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ABÎME, ABYME, substantif masculin.

Publié le 28/09/2015

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ABÎME, ABYME, substantif masculin.  

Cavité naturelle, aux parois abruptes, s'ouvrant au niveau du sol, sans fond apparent, considérée comme insondable. 

A.—  Acception concrète physique.  Cavité située en dessous du niveau du sol ou du niveau de la mer : 

1. Cavité terrestre naturelle (vide ou non), s'ouvrant abruptement au niveau du sol : 

Ø 1.... il [l'Adour] s'était engouffré d'abymes en abymes, et n'avait repris son cours ordinaire que lorsque les cavités furent remplies par les eaux du torrent.

JEAN DUSAULX, Voyage à Barège et dans les Hautes-Pyrénées fait en 1788, tome 1, 1796, page 315. 

Ø 2. Malgré les rugissements de la cataracte et l'abîme effrayant qui bouillonnait au-dessous de moi, je conservai ma tête et parvins à une quarantaine de pieds du fond.

FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Voyage en Amérique, en France et en Italie,  1827, page 56. 

Ø 3.... une promenade de plusieurs heures dans ce monde souterrain fut un enchantement véritable. Des galeries tantôt resserrées, étouffantes, tantôt incommensurables à la clarté des torches, des torrents invisibles rugissant dans les profondes entrailles de la terre, des salles bizarrement superposées, des puits sans fond, c'est-à-dire des gouffres perdus dans des abîmes impénétrables et battant avec fureur leurs parois sonores de leurs eaux puissantes, des chauves-souris effarées, des portiques, des voûtes, des chemins croisés, toute une ville fantastique, creusée et dressée par ce que l'on appelle bénignement le caprice de la nature, c'est-à-dire par les épouvantables convulsions de la formation géologique...

AURORE DUPIN, BARONNE DUDEVANT, DITE GEORGE SAND, Histoire de ma vie, tome 4, 1855, page 25. 

Ø 4. L'abîme obscur, hagard, funèbre, illimité,

Semblait plein de terreur devant cette lumière.

VICTOR HUGO, La légende des siècles, tome 6, 1883, page 334. 

Ø 5. Il connaissait trop bien tous les détours de l'immense caverne, le réseau des couloirs et des galeries, pour ne pas imaginer tous les accidents qui pouvaient s'y produire. La plus grande partie des couloirs et des salles de la rivière souterraine, devinés seulement, dans des gouffres d'ombre, au cours de ses explorations, lui restait encore inconnue et il sentait, tout autour de lui, les pièges silencieux de l'abîme.

ANDRÉ CHAMSON, L'Auberge de l'abîme,  1933, page 109. 

Remarque : En géographie physique : 

Ø 6. Puits —  204 —  Vus d'en haut, les puits apparaissent comme des gouffres (...); des abîmes / abysses / (...); des « avens » (Causses) (...). Vus d'en bas, comme des cheminées (...).

Vicabulaire franco-anglais-allemand de géomorphologie (HENRI BAULIG)  1956. 

—   Peut aussi désigner le fond d'un espace vide (vallée profonde, précipice, etc.), par opposition à la surface du sol plus ou moins élevée : 

Ø 7.... nous nous trouvâmes tout à coup sur le bord à pic d'une immense muraille de rochers de quelques mille pieds de profondeur, qui cernent la vallée des saints. Les parois de ce rempart de granit étaient tellement perpendiculaires, que les chevreuils même de la montagne n'auraient pu y trouver un sentier, et que nos arabes étaient obligés de se coucher le ventre contre terre et de se pencher sur l'abîme pour découvrir le fond de la vallée.

ALPHONSE DE LAMARTINE, Des Destinées de la poésie,  1834, page 407. 

Ø 8. La montagne des oliviers, au sommet de laquelle je suis assis, descend, en pente brusque et rapide, jusque dans le profond abîme qui la sépare de Jérusalem et qui s'appelle la vallée de Josaphat.

