figure redoublée de son être, comme le Maintenant et comme l'Ici, la dialectique dont il est porteur prendra une forme aussi intelligible qu'il l'est lui-même. À la question : qu'est-ce que le Maintenant? répondons donc, par exemple : le

 

Maintenant, c'est la nuit. Un seul et simple essai suffira pour mettre à l'épreuve la vérité de cette certitude sen-sible. Nous inscrivons cette vérité quelque part ; une vérité ne peut pas perdre quoi que ce soit à être écrite ; et tout aussi peu à être conservée par nous. Et si nous revoyons maintenant, ce midi, la vérité inscrite, nous serons bien obligés de dire qu'elle est devenue vide et sans saveur.

Le Maintenant qui est la nuit est conservé, c'est-à-dire qu'il est traité comme ce pour quoi il est donné, comme quelque chose qui est ; or il s'avère au contraire comme quelque chose qui n'est pas. Le Maintenant proprement dit se garde certes, mais comme un Maintenant qui n'est pas la nuit ; et pareillement il se maintient face au jour qu'il est maintenant, mais comme un Maintenant qui n'est pas non plus le jour ; ou tout simplement comme un Maintenant négatif. C'est pourquoi ce Maintenant qui se garde n'est pas un Maintenant immédiat, mais un Maintenant intermédié, car en tant que Maintenant qui demeure et se conserve, il est déterminé par le fait qu'autre chose, savoir, le jour et la nuit, n'est pas. Et cependant, il est encore tout aussi simple qu'auparavant : Maintenant, et indifférent dans cette simplicité à tout ce qui se joue encore conjointement à lui ; de même que la nuit et le jour ne sont pas son être, de même et tout aussi bien, il est jour et il est nuit ; il n'est pas du tout affecté par ce changement d'être qui est le sien. Ce genre de chose simple qui est par négation, qui n'est ni ceci ni cela, ce genre de pas ça auquel il est tout aussi indifférent d'être ceci, aussi bien que cela, nous la disons universelle ; l'universel qui, en fait, est le vrai de la certitude sensible.

Mais nous énonçons nous aussi le sensible comme quelque chose d'universel ; ce que nous disons est : ceci, c'est-à-dire le ceci universel; ou encore : c'est ; c'est-à-dire l'être, tout simplement. Évidemment, nous ne nous représentons pas, ce disant, le ceci universel, ou l'être en

 

général, mais nous énonçons l'universel ; ou encore, tout bonnement, nous ne parlons pas selon l'opinion intime qui est la nôtre dans cette certitude sensible. Mais c'est le langage, nous le voyons, qui est le plus vrai ; en lui, nous réfutons même immédiatement ce qui est notre opi¬nion intime, et comme l'universel est le vrai de la certi-tude sensible, et que seul le langage exprime ce vrai, il est tout à fait impossible que nous puissions jamais dire un être sensible auquel nous songeons selon notre point de vue intime.

Ce sera aussi le cas avec l'autre forme du ceci, l'Ici. L'Ici, par exemple, est l'arbre. Si je me retourne, cette vérité a disparu, s'est renversée en la vérité opposée : l'Ici n'est pas un arbre, mais au contraire une maison. L'Ici pro¬prement dit ne disparaît pas ; il perdure au contraire dans la disparition de la maison, de l'arbre, etc., et il est indif¬férent au fait d'être maison, arbre. Le ceci s'avère de nou¬veau être une simplicité intermédiée, ou encore : une universalité, une généralité.

Dès lors, donc, que cette certitude sensible avère chez elle-même l'universel comme la vérité de son objet, le pur être demeure comme son essence, mais point cependant comme être immédiat : mais comme un être auquel la médiation et la négation sont essentielles ; et, du coup, non pas comme ce que nous avons en tête et voulons dire par l'être, mais l'être avec la détermination d'être l'abstrac¬tion ou le purement universel, et tout ce qui reste encore, face à cet Ici et Maintenant vide ou indifférent, c'est notre point de vue intime, pour qui le vrai de la certitude sen¬sible n'est pas l'universel.

