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Philarète CHASLES (1798-1873) Balzac, romancier des temps nouveaux, peint les « ravages de la pensée »

Publié le 14/01/2018

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balzac

laissait tomber les chaînes d’or qui retenaient les auditeurs ; ce fut la baguette de Mercure, forçant à s’unir les hommes, plus acharnés que les serpents; c’est le chant de la sirène, entraînant le navigateur dans l’onde d’où ses accents émanaient. Le premier conteur fut un Dieu. Mais les époques primitives une fois passées, conter devint difficile.

 

Où est le merveilleux ? Qu’est devenue la foi ? L’analyse ronge la société en l’expliquant : plus le monde vieillit, plus la narration est une œuvre pénible. Rendez-moi compte de cet incident ? Apportez-moi le comment de cet acte et le pourquoi de ce caractère? Disséquez ce cadavre et sachez me plaire ! Soyez commentateur et amuseur !

 

Voici un conteur, qui arrive à l’époque la plus analytique de l’ère moderne, toute fondée sur l’analyse : sociétés, gouvernements, sciences reposent sur elle; elle s’empare de tout, pour tout flétrir. Il naît dans le pays le plus rationnel de l’Europe; point d’oreilles faciles à duper comme en Italie, où la musique est dans le langage et l’ode dans le son; point de croyance surnaturelle et populaire ; le scepticisme est partout ; la faculté raisonneuse a pénétré jusqu’aux classes inférieures. De l’ironie, mais peu caustique ; de l’indifférence, excepté pour les intérêts matériels ; par-dessus tout, de l’ennui et de la lassitude.

 

Quel conte allez-vous faire à de telles gens ? Ils vous répondront qu’ils ont vu Bonaparte, bivouaqué au Kremlin et couché à l’Alhambra. Ils mettront vos sylphides en fuite, et vos magiciens n’auront pas le moindre intérêt pour eux. Ils vous demanderont par quel procédé chimique l’huile brûlait dans la lampe d’Aladin. Ils ont demandé à M. de Balzac ce qui serait advenu si Raphaël eût souhaité que la Peau de chagrin s’étendît !

 

Osez donc leur réciter de beaux contes ; enlevez-les, comme il faut qu’un bon narrateur le fasse, dans ce char d’Elie, dans cette narration aux ailes de feu et aux roues brûlantes, qui plonge dans le ciel et fait disparaître les villes, les maisons, les bois, les collines de l’horizon terrestre !

 

L’analyse, dernier développement de la pensée, a donc tué les jouissances de la pensée. C’est ce que M. de Balzac a vu dans son temps : c’est le dernier résultat de cet axiome de Jean-Jacques : l’homme qui pense est un animal dépravé.

 

Assurément il n’est pas de donnée plus tragique; car, à mesure que l’homme se civilise, il se suicide ; et cette agonie éclatante des sociétés offre un intérêt profond.

 

Le désordre et le ravage portés par l’intelligence dans l’homme, considéré comme individu et comme être social : telle est l’idée primitive qui règne dans les œuvres de Byron et de Godwin : M. de Balzac l’a jetée dans ses contes. Il a vu de quels éclatants dehors cette société valétudinaire s’enorgueillit, de quelles parures ce moribond se couvre, de quelle vie galvanique ce cadavre s’émeut et s’agite par intervalles, de quelle lueur phosphorique

Philarète CHASLES (1798-1873)

Balzac, romancier des temps nouveaux, peint les « ravages de la pensée »

 

Philarète Chasles était, en 1831, très lié avec Balzac. Les deux amis ont probablement discuté de ce texte. En tout cas, il est vraisemblable que Balzac a suggéré à Chasles d'insister sur certaines idées qui lui étaient chères.

 

Qu’est-ce que le talent du conteur, sinon tout le talent? Il renferme en lui la déduction logique dans sa rigueur, le drame avec sa mobilité, l’essence même du génie lyrique avec son extase intérieure. Le narrateur est tout. Il est historien ; il a son théâtre ; sa dialectique profonde qui meut ses personnages; sa palette de peintre et sa loupe d’observateur. Non seulement il peut réunir les talents spéciaux que je viens d’indiquer, mais pour exceller dans son art, il le doit. Imaginez un conte, sans intérêt de drame, sans émotion lyrique, sans couleurs nuancées, sans logique exacte ; il sera pâle, extravagant et faux; il n’existera pas.