ALPHONSE DE LAMARTINE, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient (1832-1833) ou Note d'un voyageur, tome 1, 1835, page 427. 

2. Cavité marine, au-dessous du niveau de la mer pris comme référence de l'horizontalité : 

a) Au pluriel,  le mot s'applique aux cavités de la mer, envisagées du point de vue de leur profondeur : 

Ø 9. Si, comme on le croît communément, les abîmes de l'océan ont autant de profondeur que les plus hautes montagnes ont d'élévation, il est certain que les rayons du soleil parviennent jusqu'au fond de leurs bassins, à travers des masses liquides de plus de trois mille toises.

JACQUES-HENRI BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Harmonies de la nature,  1814, page 166. 

Ø 10. La lumière du jour, vous le savez sans doute, ne pénètre pas très avant dans la mer. Ses profondeurs sont ténébreuses... Abîmes immenses, que longtemps on a pu croire inhabités;...

ANDRÉ GIDE, Les Faux-monnayeurs,  1925, page 1053. 

b) Par métonymie  synonyme de océan, de mer : 

Ø 11. Quant à l'organisation des poissons, leur seule existence dans l'élément de l'eau, le changement relatif de leur pesanteur, par lequel ils flottent dans une eau plus légère comme dans une eau plus pesante, et descendent de la surface de l'abyme au plus profond de ses gouffres, sont des miracles perpétuels;...

FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Le Génie du christianisme, tome 1, 1803, page 164. 

Ø 12.... quelquefois une lame monstrueuse venoit roulant sur elle-même sans se briser, comme une mer qui envahiroit les flots d'une autre mer. Pendant un moment le bruit de l'abîme et celui des vents étoient confondus; le moment d'après, on distinguoit le fracas des courants, le sifflement des rescifs, la triste voix de la lame lointaine.

FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Les Natchez,  1826, page 231. 

Ø 13. Ah! Quand reviendra sur la grève

Le cavalier avec son glaive?

Déjà cent vagues l'ont bercé;

Déjà mille flots ont passé.

Quand sortira-t-il de l'abîme?

La vague pâlit à sa cime.

L'hirondelle effleure le bord;

Le flot se tait, le flot s'endort.

EDGAR QUINET, Napoléon,  1836, page 278. 

—  Plus particulier. dans le langage biblique,   la mer considérée du point de vue des limites qu'elle est chargée par Dieu d'imposer aux eaux (confer c) : 

Ø 14. Dieu ayant accompli sa vengeance, dit aux mers de rentrer dans l'abyme...

FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Le Génie du christianisme, tome 1, 1803, page 150. 

c) Dans le langage biblique,   désigne les eaux auxquelles, selon la Genèse (I, 9-10), le Créateur assigna des limites au troisième jour de la Création : 

Ø 15. En vérité je vous le dis, ce fut comme au jour où l'abîme rompit ses digues, et où déborda le déluge des grandes eaux.

FÉLICITÉ-ROBERT DE LAMENNAIS, Les Paroles d'un croyant,  1834, page 94. 

Ø 16. La mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme l'océan qui se lève deux fois le jour, est l'abîme auquel a dit Jéhovah : « Tu n'iras pas plus loin. »

FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Mémoires d'Outre-Tombe, tome 2, 1848, page 68. 

3. Par extension   profondeurs souterraines : 

a) Profondeurs géographiques (voisines du) centre de la terre : 

Ø 17. Au milieu de ces masses terribles, vieux témoins de la création, l'on voit une montagne nouvelle que le volcan a fait naître. Ici la terre est orageuse comme la mer et ne rentre pas comme elle paisiblement dans ses bornes. Le lourd élément, soulevé par les tremblements de l'abîme, creuse les vallées, élève des monts, et ses vagues pétrifiées attestent les tempêtes qui déchirent son sein. Si vous frappez sur ce col, la voûte souterraine retentit. On dirait que le monde habité n'est plus qu'une surface prête à s'entr'ouvrir.