Si nous comparons le rapport dans lequel le savoir et l'objet se sont d'abord présentés, et le rapport auquel ces mêmes savoir et objet ont abouti dans ce résultat, nous voyons qu'il s'est renversé. L'objet, qui était censé être l'essentiel, est désormais l'inessentiel de la certitude sen-sible, puisque l'universel qu'il est devenu n'est plus le

 

genre de chose que l'objet était censé être essentiellement pour elle : elle se retrouve au contraire dans l'opposé, c'est-à-dire dans le savoir qui antérieurement était Fines-sentie!. Sa vérité est dans l'objet en tant qu'il est mon objet, ou dans l'opinion intime qui est la mienne ; l'objet est parce que J'« en sais quelque chose «. La certitude sensible a donc, certes, bien été chassée de l'objet, mais n'est pas encore abolie pour autant : elle est simplement refoulée dans le Je ; voyons ce que l'expérience nous montre quant à cette réalité qui est la sienne.

La force de sa vérité réside donc maintenant dans le Je, dans l'immédiateté de mon : Je vois, J'entends, etc. ; la disparition du Maintenant singulier, de l'Ici singulier que nous « voulons dire « selon notre point de vue intime, est empêchée par le fait que Je les retiens. Le Maintenant est jour parce que je vois le jour ; l'Ici est un arbre pour la même raison. Mais la certitude sensible éprouve chez elle-même dans ce rapport la même dialectique que dans le rapport précédent. Je, ce Je-ci, vois l'arbre et affirme que l'Ici, c'est l'arbre ; mais un autre, un autre Je voit la maison et affirme que l'Ici n'est pas un arbre, mais au contraire une maison. L'une et l'autre vérité sont accrédi¬tées de la même manière, savoir, l'immédiateté de la vue et le fait que l'un et l'autre Je sont sûrs de ce qu'ils savent et l'assurent ; mais l'une des deux vérités disparaît dans l'autre.

Ce qui n'y disparaît pas, c'est moi, Je, en tant qu'uni-versel dont la vue n'est ni une vue de l'arbre, ni une vue de telle maison, mais un simple fait de voir, qui est intermédié par la négation de cette maison-là, etc., et y est tout aussi simple et indifférent aux autres exemples qui se jouent encore conjointement à cela, à la maison, à l'arbre. Le Je est seulement quelque chose d'universel, de même que Maintenant, Ici ou Ceci en général ; certes, j'ai en tête un Je individuel, singulier, quand je dis Je, et pourtant, je ne parviens pas plus à le dire qu'à dire ce

 

que j'ai en tête selon mon point de vue intime et veux dire par Maintenant, Ici. En disant cet Ici-là, ce Mainte¬nant, ou en désignant une réalité singulière, je dis TOUS les Ceci, tous les Maintenant, tous les Ici, toutes les entités singulières ; et pareillement, en disant Je, tel Je singulier, je dis d'une manière générale TOUS les Je ; chacun est ce que Je dis : Je, ce Je singulier-ci. Lorsque certains exigent de la science, comme la pierre de touche dont elle ne pourrait absolument pas supporter l'épreuve, qu'elle déduise, construise, trouve a priori, que sais-je encore, une cette chose-ci ou un cet homme-ci, il est légitime de réclamer que cette exigence dise quelle chose-ci, ou quel Je — ou individu-ci elle a en tête ; or dire cela est impossible.

La certitude sensible fait donc l'expérience de ce que son essence n'est ni dans l'objet, ni dans le Je, et que l'immédiateté n'est ni l'immédiateté de l'un, ni celle de l'autre, car chez l'un et l'autre, ce que j'ai en tête est au contraire quelque chose d'inessentiel, et l'objet et le Je sont des choses universelles dans lesquelles le Mainte¬nant, l'Ici et le Je que j'ai en tête n'ont pas de consistance durable, ou encore, ne sont pas. Ce qui nous amène à poser le tout de la certitude sensible comme son essence, et non plus un seul moment de celle-ci, ainsi qu'il est advenu dans les deux cas, où c'était d'abord l'objet opposé au Je, puis le Je qui étaient censés être sa réalité. C'est donc seulement la certitude sensible tout entière elle-même qui s'accroche à elle en tant qu'immédiateté, et exclut de soi par là même tout face-à-face, toute opposi¬tion telle qu'elle était survenue auparavant.