 

La narration est toute l’épopée ; elle est toute l’histoire ; elle enveloppe le drame et le sous-entend. Le conte est la littérature primitive. De quelle joie, dites-moi, durent être saisis ceux qui, les premiers, découvrirent et ressentirent cette jouissance! Ils inventèrent de pittoresques symboles, en témoignage de leur ivresse nouvelle. Ce fut l’Hercule Gaulois, dont la bouche

il scintille encore. Opposant au néant intérieur et profond du corps social, cette agitation factice et cette splendeur funèbre, il a cru que la mission du conteur n'était pas finie et perdue ; qu’il y avait encore une magie dans ce contraste ; une féerie dans cette industrie créatrice de merveilles ; un intérêt dans le jeu cupide des ressorts sociaux, cachés sous de si beaux dehors, dans ce spectacle d’une société rendant le dernier soupir sous des rideaux de pourpre, d’argent et de soie.

 

Un conteur, un amuseur de gens qui prend pour base la criminalité secrète, le marasme et l’ennui de son époque ; un homme de pensée et de philosophie, qui s’attache à peindre la désorganisation produite par la pensée ; tel est M. de Balzac.

 

Introduction aux Romans et contes philosophiques, 1831 in Balzac, Pléiade, Xl, pp. 180-182

balzac

« Philarète Chasles laissait tomber les chaînes d'or qui retenaient les auditeurs ; ce fut la baguette de Mercure, forçant à s'unir les hommes, plus acharnés que les serpents; c'est le chant de la sirène, entraînant le navigateur dans l'onde d'où ses accents émanaient.

Le premier conteur fut un Dieu.

Mais les époques primitives une fois passées, conter devint difficile.

Où est le merveilleux ? Qu'est devenu e la foi ? L'an alyse ronge la société en l'expliquant : plus le monde vieillit, plus la narration est une œuvre pénible.

Rendez-moi compte de cet incident ? Apportez-moi le comment de cet acte et le pou rquoi de ce caractère? Disséquez ce cadavre et sachez me plaire ! Soyez commentateur et amuseztr ! Voici un conteur, qui arrive à l'époque la plus analytique de l'ère moderne, toute fondée sur l'analyse : sociétés, gouvernements, sciences reposent sur elle; elle s'empare de tout, pour tout flétrir.

Il naît dans le pays le plus rationnel de l'Europe; point d'oreilles faciles à duper comme en Italie, où la musique est dans le langage et l'ode dans le son; point de croyance surnaturelle et populaire ; le scepticisme est partout ; la faculté raisonneuse a pénétré jusqu'aux classes inférieures.

De l'ironie, mais peu caustique ; de l'indifférence, excepté pour les intérêts matériels ; par-dessus tout, de l'ennui et de la lassitude.

Quel conte allez-vous faire à de telles gens ? Ils vous répondront qu'ils ont vu Bonaparte, bivouaqué au Kremlin et couché à l'Alhambra .

Ils mettront vos sylphides en fuite, et vos magiciens n'auront pas le moindre intérêt pour eux.

Ils vous demanderont par quel procédé chimique l'huile brûlait dans la lampe d'Aladin.

Ils ont demandé à M.

de Balzac ce qui serait advenu si Raphaël eût souhaité que la Peau de chag rin s'étendît ! Osez donc leur réciter de beaux contes ; enlevez-les, comme il faut qu'un bon narrateur le fasse, dans ce char d'Élie, dans cette narration aux ailes de feu et aux roues brûlantes, qui plonge dans le ciel et fait disparaître les villes, les maisons, les bois, les collines de l'horizon terrestre ! L'analyse, dernier développement de la pensée, a donc tué les jouis­ sances de la pensée.

C'est ce que M.

de Balzac a vu dans son temps : c'est le dernier résultat de cet axiome de Jean-Jacques : l'homme qui pense est -ttn animal dépravé.

Assurément il n'est pas de donnée plus tragique; car, à mesure que l'homme se civilise, il se suicide ; et cette agonie écl. »

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