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à l'exception peut-être de Washington, D.

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

washington
à l'exception peut-être de Washington, D. C., ni sauvage, ni domestiquée, celle-là, mais plutôt captive et périssant d'ennui dans la cage étoilée d'avenues derrière quoi l'a enfermée Lenfant. Quant à São Paulo, elle était alors indomptée. Construite à l'origine sur une terrasse en forme d'éperon pointant vers le nord, au confluent de deux petites rivières, les ios Anhangabahu et Tamanduatehy qui se jettent un peu plus bas dans le Rio Tiete, affluent du Parana, ce fut une simple  réduction d'indiens » : centre missionnaire autour duquel les jésuites portugais s'efforcèrent, dès le XVIe siècle, de grouper les sauvages et de les initier aux vertus de la civilisation. Sur le talus descendant vers le Tamanduatehy et qui omine les quartiers populaires du Braz et de la Penha, subsistaient encore en 1935 quelques ruelles provinciales et des largos : places carrées et herbues, entourées de maisons basses à toit de tuiles et à petites fenêtres grillagées, peintes à a chaux, avec d'un côté une église paroissiale austère, sans autre décoration que la double accolade découpant un ronton baroque à la partie supérieure de sa façade. Très loin vers le nord, le Tiete allongeait ses méandres argentés dans es varzeas - marécages se transformant peu à peu en cités - entourés d'un chapelet irrégulier de faubourgs et de lotissements. Immédiatement derrière, c'était le centre des affaires, fidèle au style et aux aspirations de l'Exposition de 889 : la Praça da Sé, place de la Cathédrale, à mi-chemin entre le chantier et la ruine. Puis le fameux Triangle, dont São aulo était aussi fier que Chicago de son Loop : zone du commerce formée par l'intersection des rues Direita, São-Bento t 15-Novembre : voies encombrées d'enseignes où se pressait une foule de commerçants et d'employés proclamant par ne tenue sombre leur allégeance aux valeurs européennes ou nord-américaines, en même temps que leur fierté des huit cents mètres d'altitude qui les affranchissaient des langueurs du tropique (lequel passe cependant en pleine ville). À São Paulo, au mois de janvier, la pluie « n'arrive » pas, elle s'engendre de l'humidité ambiante, comme si la vapeur 'eau qui imbibe tout se matérialisait en perles aquatiques tombant dru, mais qu'on dirait freinées par leur affinité avec oute cette buée à travers quoi elles glissent. Ce n'est pas, comme en Europe, une pluie à rayures mais un scintillement âle, fait d'une multitude de petites boules d'eau qui dégringolent dans une atmosphère moite : cascade de consommé lair au tapioca. Et ce n'est pas non plus quand le nuage a passé que la pluie cesse, mais quand sur place l'air s'est, par la onction pluvieuse, suffisamment débarrassé d'un surplus d'humidité. Alors le ciel s'éclaircit, on entrevoit du bleu très pâle entre les nuages blonds, tandis que des torrents alpestres s'écoulent à travers les rues. À la pointe nord de la terrasse, un gigantesque chantier s'ouvrait : c'était celui de l'Avenida São-João, artère de lusieurs kilomètres qu'on commençait à tracer parallèlement au Tiete, suivant le parcours de la vieille route du Nord ers Ytu, Sorocaba et les riches plantations de Campinas. Accrochée par son début à l'extrémité de l'éperon, l'avenue évalait dans les décombres d'anciens quartiers. Elle laissait d'abord à droite la rue Florencio-de-Abreu qui conduisait à la are, entre les bazars syriens qui approvisionnaient tout l'intérieur en camelote, et de paisibles ateliers de bourreliers et e tapissiers où continuait - mais pour combien de temps ? - la fabrication des hautes selles de cuir ouvragé, des ouvertures de chevaux en grosses mèches de coton, des harnachements décorés d'argent repoussé, à l'usage des lanteurs et des péons de la brousse si proche. Puis, l'avenue passant au pied d'un gratte-ciel - alors unique et inachevé - e rose Predio Martinelli, défonçait les Campos-Elyseos, autrefois séjour des riches, où les villas en bois peint se élabraient dans des jardins d'eucalyptus et de manguiers ; la populaire Santa Ifigenia, bordée d'un quartier réservé de asures à l'entresol surélevé desquelles les filles hélaient les clients par les fenêtres. Enfin, aux lisières de la ville rogressaient les lotissements petits-bourgeois de Perdizes et d'Agua-Branca, se fondant au sud-ouest dans la colline erdoyante et plus aristocratique de Pacaembu. Vers le sud, la terrasse continue de s'élever ; de modestes avenues la gravissent, jointes au sommet, sur l'échine ême du relief, par l'Avenida Paulista bordant les résidences autrefois fastueuses des millionnaires du demi-siècle coulé, dans un style de casino et de ville d'eaux. Tout au bout, vers l'est, l'avenue surplombe la plaine au-dessus du uartier neuf de Pacaembu où les villas cubiques s'édifient pêle-mêle au long d'avenues sinueuses poudrées du bleuiolet des jacarandas en