Cette immédiateté pure ne concerne donc plus en rien l'être-autre de l'Ici en tant qu'arbre, qui passe dans un Ici qui est non-arbre, ni l'être-autre du Maintenant, en tant que jour, qui passe dans un Maintenant qui est nuit, ni un autre Je, pour qui l'objet est quelque chose d'autre. Sa vérité se conserve comme relation qui demeure

 

identique à soi-même, et ne fait aucune différence d'essentialité ou d'inessentialité entre le Je et l'objet, et dans laquelle donc absolument aucune différence ne peut pénétrer. Je, ce Je-ci, j'affirme donc l'Ici comme arbre, et ne me retourne pas de telle manière que l'Ici pour moi deviendrait un non-arbre ; je n'ai cure non plus de ce qu'un autre Je voit l'Ici comme non-arbre, ou de ce que moi-même, une autre fois, je prenne l'Ici comme non-arbre, le Maintenant comme non-jour, mais Je suis pur regard regardant ; pour moi, j'en reste là, le Maintenant est jour, ou encore, j'en reste là : l'Ici est arbre ; je ne compare pas non plus eux-mêmes l'un avec l'autre l'Ici et le Maintenant, mais m'accroche à une relation immédiate unique : le Maintenant est jour.

Puisque, par conséquent, cette certitude ne veut plus venir nous trouver quand nous attirons son attention sur un Maintenant qui est nuit, ou sur un Je pour qui c'est la nuit, approchons-nous donc nous-mêmes d'elle et fai¬sons-nous montrer le Maintenant en question qu'elle pré¬tend. Il faut que nous nous le fassions montrer, puisque la vérité de cette relation immédiate est la vérité de tel Je, de ce Je-ci qui se limite à un Ici ou à un Maintenant. Si nous nous emparions après coup de cette vérité, ou si nous nous tenions éloignés d'elle, elle n'aurait pas du tout de signification, car nous abolirions alors l'immédiateté qui lui est essentielle. C'est pourquoi nous devons venir nous mettre dans le même point du temps ou de l'espace, nous la faire montrer, c'est-à-dire faire faire de nous le même Je-ci qui sait avec certitude. Voyons donc comment est fait cet immédiat qu'on nous désigne.

On nous montre le Maintenant ; ce Maintenant-ci. Maintenant ; dès lors qu'il nous est montré, il a déjà cessé d'être ; le Maintenant qui est, est un autre Maintenant que celui qui est montré, et nous voyons que le Mainte¬nant est précisément ceci, qui consiste, en étant, à n'être déjà plus. Le Maintenant, tel qu'il nous est montré, est

 

un Maintenant qui a été ; et c'est cela sa vérité ; il n'a pas la vérité de l'être. Donc, il est certes bien vrai qu'il a été. Mais ce qui a été n'est pas en fait une essence. Ce qui a été n'EST pas, et c'est de l'être qu'il s'agissait.