GERMAINE NECKER, BARONNE DE STAËL, Corinne ou l'Italie, tome 2, 1807, page 328. 

b) Dans un contexte religieux, Enfer (en tant que lieu souterrain, séjour des morts et/ou des damnés) : 

Ø 18.... et vous, musulmans, votre enfer, abyme souterrain, surmonté d'un pont; votre balance des âmes et de leurs oeuvres, votre jugement par les anges Monkir et Nékir, ont également pris leurs modèles dans les cérémonies mystérieuses de l'antre de Mithra;...

CONSTANTIN-FRANÇOIS CHASSBOEUF, COMTE DE VOLNEY, Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires,  1791, page 267. 

Ø 19. Terre, élève ta voix; cieux, répondez; abymes, noirs séjours où la mort entasse ses victimes, Ne formez qu'un soupir.

ALPHONSE DE LAMARTINE, Méditations poétiques, Le Désespoir, 1820, page 98. 

Ø 20. Le sombre empire d'Yama, comme le royaume de Satan, est creusé dans les profondeurs souterraines, composé de plusieurs cercles qui descendent, l'un au-dessous de l'autre, en d'interminables abîmes, et dont le nombre diversement rapporté par les mythologues, est souvent de neuf, ou d'un multiple de neuf. Les tortures s'y rencontrent pareilles, et affectées aux mêmes crimes : ténèbres; sables enflammés; océans de sang, où les tyrans sont plongés; régions brûlantes, auxquelles succèdent des régions glaciales.

FRÉDÉRIC OZANAM, Essai sur la philosophie de Dante,  1838, page 211. 

Ø 21. Et sans cesse, tandis que sur l'éternel faîte

Celui qui songe à tous pensait dans sa bonté,

La plume du plus grand des anges, rejeté

Hors de la conscience et hors de l'harmonie,

Frissonnait, près du puits de la chute infinie,

Entre l'abîme plein de noirceur et les cieux.

VICTOR HUGO, La Fin de Satan,  1885, page 808. 

Ø 22. Parfois, comme quelqu'un qui cherche, elle [la forme] touchait

Le mur prodigieux de la cave du monde.

Elle serpentait, lente et souple comme une onde,

Dans l'abîme où l'esprit lit ce mot triste : absent.

Souvent elle laissait derrière elle en passant

Le bleuissement pâle et fugitif du soufre.

Soudain, comme sentant sous elle plus de gouffre,

Elle hésita, pencha ce qui semblait son front,

Et regarda.

La nuit qu'aucun jour n'interrompt

Gisait dans l'étendue effroyable et sublime.

Ce précipice était de la mort, faite abîme.

VICTOR HUGO, La Fin de Satan,  1885 page 916. 

4. Par comparaison. 

a) Comparaison obtenue à partir de certaines composantes de l'acception physique : profondeur immense, vide,... : 

Ø 23. Il n'engageait jamais ces soi-disant gastronomes qui ne sont que des gloutons, dont le ventre est un abîme, et qui mangent partout, de tout et tout.

JEAN-ANTELME BRILLAT-SAVARIN, Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante,  1825, page 296. 

Ø 24. Dans nos nuits de cristal ainsi le firmament, 

Qui nous semble taillé d'un grand bloc seulement,

Qu'une même couleur d'une arche à l'autre azure,

N'est qu'un immense abîme, un vide sans mesure

Où se croisent sans fin les mondes et les cieux;...

ALPHONSE DE LAMARTINE, La Chute d'un ange,  1838, page 946. 

Ø 25. L'abîme nocturne s'emplissait de constellations.