fleur, entre des talus de gazon et des remblais de terre ocrée. Mais les millionnaires ont quitté 'Avenida Paulista. Suivant l'expansion de la ville, ils ont descendu avec elle le sud de la colline, vers de paisibles quartiers ux rues tournantes. Leurs résidences d'inspiration californienne, en ciment micacé et à balustrades de fer forgé, se laissent deviner au fond de parcs taillés dans les bosquets rustiques où s'implantent ces lotissements pour les riches. Des pâturages à vaches s'étendent au pied d'immeubles en béton, un quartier surgit comme un mirage, des avenues bordées de luxueuses résidences s'interrompent de part et d'autre des ravins ; un torrent bourbeux y circule entre les ananiers, servant à la fois de source et d'égout à des bicoques de torchis sur clayonnage de bambou, où l'on retrouve la ême population noire qui, à Rio, campe au sommet des mornes. Les chèvres courent le long des pentes. Certains lieux rivilégiés de la ville réussissent à cumuler tous les aspects. Ainsi, à la sortie de deux rues divergentes qui conduisent vers a mer, on débouche au bord du ravin du rio Anhangabahu, franchi par un pont qui est une des principales artères de la ille. Le bas-fond est occupé par un parc dans le goût anglais : pelouses ornées de statues et de kiosques, tandis qu'à 'aplomb des deux talus s'élèvent les principaux édifices : le théâtre municipal, l'hôtel Esplanada, l'Automobile Club, les ureaux de la compagnie canadienne qui assure l'éclairage et les transports. Leurs masses hétéroclites s'affrontent dans n désordre figé. Ces immeubles en bataille évoquent de grands troupeaux de mammifères réunis le soir autour d'un oint d'eau, pour quelques instants hésitants et immobiles ; condamnés, par un besoin plus pressant que la crainte, à êler temporairement leurs espèces antagonistes. L'évolution animale s'accomplit selon des phases plus lentes que celles de la vie urbaine ; si je contemplais aujourd'hui le même site, je constaterais peut-être que l'hybride troupeau a disparu : piétiné par une race plus vigoureuse et plus homogène de gratte-ciel implantés sur ces rives qu'une autostrade a fossilisées d'asphalte. À l'abri de cette faune pierreuse, l'élite pauliste, pareille à ses orchidées favorites, formait une flore nonchalante et plus exotique qu'elle ne croyait. Les botanistes enseignent que les espèces tropicales comprennent des variétés plus nombreuses que celles des zones tempérées bien que chacune soit, en revanche, constituée par un nombre parfois très petit d'individus. Le gran fino local avait poussé à l'extrême cette spécialisation. Une société restreinte s'était réparti les rôles. Toutes les occupations, les goûts, les curiosités justiciables de la ivilisation contemporaine s'y rencontraient, mais chacune figurée par un seul représentant. Nos amis n'étaient pas raiment des personnes, mais plutôt des fonctions dont l'importance intrinsèque, moins que leur disponibilité, semblait voir déterminé la liste. Il y avait ainsi le catholique, le libéral, le légitimiste, le communiste ; ou, sur un autre plan, le astronome, le bibliophile, l'amateur de chiens (ou de chevaux) de race, de peinture ancienne, de peinture moderne ; et ussi l'érudit local, le poète surréaliste, le musicologue, le peintre. Nul souci véritable d'approfondir un domaine de la onnaissance n'était à l'origine de ces vocations ; si deux individus, à la suite d'une fausse manoeuvre ou par jalousie, se rouvaient occuper le même terrain ou des terrains distincts mais trop proches, ils n'avaient d'autre souci que de se étruire l'un l'autre et y mettaient une persistance et une férocité remarquables. Par contre, entre fiefs voisins on se endait des visites intellectuelles, on se faisait des courbettes : chacun étant intéressé, non seulement à défendre son mploi, mais encore à perfectionner ce menuet sociologique dans l'exécution duquel la société pauliste semblait trouver ne inépuisable délectation. Il faut bien reconnaître que certains rôles étaient tenus avec un brio extraordinaire, dû à la combinaison de la fortune éritée, du charme inné et de la roublardise acquise, qui rendaient si délicieuse et si décevante en même temps la réquentation des salons. Mais la nécessité, qui exigeait que tous les rôles fussent occupés pour parfaire le microcosme et ouer le grand jeu de la civilisation, entraînait aussi quelques paradoxes : que le communiste se trouvât être le riche éritier de la féodalité locale, et qu'une société fort guindée permît tout de même à un de ses membres, mais à un seul - uisqu'il fallait bien avoir le poète d'avant-garde - de sortir sa jeune maîtresse en public. Quelques emplois n'avaient pu être remplis que par des pis-aller : le criminologue était un dentiste qui avait introduit à la police judiciaire le moulage des mâchoires au lieu des empreintes digitales comme système d'identification ; et le monarchiste vivait pour collectionner des spécimens de vaisselle de toutes les familles royales de