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Mais Frydka doit attendre.

Publié le 06/01/2014

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Mais Frydka doit attendre. Pour l'instant, je veux apprendre des choses sur Ruchele, cette fille qui, même si elle était placide, avait tout de même de l'esprit, savait avec quel genre de garçon elle voulait sortir : un type débordant d'énergie, peut-être, comme son père. Et vous êtes sorti avec elle combien de temps ? ai-je demandé à Jack. Un an et demi, deux ans, a-t-il répondu. Vous vous souvenez de quoi concernant ses parents ? ai-je demandé. Vous les voyiez souvent ? Jack a pris un air amusé. Bien sûr ! Souvenez-vous, on connaissait tout le monde. C'était un petit shtetl. Je connaissais les parents, je connaissais les soeurs. Mais je ne leur parlais pas, je ne bavardais pas avec eux... Tout le monde avait un surnom. La veille, il m'avait parlé des surnoms des villes ; aujourd'hui, il me parlait des surnoms des habitants. Jack s'est écrié, Le krol ! J'avais une tante, la soeur de ma mère, elle appelait Shmiel Jäger le krol - le roi. Je crois qu'il devait beaucoup lui plaire. Il était difficile pour moi de penser que Shmiel avait inspiré aux gens d'autres émotions que du chagrin. Elle parlait de lui, a poursuivi Jack en souriant. Le roi ceci, le roi cela. Le krol. Ce devait être... hé bien, son allure : il était le chef du cartel des bouchers, vous savez qu'il y avait un cartel des bouchers, et qu'il en était le patron. C'était de la viande cascher, bien sûr, et chaque foyer juif qui pouvait se le permettre en achetait. Je me suis dit combien mon grand-père aurait été heureux d'entendre ce garçon de Bolechow parler ainsi de Shmiel. Vous comprenez, m'a dit Jack, mon père gagnait très bien sa vie, mais il n'aurait jamais rêvé d'une voiture, ou même d'un cheval et d'une carriole. Mais Shmiel Jäger... A Bolechow, il n'y avait que deux voitures, et l'une d'elles appartenait à Shmiel Jäger. Mais je ne voulais pas parler de Shmiel, pas encore. Il fallait que je finisse, tout d'abord, avec Ruchele. J'ai sorti la photo d'elle qui avait appartenu à ma tante Sylvia, une photo que j'avais postée à Jack bien avant de le rencontrer, après notre conversation téléphonique. Une photo de son passé, pas du mien, que je lui avais envoyée sans jamais réfléchir à l'impact qu'elle pourrait avoir sur lui. Il l'a prise tendrement et il a souri. Oui, vous me l'avez envoyée. Elle était comme ça, c'était une belle fille. Vous voyez bien le sourire. Le beau sourire. Elle était comme ça en 39. Elle avait ce magnifique manteau de fourrure - pas tout le manteau, juste le col. Inconsciemment, il a caressé le revers de sa veste. Quand l'avez-vous vue pour la dernière fois ? avons-nous demandé. La dernière fois que je l'ai vue, c'était le jour de Yom Kippour en 1941, Nous avons prié à l'extérieur du shtiebl. Shtiebl était un mot que je n'avais pas entendu depuis des années : une petite shul, une petite maison de prière, normalement dans une cave, dans une partie d'une structure plus grande. Peut-être avec dédain, mon grand-père avait l'habitude d'appeler la synagogue loubavitch dans laquelle il se rendait à la fin de sa vie un shtiebl, ce petit endroit de Eighth Street à Miami Beach, où il se rendait non parce qu'il aimait les Hasidim, au contraire, mais parce que c'était la seule shul où il pouvait aller à pied de son immeuble, 1'immeuble où il allait se suicider. Nous étions en train de prier à l'extérieur du shtiebl, disait Jack, et 1'arrière du shtiebl était mitoyen du jardin d'une de ses amies, Yetta. Yetta Durst. Et c'est là que j'ai vu Ruchele. J'ai pensé, pas pour la première fois, Chaque nom qu'il mentionne en passant était une personne, quelqu'un, une vie. Peut-être que Yetta Durst avait eu un cousin, un oncle à New York. Peut-être qu'il était possible que l'enfant ou le petit-enfant de cette personne, un homme ou une femme de quarante ans environ, se mette en quête de cette Yetta Durst disparue, quête qui le conduirait éventuellement en Australie, où il pourrait parler à Jack Greene... Yetta Durst, répétait Jack qui se remémorait. Alors qu'il prononçait le nom une nouvelle fois, j'ai détecté une minuscule bouffée de satisfaction : il était content de s'être souvenu de son nom. Et c'est donc là que j'ai vu Ruchele, et je me souviens que j'étais en train de prier, et elle est venue, c'était dehors, je priais dehors, et elle s'amusait avec cette fille dans le jardin... ou peutêtre qu'elle savait que je serais là. Matthew a demandé, Et qu'est-ce que vous lui avez dit ? Pas grand-chose, a dit Jack au bout d'un moment. Il était pensif. Je ne me souviens pas... Nous n'avions pas rompu, mais les choses s'étaient un peu refroidies entre nous. J'étais toujours épris d'elle, mais elle non. Je pense qu'elle avait l'impression d'avoir besoin de quelqu'un de plus mûr. C'est ce qui intéresse les filles. C'était le jour de Yom Kippour 1941. C'est la dernière fois que je l'ai vue. Et puis, comme vous le savez, quatre semaines après, il y a eu l'Aktion. Elle a été tuée quatre semaines après, a dit Jack.   