Nous ne voyons donc dans ce désignement qu'un mouvement, qui se déroule comme suit : 1. Je désigne le Maintenant, il est asséré comme étant le vrai ; mais je le montre comme quelque chose qui a été, ou comme quelque chose qui est aboli, j'abolis la première vérité, puis : 2. J'affirme maintenant comme la seconde vérité que ce quelque chose a été, est aboli. 3. Mais ce qui a été n'est pas ; j'abolis l'avoir-été ou l'être-aboli, c'est-à-dire la deuxième vérité, nie, ce faisant, la négation du Mainte¬nant, et reviens ainsi à la première assertion : que Mainte¬nant est. Le Maintenant et le désignement du Maintenant sont donc faits de telle manière que ni le Maintenant ni le désignement du Maintenant ne sont une chose simple immédiate, mais un mouvement qui comporte divers moments ; ceci est posé, mais en même temps, c'est au contraire un autre qui est posé, ou encore, le ceci est aboli : et cet être-autre, ou cette abolition du premier, est aboli à son tour, et donc est revenu au pre¬mier moment. Mais ce premier moment réfléchi en lui-même n'est plus exactement le même que ce qu'il était primitivement, savoir, un moment immédiat ; il est au contraire justement quelque chose de réfléchi en soi, un moment simple qui demeure dans l'être-autre ce qu'il est ; un Maintenant qui est absolument un grand nombre de Maintenant, et c'est là le Maintenant véritable. Le Main¬tenant comme simple jour qui a en lui-même de nom¬breux Maintenant, des heures. Et de même une heure est aussi ce genre de Maintenant, c'est-à-dire tout autant de minutes, et celles-ci sont pareillement de nombreux maintenant, et ainsi de suite. — Le désignement est donc lui-même le mouvement qui énonce ce que le Mainte¬nant est en vérité ; savoir, un résultat, ou encore, le

 

résumé d'une pluralité de Maintenant ; et désigner, c'est apprendre, faire l'expérience que Maintenant est quelque chose d'universel.

L'Ici désigné, que je fixe fermement, est aussi bien un cet Ici-là qui en réalité n'est pas cet Ici-là, mais un devant et un derrière, un en haut et un en bas, un à droite et un à gauche. L'en haut est lui-même tout aussi bien ce multiple être-autre, en haut, en bas, et ainsi de suite. L'Ici qui était censé être désigné disparaît dans d'autres Ici, mais ceux-ci disparaissent tout aussi bien ; ce qui est dési¬gné, fixé fermement, et qui perdure, est un ceci négatif, qui n'est ainsi qu'en ce que les Ici sont pris comme ils sont censés l'être, mais ce faisant s'abolissent. C'est un complexe simple de nombreux Ici. L'Ici qu'on a en tête serait le point ; mais ce point n'est pas : c'est au contraire dès lors qu'il est désigné comme étant, que le désigne-ment montre qu'il n'est pas un savoir immédiat, mais un mouvement qui va de l'Ici qu'on a en tête à l'Ici universel en passant par de nombreux Ici, et cet Ici universel, de même que le jour est une pluralité simple de Maintenant, est une pluralité simple d'Ici.

Il apparaît clairement que la dialectique de la certitude sensible n'est rien d'autre que la simple histoire de son mouvement ou de son expérience, et que la certitude sensible elle-même n'est rien d'autre que simplement cette histoire. C'est pourquoi la conscience naturelle elle aussi ne cesse jamais de progresser elle-même vers ce résultat, vers ce qui chez elle est le vrai, et son expérience se fait dans cet itinéraire ; mais c'est aussi pourquoi elle l'oublie toujours tout aussitôt, et recommence le mouve¬ment au départ. Il y a donc lieu de s'étonner quand, à l'encontre de cette expérience, on instaure comme expé¬rience universelle, mais aussi comme affirmation philoso¬phique, et même comme un résultat du scepticisme, que la réalité ou l'être de choses extérieures en tant qu'elles sont ces choses-ci, ou des choses sensibles, aurait une vérité

 