l'univers : les murs de son salon étaient couverts d'assiettes, sauf la place nécessaire à un coffre-fort où il conservait les lettres par lesquelles les dames d'honneur des reines témoignaient leur intérêt pour ses sollicitations ménagères. Cette spécialisation sur le plan mondain allait de pair avec un appétit encyclopédique. Le Brésil cultivé dévorait les manuels et les ouvrages de vulgarisation. Au lieu de se targuer du prestige encore inégalé de la France à l'étranger, nos inistres eussent été plus sages de s'attacher à le comprendre ; dès cette époque, hélas, il n'était plus tant dû à la ichesse et à l'originalité d'une création scientifique faiblissante qu'au talent, dont beaucoup de nos savants étaient encore doués, pour rendre accessibles des problèmes difficiles à la solution desquels ils avaient contribué modestement. En ce sens, l'amour porté par l'Amérique du Sud à la France tenait en partie à une connivence secrète fondée sur la même inclination à consommer, et à faciliter aux autres la consommation, plutôt qu'à produire. Les grands noms qu'on vénérait là-bas : Pasteur, Curie, Durkheim, appartenaient tous au passé, sans doute assez proche pour justifier un large crédit ; mais de ce crédit, nous ne servions plus l'intérêt qu'en une menue monnaie appréciée dans la mesure où une clientèle prodigue préférait elle-même dépenser à investir. Nous lui épargnions seulement la fatigue de réaliser. Il est triste de constater que même ce rôle de courtier intellectuel, vers quoi la France se laissait glisser, semble aujourd'hui lui devenir trop lourd. Sommes-nous à ce point prisonniers d'une perspective scientifique héritée du XIXe siècle, où chaque domaine de la pensée était suffisamment restreint pour qu'un homme nanti de ces qualités traditionnellement françaises : culture générale, vivacité et clarté, esprit logique et talent littéraire, parvînt à l'embrasser tout entier, et, travaillant isolément, réussît à le repenser pour son compte et à en offrir une synthèse ? Qu'on s'en éjouisse ou qu'on le déplore, la science moderne ne permet plus cette exploitation artisanale. Là où il suffisait d'un spécialiste pour illustrer son pays, il en faut une armée, qui nous manque ; les bibliothèques personnelles sont devenues des curiosités muséographiques, mais nos bibliothèques publiques, sans locaux, sans crédit, sans personnel ocumentaliste et même sans sièges en nombre suffisant pour les lecteurs, rebutent les chercheurs au lieu de les servir. nfin, la création scientifique représente aujourd'hui une entreprise collective et largement anonyme à quoi nous ommes aussi mal préparés que possible, nous étant trop exclusivement occupés de prolonger au-delà de leur temps les uccès faciles de nos vieux virtuoses. Ceux-ci continueront-ils longtemps à croire qu'un style à toute épreuve peut emédier à l'absence de partition ? Des pays plus jeunes ont compris la leçon. Dans ce Brésil qui avait connu quelques éclatantes réussites individuelles, ais rares : Euclides da Cunha, Oswaldo Cruz, Chagas, Villa-Lobos, la culture était restée, jusqu'à une époque récente, un ouet pour les riches. Et c'est parce que cette oligarchie avait besoin d'une opinion publique d'inspiration civile et laïque, our faire pièce à l'influence traditionnelle de l'Église et de l'armée ainsi qu'au pouvoir personnel, qu'en créant l'Université de São Paulo, elle entreprit d'ouvrir la culture à une plus large clientèle. Quand j'arrivai au Brésil pour participer à cette fondation je considérai - il m'en souvient encore - la condition umiliée de mes collègues locaux avec une pitié un peu hautaine. À voir ces professeurs misérablement payés, contraints our manger à d'obscurs travaux, j'éprouvai la fierté d'appartenir à un pays de vieille culture où l'exercice d'une profession libérale était entouré de garanties et de prestige. Je ne me doutais pas que, vingt ans plus tard, mes élèves besogneux d'alors occuperaient des chaires d'université, parfois plus nombreuses et mieux équipées que les nôtres, servis par des bibliothèques comme nous aimerions en posséder. Ils venaient pourtant de loin, ces hommes et ces femmes de tous âges qui se pressaient à nos cours avec une ferveur soupçonneuse : jeunes gens à l'affût des emplois ouverts par les diplômes que nous décernions ; ou avocats, ingénieurs, politiciens établis, qui redoutaient la concurrence prochaine des titres universitaires s'ils n'avaient eux-mêmes la sagesse e les briguer. Ils étaient tous rongés par un esprit boulevardier et destructeur, en partie inspiré par une tradition française désuète dans un style de « vie parisienne » du siècle passé, introduit par quelques Brésiliens cousins du ersonnage de Meilhac et Halévy, mais plus encore, trait symptomatique d'une évolution sociale qui fut celle de Paris au XIXe siècle et que São Paulo et Rio de Janeiro reproduisaient alors pour leur compte : rythme de différenciation accéléré ntre la ville et la campagne, celle-là se développant