C'était, d'une étrange façon, bizarre que sa mort me soit rappelée à ce moment précis. J'avais l'impression que je venais de faire sa connaissance. J'ai souvent essayé d'imaginer ce qui avait bien pu lui arriver, même si, chaque fois que je le fais, je me rends compte à quel point mes ressources sont limitées. Combien pouvons-nous savoir du passé et de ceux qui en ont disparu ? Nous pouvons lire les livres et parler à ceux qui y étaient. Nous pouvons regarder les photos. Nous pouvons aller dans les endroits où ont vécu ces gens, ou ces choses se sont passées. Quelqu'un peut nous dire, cela a eu lieu tel ou tel jour, je pense qu'elle allait retrouver des amies, elle était blonde. Mais tout cela reste inévitablement approximatif. Je suis allé à Bolechow, mais la ville est maintenant tellement transformée physiquement - de nombreux bâtiments ont disparu ou ont été modifiés au point d'être méconnaissables, l'effervescence des années 1930 s'est érodée pour n'être plus rien après soixante ans de stagnation et de pauvreté soviétiques - que la Bolechow que j'ai visitée en 2001 n'a plus qu'une très vague ressemblance avec l'endroit que Ruchele a traversé dans les heures qui ont précédé sa mort. Et même s'il existait aujourd'hui une photographie de la ville prise le 28 octobre 1941, le jour où Ruchele a été arrêtée, cette photo pourrait-elle me donner une impression précise de ce qu'elle a pu voir en marchant jusqu'au Dom Katolicki ? Pas vraiment (nous ne savons même pas, bien entendu, quel itinéraire elle a suivi, si elle avait la tête baissée ou bien droite pour essayer de croiser un dernier regard ; nous ne savons même pas si elle savait que ce serait sa dernière promenade dans la ville). Il y a donc un problème de visualisation. Et qu'en est-il des autres sens ? Bolechow, nous le savons, avait une odeur particulière, à cause des produits chimiques employés dans les tanneries - il y en avait plus de cent, avons-nous appris. Ruchele, alors qu'elle marchait vers sa mort ce jour-là, a-t-elle senti cette odeur acidulée de Bolechow ? Quelle est l'odeur de mille personnes terrifiées poussées vers la mort ? Quelle est l'odeur d'une salle dans laquelle mille personnes terrifiées ont été entassées pendant une journée et demie, sans toilettes, une salle dans laquelle le poêle avait été allumé, une salle dans laquelle quelques douzaines de  personnes avaient été abattues,  dans laquelle une femme était en travail ? Je ne le saurais jamais. Et quel bruit faisaient-ils ? Un témoin pourrait avoir écrit ou dit, Les gens criaient et pleuraient, quelqu'un jouait du piano, mais le pire cri que j'aie jamais entendu de ma vie, j'en suis certain, c'était le hurlement de mon petit frère Matt, le jour où, il y a près de quarante ans, je lui ai cassé le bras, et pour être parfaitement honnête, je n'arrive pas à me souvenir du son exact, je me souviens simplement qu'il hurlait ; et les pires larmes que j'aie entendues, ce sont les larmes versées à l'enterrement d'une amie morte trop jeune, mais je soupçonne que la qualité du son du hurlement émis par un jeune garçon blessé, même sévèrement, n'est pas celle du son du hurlement émis par, disons, des hommes d'âge mûr, à qui on a crevé les yeux ou qu'on a forcé à s'asseoir sur un poêle brûlant ; et, à cet égard, le son de soixante personnes qui pleurent à des funérailles n'est pas le même que celui de mille personnes pleurant de peur pour leur vie. Il est en effet probable que si vous deviez lire une description de ce qui s'est passé pendant les deux jours de la première Aktion à Bolechow, les images et les sons qui vous viendraient à l'esprit seraient les images et les sons que vous avez absorbés en voyant des films ou en regardant la télévision, c'est-à-dire des images et des sons produits par des gens qui ont été payés pour restituer, au mieux de leur capacité - fondée sur ce qu'ils ont lu, vu et visité, extrapolé à partir des expériences qu'ils ont pu faire -, ce à quoi de tels événements ont pu ressembler, par l'image et par le son, même si cela aussi n'est en fin de compte qu'une approximation. Il y a donc aussi le problème des autres sens. Vous pourriez dire, bon, ces détails ne sont pas les choses importantes. Il est vrai que nous connaissons un certain nombre de choses qui se sont passées, et c'est ce qu'il est important de savoir et de se rappeler. Mais une partie de ce que je vise, depuis que j'ai commencé à rechercher ce qu'il était possible de savoir sur mes parents disparus, a été d'essayer d'apprendre les moindres détails les concernant susceptibles d'être connus, ce à quoi ils ressemblaient, ce qu'avaient été leur personnalité et, oui, comment ils étaient morts, s'il y avait encore quelqu'un pour me l'apprendre. Et pourtant, plus je parlais aux gens, plus je devenais conscient du fait que tant de choses ne peuvent tout simplement pas être sues, en partie parce que la chose - la couleur de sa robe, l'itinéraire qu'elle a suivi - n'a jamais été observée par personne et reste, par conséquent, impossible à connaître aujourd'hui, et en partie parce que la mémoire elle-même de ces choses qui ont été observées peut jouer des tours, peut éliminer ce qui est trop douloureux ou suivre les contours d'une forme qui nous plaît. Je pense qu'il est important d'en être conscient au moment même où nous essayons d'envisager ce qui est arrivé à Ruchele et aux autres, ce dont nous sommes incapables en réalité.