JOSEPH DE PESQUIDOUX, Chez nous, tome 2, 1923, page 157. 

b) Emplois figés dans certains vocabulaire techniques (avec utilisation de certaines composantes du mot, à l'exclusion de celle de profondeur insondable) : 

—  HÉRALDIQUE.  Dans l'expression en abîme, le mot abîme désigne le point central de l'écu, où une pièce ou figure est placée de telle façon que les autres pièces ou figures ne sont ni chargées, ni même touchées par elle et qu'elles apparaissent en relief, celle en abîme étant située comme au fond. En dehors de cette expression, on dit aussi centre ou coeur : 

Ø 26.... c'était ainsi que, durant les nuits obscures, flambait [sic] au-dessus de la légende, des armoiries de travail plus récent, éclatantes. Écartelé, un et quatre, deux ou [sic] trois, de Jérusalem et d'Hautecoeur (...); d'Haute-coeur, qui est d'azur à la forteresse d'or, avec un écusson de sable au coeur d'argent en abîme, le tout accompagné de trois fleurs de lys d'or, deux en chef, une en pointe.

ÉMILE ZOLA, Le Rêve,  1888, page 61. 

—  TECHNOLOGIE, en CHANDELLERIE :   désigne le vaisseau, l'auge où est versé le suif, où est trempée la mèche. 

B.—  Acception abstraite. De manière générale dans une langage soutenue ou légèrement teintée de philosophie, abîme désigne, en parlant d'un inanimé abstrait, le plus haut degré concevable, l'insondable ou le mystère, à la limite l'infini ou le néant. Ce qui subsiste de la représentation de l'abîme physique sert à traduire des idées abstraites plus ou moins suggérées par les attributs concrets (intervalle, parois abruptes, profondeur sans fond) ou une image globale de l'abîme envisagé comme contenant ou comme contenu : 

1. Idée d'une opposition difficile ou impossible à réduire : 

Ø 27.... partis de l'individualité, les philosophes grecs, éveillés tout à coup en Dieu par les leçons des métaphysiciens de l'Orient, n'ont connu que ces deux termes, les individus et Dieu. Entre ces deux termes, sans lien entre eux, il y avait l'abîme.

PIERRE LEROUX,  De l'Humanité, de son principe et de son avenir, tome 2, 1840, page 983. 

Ø 28. Nulle division, nul abîme infranchissable entre le moi ou la liberté humaine, et le semblable, ou la charité humaine.

PIERRE LEROUX,  De l'Humanité, de son principe et de son avenir, tome 1, 1840, page 217. 

Ø 29. On conçoit, en effet, ce double travail du pélagianisme, qui, voulant combler l'abîme de l'intervalle, diminuait la hauteur de l'Eden et relevait autant qu'il se pouvait la profondeur de la terre.

CHARLES-AUGUSTIN SAINTE-BEUVE, Port-Royal, tome 2, 1842, page 117. 

Ø 30.... quant à mes amis politiques, je ne sais si je vous en entretiendrai : des principes et les discours ont creusé entre nous des abîmes!

FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Mémoires d'Outre-Tombe, tome 2, 1848, page 30. 

Ø 31. Je les connaissais un peu les Allemands, (...) on tirait (...) à l'arbalète et au pistolet qu'on achetait même quatre marks. On buvait de la bière sucrée. Mais de là à nous tirer maintenant dans le coffret, sans même venir nous parler d'abord et en plein milieu de la route, il y avait de la marge et même un abîme. Trop de différence.

LOUIS-FERDINAND DESTOUCHES, DIT CÉLINE, Voyage au bout de la nuit,  1932, page 16. 

—   Avec en outre suggestion d'une idée d'obstacle : 

Ø 32. Toute alliance est impossible entre le mal et le bien : on ne se réunit pas à l'abyme; on s'y engloutit.

FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Opinion sur le projet de loi relatif à la liberté de la presse,  1818, page 140. 

Ø 33. Émulation, courage, persévérance, tout est réduit par l'impossible, cet abîme qui sépare du but, et qui ne sera jamais comblé!

CLAIRE DE KERSAINT, DUCHESSE DE DURAS, Édouard,  1825, page 152. 