aux dépens de celle-ci avec le souci résultant, pour une population fraîchement urbanisée, de se désolidariser de la naïveté rustique symbolisée dans le Brésil du XXe siècle par le caipira - c'est-à-dire le péquenot - comme elle l'avait été par le natif d'Arpajon ou de Charentonneau dans notre théâtre du boulevard. Je me rappelle un exemple de cet humour douteux. Au milieu d'une de ces rues presque campagnardes, bien que longues de trois ou quatre kilomètres, qui prolongeaient le centre de São Paulo, la colonie italienne avait fait élever une statue d'Auguste. C'était une reproduction en bronze, grandeur naturelle, d'un marbre antique, en vérité médiocre mais qui méritait cependant quelque respect dans une ville où rien d'autre n'évoquait l'histoire en deçà du siècle dernier. La population de São Paulo décida néanmoins que le bras levé pour le salut romain signifiait : « C'est ici qu'habite Carlito. » Carlos Pereira de Souza, ancien ministre et homme politique influent, possédait dans la direction indiquée par la main impériale une de ces vastes maisons de plain-pied, construite de briques et de torchis et recouverte d'un enduit de chaux grisâtre et s'écaillant depuis vingt ans, mais où l'on avait prétendu suggérer par des volutes et des rosaces les fastes de l'époque coloniale. On convint également qu'Auguste portait le short, ce qui n'était de l'humour qu'à demi, la plupart des passants ignorant la jupe romaine. Ces bonnes plaisanteries couraient la ville une heure après l'inauguration, et on les répétait à grand renfort de claques dans le dos à la « soirée élégante » du cinéma Odéon qui avait lieu le même jour. C'est ainsi que la bourgeoisie de São Paulo (responsable de l'institution d'une séance cinématographique hebdomadaire à prix élevé, destinée à la protéger des contacts plébéiens) se vengeait d'avoir, par son incurie, permis la constitution d'une aristocratie d'émigrants italiens arrivés il y a un demi-siècle pour vendre dans la rue des cravates, aujourd'hui possesseurs des plus tapageuses résidences de « l'Avenida » et donateurs du bronze tant commenté. Nos étudiants voulaient tout savoir ; mais, dans quelque domaine que ce fût, seule la théorie la plus récente leur semblait mériter d'être retenue. Blasés de tous les festins intellectuels du passé, qu'ils ne connaissaient d'ailleurs que par ouï-dire puisqu'ils ne lisaient pas les oeuvres originales, ils conservaient un enthousiasme toujours disponible pour les plats nouveaux. Dans leur cas, il faudrait parler de mode plutôt que de cuisine : idées et doctrines n'offraient pas à leurs yeux un intérêt intrinsèque, ils les considéraient comme des instruments de prestige dont il fallait s'assurer la primeur. Partager une théorie connue avec d'autres équivalait à porter une robe déjà vue ; on s'exposait à perdre la face. En revanche, une concurrence acharnée s'exerçait à grands coups de revues de vulgarisation, de périodiques à sensation et de manuels, pour obtenir l'exclusivité du modèle le plus récent dans le domaine des idées. Produits sélectionnés des écuries académiques, mes collègues et moi-même nous sentions souvent embarrassés : dressés à ne respecter que les idées mûres, nous nous trouvions en butte aux assauts d'étudiants d'une ignorance totale envers le passé, mais dont l'information était toujours en avance de quelques mois sur la nôtre. Pourtant, l'érudition, dont ils n'avaient ni le goût ni la méthode, leur semblait tout de même un devoir ; aussi leurs dissertations consistaient, quel qu'en fût le sujet, en une évocation de l'histoire générale de l'humanité depuis les singes anthropoïdes pour s'achever à travers quelques citations de Platon, d'Aristote et de Comte, dans la paraphrase d'un polygraphe visqueux dont l'ouvrage avait d'autant plus de prix que son obscurité même donnait une chance que nul autre ne se fût encore avisé de le piller. L'Université leur apparaissait comme un fruit tentant, mais empoisonné. À ces jeunes gens qui n'avaient pas vu le monde et dont la condition souvent fort modeste leur interdisait l'espoir de connaître l'Europe, nous étions amenés comme des mages exotiques, par des fils de famille doublement exécrés : d'abord parce qu'ils représentaient la classe dominante, et ensuite en raison même de leur existence cosmopolite qui leur conférait un avantage sur tous ceux restés au village, mais qui les avait coupés de la vie et des aspirations nationales. Au même titre qu'eux, nous paraissions suspects ; mais nous apportions dans nos mains les pommes du savoir, et les étudiants nous fuyaient et nous courtisaient lternativement, tantôt captivés et tantôt rebelles. Chacun de nous mesurait son influence à l'importance de la petite cour qui s'organisait autour de lui. Ces clientèles se faisaient une guerre de prestige dont les professeurs chéris étaient les symboles, les bénéficiaires ou les victimes. Cela se traduisait par les homenagems, c'est-à-dire les manifestations en
washington