« Shtiebl était unmot quejen'avais pasentendu depuisdesannées :une petite shul, une petite maison deprière, normalement dansunecave, dansunepartie d'unestructure plusgrande. Peut-être avecdédain, mongrand-père avaitl'habitude d'appelerlasynagogue loubavitchdans laquelle ilse rendait àla fin desavie un shtiebl, ce petit endroit deEighth StreetàMiami Beach, oùilse rendait nonparce qu'ilaimait lesHasidim, aucontraire, maisparce quec'était la seule shul où ilpouvait alleràpied deson immeuble, 1'immeuble oùilallait sesuicider. Nous étions entrain deprier àl'extérieur du shtiebl, disait Jack,et1'arrière du shtiebl était mitoyen dujardin d'unedeses amies, Yetta.YettaDurst.

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Peut-être qu'ilétait possible quel'enfant oulepetit-enfant decette personne, unhomme ou une femme dequarante ansenviron, semette enquête decette Yetta Durst disparue, quête qui leconduirait éventuellement enAustralie, oùilpourrait parleràJack Greene... Yetta Durst, répétait Jackquiseremémorait.

Alorsqu'ilprononçait lenom unenouvelle fois,j'ai détecté uneminuscule boufféedesatisfaction :il était content des'être souvenu deson nom. Et c'est donc làque j'aivuRuchele, etjeme souviens quej'étais entrain deprier, etelle est venue, c'étaitdehors, jepriais dehors, etelle s'amusait aveccette filledans lejardin...

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J'étais toujours éprisd'elle, maisellenon.

Jepense qu'elle avaitl'impression d'avoir besoin dequelqu'un deplus mûr.

C'est cequi intéresse lesfilles.

C'était lejour deYom Kippour 1941.

C'estladernière foisque jel'ai vue.

Etpuis, comme vouslesavez, quatre semaines après, il ya eu l’Aktion.

Elle aété tuée quatre semaines après,adit Jack.   C 'était, d'uneétrange façon,bizarre quesamort mesoit rappelée àce moment précis.J'avais l'impression quejevenais defaire saconnaissance. J'ai souvent essayéd'imaginer cequi avait bienpuluiarriver, mêmesi,chaque foisque jele fais, jeme rends compte àquel point mesressources sontlimitées.

Combien pouvons-nous savoir dupassé etde ceux quienont disparu ?Nous pouvons lireleslivres etparler àceux quiy étaient.

Nouspouvons regarder lesphotos.

Nouspouvons allerdans lesendroits oùont vécu ces gens, ouces choses sesont passées.

Quelqu'un peutnous dire,celaaeu lieu teloutel jour, je pense qu'elle allaitretrouver desamies, elleétait blonde. Mais toutcelareste inévitablement approximatif.Jesuis alléàBolechow, maislaville est maintenant tellementtransformée physiquement – denombreux bâtimentsontdisparu ouont été modifiés aupoint d'être méconnaissables, l'effervescencedesannées 1930s'estérodée pour n'être plusrienaprès soixante ansdestagnation etde pauvreté soviétiques – quela Bolechow quej'aivisitée en2001 n'aplus qu'une trèsvague ressemblance avecl'endroit que Ruchele atraversé danslesheures quiont précédé samort.

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