Ø 34.... mon temps n'est pas à moi. (...) Il s'est brisé, sur ce roc qui me sépare du monde, bien des frêles et douces amitiés qui s'y jetaient étourdiment sans réflexion; (...) C'est parce que je connais ces naufrages que je dois vous prémunir contre cette dureté, vous dire qu'il y a là un abîme ou une muraille de granit et qu'il faut des ailes pour les franchir.

HONORÉ DE BALZAC, Correspondance,  1836, pages 29, 30. 

Ø 35. Rien, maintenant, n'occasionnerait ces heures si douces que remplissaient la distillerie ou la littérature. Un abîme les en séparait. Quelque chose d'irrévocable était venu.

GUSTAVE FLAUBERT, Bouvard et Pécuchet, tome 2, 1880, page 107. 

2. Idée de mystère insondable, d'inconnaissable : 

Ø 36. Elle [cette loi] n'est à tes yeux qu'un bizarre caprice,

Un piège où la raison trébuche à chaque pas.

(...)

Comme toi, ma raison en ténèbres abonde,

(...)

Plus je sonde l'abyme, hélas! plus je m'y perds.

ALPHONSE DE LAMARTINE, Méditations poétiques, L'Homme, 1820, page 31. 

Ø 37. Je ne me sens pas la tête assez forte ni l'oeil assez sûr pour sonder l'abîme de la science philosophique;...

MAURICE DE GUÉRIN, Correspondance,  1832, page 65. 

Ø 38. A genoux! Une telle femme à genoux! Et ce monsieur-là qui la refuse! Une femme de vingt ans, belle comme un ange et fidèle comme un lévrier! (...) Mais quel abîme est donc le coeur de l'homme!

ALFRED DE MUSSET, Comédies et proverbes, Un Caprice, 1840, 7, page 205. 

3. Notion d'infini, parfois associée à l'idée de néant : 

Ø 39. Mon âme se dissoudra-t-elle avec le reste de ma poussière? Le tombeau est-il un abîme sans issue, ou le portique d'un autre monde?

FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Essai historique, politique et moral sur les révolutions, tome 2, 1797, page 287. 

Ø 40. Et puis après l'abîme, la nuit sans lendemain, sur ma tête le vide, sous mes pas le néant.

EDGAR QUINET, Ahasvérus,  1833, page 352. 

Ø 41. Un enfant, à côté de nous, regarde le ciel mort. Astronomie, science décourageante : l'infini ou le néant, c'est toujours l'abîme.

EDMOND DE GONCOURT, JULES DE GONCOURT, Journal,  juillet 1862, page 1105. 

4. En particulier, envisagé non plus comme un contenant, mais comme un contenu, abîme sert à suggérer le mystère de l'homme. Plus spécialement : 

—   Les instincts mauvais, les puissances du mal (confer infinitif stylistique) : 

Ø 42.... les événements intérieurs, les perceptions, les injonctions, les diversions incomparables, les attentes, les sympathies et les antipathies, les récompenses et les peines immédiates, les trésors de lumière, d'espoir, d'orgueil et de liberté, les enfers que nous portons en nous, et leurs abîmes de démence, de sottise, d'erreur et d'anxiété, tout cet univers pathétique, instable et tout-puissant de la vie affective ne se peut absolument pas séparer de ce qui le perçoit.

PAUL VALÉRY, Variété IV,  1938, page 177. 

—   L'inconnu de la vie psychique individuelle, orientée vers un ailleurs, ou telle que le révèlent le rêve ou l'inconscient que cherche à percer la psychanalyse : 

Ø 43. La valeur extraordinaire que Nerval accorde au rêve apparaît ici en toute netteté, avec ses aspects si divers : le rêve, c'est d'abord ce que l'on entend le plus couramment par là, les images du sommeil. Mais ces images constituent une autre vie, pleine de menaces et d'attraits, dans laquelle nous échappons aux conditions terrestres; ce que nous y pouvons percevoir « dès à présent », c'est la préfiguration de la vie éternelle. Seulement, pour que les abîmes intérieurs prennent cette exceptionnelle portée, il faut en forcer les portes; car, dans notre état habituel, ce monde, —  que nous appellerions aujourd'hui le monde de l'inconscient, —  ne nous apparaît pas dans toute sa pureté.