« celles delavie urbaine ; sije contemplais aujourd’huilemême site,jeconstaterais peut-êtrequel’hybride troupeau a disparu : piétinéparune race plusvigoureuse etplus homogène degratte-ciel implantéssurces rives qu’une autostrade a fossilisées d’asphalte. À l’abri decette faune pierreuse, l’élitepauliste, pareilleàses orchidées favorites,formaituneflore nonchalante et plus exotique qu’ellenecroyait.

Lesbotanistes enseignent quelesespèces tropicales comprennent desvariétés plus nombreuses quecelles deszones tempérées bienquechacune soit,enrevanche, constituée parunnombre parfoistrès petit d’individus.

Le gran fino local avait poussé àl’extrême cettespécialisation. Une société restreinte s’étaitréparti lesrôles.

Toutes lesoccupations, lesgoûts, lescuriosités justiciables dela civilisation contemporaine s’yrencontraient, maischacune figuréeparunseul représentant.

Nosamis n’étaient pas vraiment despersonnes, maisplutôt desfonctions dontl’importance intrinsèque,moinsqueleur disponibilité, semblait avoir déterminé laliste.

Ilyavait ainsilecatholique, lelibéral, lelégitimiste, lecommuniste ; ou,surunautre plan,le gastronome, lebibliophile, l’amateurdechiens (oudechevaux) derace, depeinture ancienne, depeinture moderne ; et aussi l’érudit local,lepoète surréaliste, lemusicologue, lepeintre.

Nulsouci véritable d’approfondir undomaine dela connaissance n’étaitàl’origine deces vocations ; sideux individus, àla suite d’une fausse manœuvre oupar jalousie, se trouvaient occuperlemême terrain oudes terrains distincts maistropproches, ilsn’avaient d’autresouciquedese détruire l’unl’autre etymettaient unepersistance etune férocité remarquables.

Parcontre, entrefiefsvoisins onse rendait desvisites intellectuelles, onsefaisait descourbettes : chacunétantintéressé, nonseulement àdéfendre son emploi, maisencore àperfectionner cemenuet sociologique dansl’exécution duquellasociété pauliste semblait trouver une inépuisable délectation. Il faut bien reconnaître quecertains rôlesétaient tenusavecunbrio extraordinaire, dûàla combinaison delafortune héritée, ducharme innéetde laroublardise acquise,quirendaient sidélicieuse etsidécevante enmême tempsla fréquentation dessalons.