absolue pour la conscience ; ce genre d'affirmation, dans le même temps qu'elle est posée, ignore ce qu'elle pro¬clame, ignore qu'elle dit le contraire de ce qu'elle veut dire. La vérité du ceci sensible pour la conscience est censée être une expérience universelle ; mais c'est bien plutôt le contraire qui est expérience universelle ; chaque conscience réabolit à son tour les vérités du genre : l'Ici est un arbre, ou, le Maintenant est midi, et énonce le contraire : l'Ici n'est pas un arbre, mais une maison ; et ce qui, dans cette affirmation qui abolit la première, est à son tour affirmation, de même espèce, d'un ceci sensible, elle le réabolit pareillement tout aussitôt ; et dans toute cette certitude sensible, elle n'apprendra en vérité que ce que nous avons vu, nous, savoir, le ceci comme quelque chose d'universel, le contraire de ce que l'affirmation en question assure être expérience universelle. — Face à cette invocation de l'expérience universelle, il peut être permis d'anticiper sur la prise en compte du niveau pratique. Eu égard à quoi, on peut dire à ceux qui affirment cette vérité et certitude de la réalité des objets sensibles qu'ils feraient bien de retourner à l'école la plus élémentaire de la sagesse, aux Mystères d'Éleusis de l'Antiquité, où l'on célébrait Cérès et Bacchus, et qu'ils doivent d'abord apprendre le secret de la consommation du pain et du vin ; car le myste initié à ces secrets n'en vient pas seule¬ment, en effet, à douter de l'être des choses sensibles, il finit par en désespérer ; d'une part il accomplit lui-même en eux leur nullité, et par ailleurs il la voit accomplir. Les animaux eux-mêmes ne sont pas exclus de cette sagesse-là, mais font la preuve, au contraire, qu'ils sont très pro¬fondément initiés en cette matière, puisqu'ils ne restent pas en arrêt devant les choses sensibles comme devant autant de choses qui seraient en soi, mais, désespérant de cette réalité et pleinement certains de sa nullité, se servent sans autres manières, et les dévorent ; et la nature tout entière célèbre comme eux ces mystères on ne peut plus

 

transparents qui nous enseignent ce qu'est la vérité des choses sensibles.

Mais ceux qui posent ce genre d'affirmation, pour nous en tenir à nos remarques précédentes, disent aussi eux-mêmes immédiatement le contraire de ce qu'ils ont en tête selon leur point de vue intime ; et ce phénomène est peut-être le plus susceptible de nous amener à réflé¬chir sur la nature de la certitude sensible. Ils parlent de l'existence d'objets extérieurs qui peuvent être définis de manière plus précise encore comme des choses effectives, absolument singulières, tout à fait personnelles, indivi¬duelles, dont aucune n'a plus absolument son identique ; cette existence aurait une certitude et vérité absolue. Ils ont en tête : ce morceau de papier-ci sur lequel j'écris ceci, ou plus exactement, l'ai écrit ; mais ce qu'ils ont en tête, ils ne le disent pas. S'ils voulaient effectivement dire ce morceau de papier-ci qu'ils ont en tête, et si c'est dire qu'ils voulaient, cela est impossible parce que le ceci sen¬sible qu'ils ont en tête est inaccessible au langage, qui ressortit à la conscience, à l'universel en soi. C'est pour-quoi, sous la tentative effective de le dire, ce ceci finirait par moisir et se décomposer ; ceux qui auraient com¬mencé à le décrire ne pourraient pas aller jusqu'au bout de la description, mais devraient la confier à d'autres, qui finiraient eux-mêmes par avouer parler d'une chose qui n'est pas. Ils ont donc bien en tête ce morceau de papier-ci, qui est ici un tout autre morceau de papier que celui dont on parlait ci-dessus ; mais ils énoncent par la parole des choses effectives, des objets extérieurs ou sensibles, des essences absolument singulières, et ainsi de suite, c'est-à-dire que ce qu'ils disent d'eux n'est que de l'universel ; aussi, ce que l'on appelle l'ineffable n'est-il rien d'autre que le non-vrai, le non-rationnel, l'opinion qui n'est que cela, ce qu'on avait simplement en tête. — Quand on ne dit de quelque chose rien de plus que : « C'est une chose réelle effective, un objet extérieur «, cette chose n'est alors

 