ALBERT BÉGUIN, L'Âme romantique et le rêve, Essai sur le romantisme allemand et la poésie française, 1939, page 361. 

Ø 44. Toute la profondeur du roman tient à ce dialogue de chaque être avec lui-même, à cette révélation de ses abîmes intérieurs, qui ne peut se faire qu'en certains instants, où, libéré de son propre personnage, et soustrait au contrôle de sa conscience, il touche à ce qu'il y a en lui de plus terrible et de plus rassurant à la fois.

ALBERT BÉGUIN, L'Âme romantique et le rêve, Essai sur le romantisme allemand et la poésie française, 1939 page 250. 

Ø 45. Or, le rêve, la poésie, toutes les révélations de l'inconscient ont justement ce prix inestimable : ils nous arrachent à notre solitude d'individus séparés, nous mettent en communication avec ces abîmes intérieurs qui ironisent la vie de la surface, et qui sont en mystérieuse communication avec notre destinée éternelle.

ALBERT BÉGUIN, L'Âme romantique et le rêve, Essai sur le romantisme allemand et la poésie française, 1939 page 122. 

Ø 46. Si riche soit le domaine de la conscience claire, il est loin d'épuiser la vie psychique individuelle. Des abîmes du corps, des abîmes de l'univers et des abîmes de l'intériorité affleurent à ses rives les eaux sans bords des mondes obscurs. Trois domaines en sont bien étudiés jusqu'ici : les désirs sexuels infantiles refoulés (Freud), les volontés de puissance infantiles déçues (Adler), les reliquats d'instincts, de pensées, ou de sentiments archaïques et collectifs (Jung). Ces découvertes ne sont encore que des sondages dans de vastes continents inconnus.

EMMANUEL MOUNIER, Traité du caractère,  1946, page 279. 

—   Un sentiment de vide, de néant intérieur (confer supra B 3) : 

Ø 47. On a fort parlé de l'abîme de Pascal qu'il voyait toujours près de lui. Cet abîme se retrouve sous plus d'une forme chez plusieurs. Chez Mme.  du Deffand, c'était la crainte de l'ennui qui était son abîme à elle, et contre ce vide son imagination cherchait sans cesse des préservatifs et comme des parapets dans la présence de ceux qui pouvaient lui être agréables.

CHARLES-AUGUSTIN SAINTE-BEUVE, Pensées et maximes,  1868, page 101. 

5. Par extension et transposition de plan. 

a) Idée de danger grave, de grande peur : 

Ø 48. On veut dormir au bord de l'abîme, après tant de révolutions, on regarde comme des ennemis ceux qui avertissent des nouveaux dangers.

FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Polémique,  1827, page 455. 

Ø 49. Les tentants abîmes de la peur, ouverts dans maint roman, grouillaient suffisamment (...) de fantômes classiquement blancs, d'ombres, d'animaux maléfiques...

GABRIELLE COLLETTE, DITE COLETTE, La Maison de Claudine,  1922, page 59. 

b) Idée de grand espace de temps ou de durée indéfinie : 

Ø 50. Tous ces astres éteints, ces fleuves qui tarissent,

Ces sommets écroulés, ces mondes qui périssent,

Dans l'abîme des temps ces siècles engloutis,

Ce temps et cet espace eux-mêmes anéantis,

Ce pouvoir qui se rit de ses propres ouvrages,

A celui qui survit ce sont autant d'hommages,

Et chaque être mortel, par le temps emporté,

Est un hymne de plus à ton éternité!

ALPHONSE DE LAMARTINE, Harmonies poétiques et religieuses, La Perte de l'Anio, 1830, page 345. 