Maislanécessité, quiexigeait quetous lesrôles fussent occupés pourparfaire lemicrocosme et jouer legrand jeudelacivilisation, entranaitaussiquelques paradoxes : quelecommuniste setrouvât êtreleriche héritier delaféodalité locale,etqu’une société fortguindée permîttoutdemême àun deses membres, maisàun seul – puisqu’il fallaitbienavoir lepoète d’avant-garde –de sortir sajeune maîtresse enpublic.

Quelques emploisn’avaient pu être remplis quepardes pis-aller : lecriminologue étaitundentiste quiavait introduit àla police judiciaire lemoulage des mâchoires aulieu desempreintes digitalescommesystème d’identification ; etlemonarchiste vivaitpourcollectionner des spécimens devaisselle detoutes lesfamilles royalesdel’univers : lesmurs deson salon étaient couverts d’assiettes, sauf laplace nécessaire àun coffre-fort oùilconservait leslettres parlesquelles lesdames d’honneur desreines témoignaient leurintérêt poursessollicitations ménagères. Cette spécialisation surleplan mondain allaitdepair avec unappétit encyclopédique.

LeBrésil cultivé dévorait les manuels etles ouvrages devulgarisation.

Aulieu desetarguer duprestige encoreinégalé delaFrance àl’étranger, nos ministres eussentétéplus sages des’attacher àle comprendre ; dèscette époque, hélas,iln’était plustant dûàla richesse etàl’originalité d’unecréation scientifique faiblissantequ’autalent, dontbeaucoup denos savants étaient encore doués,pourrendre accessibles desproblèmes difficilesàla solution desquels ilsavaient contribué modestement. En cesens, l’amour portéparl’Amérique duSud àla France tenaitenpartie àune connivence secrètefondéesurlamême inclination àconsommer, etàfaciliter auxautres laconsommation, plutôtqu’àproduire.

Lesgrands nomsqu’on vénérait là-bas : Pasteur, Curie,Durkheim, appartenaient tousaupassé, sansdoute assezproche pourjustifier unlarge crédit ; mais dececrédit, nousneservions plusl’intérêt qu’enunemenue monnaie appréciée danslamesure oùune clientèle prodigue préféraitelle-même dépenseràinvestir.

Nousluiépargnions seulementlafatigue deréaliser. Il est triste deconstater quemême cerôle decourtier intellectuel, versquoi laFrance selaissait glisser, semble aujourd’hui luidevenir troplourd.

Sommes-nous àce point prisonniers d’uneperspective scientifiquehéritéeduXIXe siècle, oùchaque domaine delapensée étaitsuffisamment restreintpourqu’un homme nantideces qualités traditionnellement françaises :culturegénérale, vivacitéetclarté, espritlogique ettalent littéraire, parvntàl’embrasser tout entier, et,travaillant isolément, réussîtàle repenser poursoncompte etàen offrir unesynthèse ? Qu’ons’en réjouisse ouqu’on ledéplore, lascience moderne nepermet pluscette exploitation artisanale.Làoù ilsuffisait d’un spécialiste pourillustrer sonpays, ilen faut unearmée, quinous manque ; lesbibliothèques personnellessontdevenues des curiosités muséographiques, maisnosbibliothèques publiques,sanslocaux, sanscrédit, sanspersonnel documentaliste etmême sanssièges ennombre suffisant pourleslecteurs, rebutent leschercheurs aulieu deles servir. Enfin, lacréation scientifique représenteaujourd’hui uneentreprise collectiveetlargement anonymeàquoi nous sommes aussimalpréparés quepossible, nousétant tropexclusivement occupésdeprolonger au-delàdeleur temps les succès facilesdenos vieux virtuoses.

Ceux-cicontinueront-ils longtempsàcroire qu’unstyleàtoute épreuve peut remédier àl’absence departition ? Des pays plusjeunes ontcompris laleçon.

DansceBrésil quiavait connu quelques éclatantes réussitesindividuelles, mais rares : Euclides daCunha, Oswaldo Cruz,Chagas, Villa-Lobos, laculture étaitrestée, jusqu’à uneépoque récente, un jouet pourlesriches.

Etc’est parce quecette oligarchie avaitbesoin d’uneopinion publique d’inspiration civileetlaïque, pour fairepièce àl’influence traditionnelle del’Église etde l’armée ainsiqu’au pouvoir personnel, qu’encréant. »

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