énoncée que comme la plus universelle d'entre toutes, et en disant cela c'est bien plutôt son identité avec tout le reste, que la différence, qu'on énonce. Quand je dis une chose singulière, je la dis au contraire, tout aussi bien, comme chose tout à fait universelle, car toutes les choses sont chose singulière ; et pareillement, cette chose-ci est tout ce qu'on voudra. Si nous la décrivons plus précisé¬ment, comme ce morceau de papier-ci, toute espèce et tout bout de papier est un ce morceau de papier-ci, et je n'ai toujours rien fait que dire l'universel. Mais si je veux aider la parole, qui a la nature divine de renverser immé¬diatement ce qu'on croit être selon le point de vue intime, d'en faire quelque chose d'autre, et ce faisant de ne pas le laisser s'exprimer verbalement, en désignant ce morceau de papier-ci, je fais alors l'expérience de ce que la vérité de la certitude sensible est en fait ; je le désigne comme un Ici, qui est un Ici d'autres Ici, ou encore, qui est en lui-même un ensemble, une concomitance simple d'un grand nombre d'Ici, c'est-à-dire un universel. Je le prends et reçois tel qu'il est en vérité, et au lieu de savoir quelque chose d'immédiat, je prends dans sa vérité, je perçois.

 

 

2. Le dépassement de l'art par la religion

et la philosophie

Hegel, Leçons sur l'esthétique, édition Suhrkamp,

I, 103-142, trad. Luc Ferry in Homo iEstheticus.

L'invention du goût à l'âge démocratique, © Éditions

Grasset et Fasquelle, 1990.

L'art a pour tâche de présenter en général l'idée pour l'intuition immédiate dans sa forme sensible et non dans la forme du penser et de la pure spiritualité [...]. De même que l'art trouve son avant dans la nature et dans les domaines de la vie, il possède aussi son après, c'est-à-dire une sphère qui à son tour dépasse son mode d'appréhension et de présentation de l'absolu. Car l'art contient encore en lui-même une borne et doit donc se résoudre dans des formes supérieures de conscience [...] L'art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de passé (ein Vergangenes) [...]. Pour nous, l'art ne passe plus pour le mode suprême que la vérité puisse emprunter pour se donner une existence. En fait, la pensée s'est très tôt élevée contre l'art comme représentation qui rend le divin sensible : chez les juifs et les mahométans, voire chez les Grecs comme Platon, déjà, qui s'est opposé avec vigueur aux dieux d'Homère et de Hésiode. A vrai dire, avec les progrès de la culture vient pour chaque peuple un temps où l'art fait signe vers son propre dépassement [...]. Lorsque la passion du savoir et de la recherche ainsi que le besoin d'une spiri¬tualité intérieure engendrèrent la Réforme, la représentation religieuse dut elle aussi se retirer de l'élément sensible pour rentrer dans l'intériorité de l'âme et de la pensée. L'après de l'art consiste en ceci que l'esprit est habité par le besoin de trouver la satisfaction en son propre sein seulement comme étant la vraie forme qui convient à la vérité [...]. L'absolu se déplace de l'objecti¬vité de l'art vers l'intériorité du sujet [...].

hegel

« 76 1 ROUSSEAU ET TOCQUEVILLE évident, par la lecture des Livres Sacrés, que le premier homme, ayant reçu immédiatement de Dieu des lumières et des préceptes, n'était point lui-même dans cet état, et qu'en ajoutant aux écrits de Moïse la foi que leur doit tout philosophe chrétien, il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature, à moins qu'ils n'y soient retombés par quelque événement extraordinaire.

Paradoxe fort embar­ rassant à défendre, et tout à fait impossible à prouver.

Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question.

Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des rai­ sonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde.

La religion nous ordonne de croire que Dieu lui-même ayant tiré les hommes de l'état de nature, immédiatement après la création, ils sont inégaux parce qu'il a voulu qu'ils le fussent ; mais elle ne nous défend pas de former des conjectures tirées de la seule nature de l'homme et des êtres qui l'environnent, sur ce qu'aurait pu devenir le genre humain, s'il fût resté abandonné à lui-même.

Voilà ce qu'on me demande, et ce que je me propose d' exami­ ner dans ce Discours.

Mon sujet intéressant l'homme en général, je tâcherai de prendre un langage qui convienne à toutes les nations, ou plutôt, oubliant les temps et les lieux, pour ne songer qu'aux hommes à qui je parle, je me supposerai dans le lycée d'Athènes, répétant les leçons de mes maîtres, ayant les Platon et les Xénocrate pour juges, et le genre humain pour auditeur.. »

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