—   Ou un laps de temps mesurable mais dont l'étendue ne peut être appréhendée par l'imagination : 

Ø 51. Après Tacite qui a paraphrasé quelques mots de Galgacus conservés par tradition dans les camps romains, un abîme se creuse : on traverse quinze siècles avant d'entendre parler de nouveau du génie des Bretons...

FRANÇOIS-RENÉ DE CHATEAUBRIAND, Essai sur la littérature anglaise, tome 1, 1836, page 57. 

—   Dans certains cas, l'expression fond de l'abîme suggère l'idée de degré suprême : 

Ø 52. D'ailleurs, après l'invasion prussienne, il n'y a plus de malheur possible. Ç'a été là le fond de l'abîme, le dernier degré de la rage et du désespoir!

GUSTAVE FLAUBERT, Correspondance,  1872, page 380. 

6. De là l'emploi de abîme pour exprimer un très haut ou le plus haut degré; dans cet emploi il fonctionne comme un superlatif expressif de substantifs abstraits avec lesquels il est mis en relation; base d'un syntagme nominal, il est suivi de de et d'un substantif non déterminé par un article et généralement non caractérisé : 

Ø 53. On n'avait d'autre vue de la terre habitée que par l'entrée du glacier qui nous laissait une étroite échappée de vue sur la vallée de Grindelwald. C'est là, c'est dans cet abîme de beauté et d'horreur que nous passâmes plusieurs heures...

CHARLES-JULIEN LIOULT DE CHÊNEDOLLÉ, Extraits du journal,  1820, page 104. 

Ø 54. « Le coeur d'une soeur est un diamant de pureté, un abîme de tendresse » se dit-il.

HONORÉ DE BALZAC, Le Père Goriot,  1835, page 99. 

Ø 55. Il faut que mon existence de fait me plonge dans cet abîme de réflexion,...

PAUL RICOEUR, Philosophie de la volonté,  1949, page 428. 

Ø 56. S'il m'arrive d'y songer la nuit, c'en est fait du sommeil et je roule dans un abîme de détresse et de désespoir.

ANDRÉ GIDE, Et nunc manet in te,  1951, page 1153. 

Remarque : 1. Comme il apparaît dans les exemples, abîme fonctionne souvent avec des caractéristiques d'ordre physique : la cavité marine, terrestre, ou souterraine est toujours abrupte, profonde, insondable ou difficilement connaissable. Ces attributs se retrouvent dans les emplois figurés dans lesquels ils sont transposés. Cependant, peu à peu, ces constantes s'estompent : l'évocation spatiale de l'abîme fait place à une notion temporelle, puis abîme, en se faisant de plus en plus abstrait, devient équivalent de « extrême, comble, dernier degré ». A la limite, abîme tombe en catasémie, dépouillé de son contenu sémantique et proche de la catégorie grammaticale du superlatif absolu ou relatif. 2. Syntagmes les plus fréquents : a) Abîme profond, ouvert, noir, infranchissable, grand, insondable, obscur, béant. b) Abîme se trouve en opposition paradigmatique ou en association syntagmatique très fréquente avec, par ordre décroissant : fond (exemple 2, 7, 9, 52), bord(s) (exemple 13, 48), profondeur (exemple 9, 10, 20, 29, 58); et également, mais beaucoup moins fréquemment : puits (exemple 3, 6, 21), course, douleur(s), mer(s) (exemple 10, 12, 14, 16). c) Abîme est fréquemment sujet ou complément de séparer (exemple 8, 33, 35), précipiter, creuser (exemple 30, 51), tomber, ouvrir, sortir (exemple 13), plonger (exemple 55), jeter, combler (exemple 29, 33), franchir (exemple 34), mesurer, sonder (exemple 36, 37). 

 

 

 

STATISTIQUES : Fréquence absolue littéraire : 4 175. Fréquence relative littéraire : XIXe.  siècle : a) 7 769, b) 7 168; XXe.  siècle : a) 4 466, b) 4 598. 

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