Devoir de Philosophie

Rachi, il est tout à fait clair que les mots

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

Rachi, il est tout à fait clair que les mots prononcés par Caïn n'ont aucune importance matérielle, puisqu'ils sont faux, un simple prétexte ; le commentaire indique ici que Rachi sait bien que, entre frères, il existe des forces très sombres qui rôdent et n'ont besoin que de la plus simple excuse pour remonter à la surface et exploser dans la violence. Ce qui est intéressant, ce sont ces forces, pas le prétexte.   La maison d'Olga, la belle-soeur de Maria, n'était plus très loin de l'endroit où Maria a fait demitour, au milieu de la route, nous laissant entre les mains, grandes et énergiques, de Nina : à deux cents mètres à peine de la place de la ville sur la petite route étroite et non pavée qui était bordée des maisons en bois aux toits pointus, typiques de la région, maisons à un étage, avec quelques fenêtres assez grandes, qui n'étaient pas sans ressembler à celles que mon grandpère dessinait, avec son stylo Parker bleu dont il mouillait la plume du bout de la langue avant d'écrire, quand je lui demandais de me montrer à quoi ressemblait sa maison dans le Pays d'Autrefois. Nous sommes arrivés devant une vieille maison isolée, très jolie, dans le virage de la route lorsqu'elle tourne brusquement vers le cimetière. Alex a frappé - pas sur la porte, mais, comme il aime le faire, sur une fenêtre. Un petit chien, quelque part à l'intérieur, s'est mis à aboyer. Dehors, il y avait un grand jardin avec des poules et d'autres chiens qui couraient en tous sens. Il y avait des pruniers en fleur. Alex a frappé de nouveau. Finalement, une vieille femme, à la fois minuscule et solide, est venue ouvrir la porte. Elle a jeté un coup d'oeil pardessus l'épaule d'Alex et nous a vus. Puis, elle a regardé Alex de nouveau. Cette Olga était très âgée, ronde, mais avec cette peau fraîche et translucide du grand âge, et je ne sais pour quelle raison, tout chez elle me faisait penser à de la nourriture : son visage était aussi rond qu'une miche de pain, ses yeux bleus et brillants, perçants au milieu des grosses joues, ressemblaient à des raisins dans un gâteau. Alex s'est lancé dans son petit discours et, soudain, elle a paru se détendre - sans sourire, toutefois - et elle nous a fait signe d'entrer. De nouveau, nous nous sommes alignés dans une curieuse salle de séjour. La maison était confortable, avec plusieurs pièces spacieuses dont les grandes étaient encadrées de rideaux en dentelle exquise ; sur chaque mur disponible, étaient accrochés des tapis et des tapisseries élaborés. Des assiettes et des verres brillaient dans d'importantes armoires vitrées. On a apporté des chaises et, de nouveau, nous nous sommes retrouvés assis. Mais, cette fois, il y avait quelque chose de différent (tout d'abord, j'ai remarqué qu'on ne nous offrait rien à manger et cela m'a paru très mystérieux). Alex parlait et j'ai entendu une fois le nom de Jâger, et elle a dit quelque chose deux fois, et avant même qu'Alex ait pu traduire, j'ai su que ce serait différent, parce qu'elle disait, avec beaucoup d'emphase, Znayu, znayu, en faisant un petit geste impatient des deux mains, comme si ce qu'elle disait avait été évident. Je sais, je sais. C'était le peu d'ukrainien que j'avais appris depuis que nous étions arrivés, pendant les jours de déception, de querelles et de pluie. Olga a hoché vigoureusement la tête et a redit la même chose, et puis elle s'est mise à parler avec animation à Alex, qui essayait de suivre du mieux qu'il pouvait. Elle connaissait très bien ces Jäger, a-t-il dit. Ce n'est pas seulement qu'elle avait entendu le nom, elle connaissait très  bien la famille. Ils avaient une... bouchèrerie ? J'ai hoché et j'ai dit d'une voix cassée, boucherie. A ce moment-là, Alex s'est interrompu pour nous assurer que ce n'était pas lui qui avait fourni ce détail, l'information sur le genre de métier qu'ils faisaient. Il savait à quel point nous étions frustrés et voulait garantir l'authenticité de ce souvenir particulier d'eux et de leurs vies. Elle sait, a-t-il continué. Elle se souvient. C'est le sens soudain et vertigineux de leur proximité, à cet instant-là, qui a fait que ma soeur et moi nous sommes mis à pleurer. Voilà jusqu'où vous pouvez vous rapprocher des morts : vous pouvez être assis dans une salle de séjour par un bel après-midi d'été, soixante ans après que ces morts sont morts, et parler à une vieille dame ronde qui gesticule vigoureusement, qui, vous vous en rendez compte, a exactement le même âge qu'aurait la fille aînée de Shmiel, et cette vieille dame peut être aussi éloignée de vous que ça, à un mètre de distance ; voilà à quelle distance elle peut se trouver. A cet instant-là, les soixante ans et les millions de morts ne paraissaient pas plus grands que le mètre qui me séparait du bras gras de la vieille femme. Je pleurais aussi parce c'était un instant qui me rapprochait d'autres de mes morts. Je ressentais intensément la présence de mon grand-père, qui avait été, avant cet instant précis, la dernière personne à qui j'avais parlé à les avoir connus, et brusquement les vingt années qui s'étaient écoulées depuis sa mort ont paru rétrécir, elles aussi. Et j'étais donc assis là, les yeux baignés de larmes, reconnaissant du fait que Jennifer pleurait aussi, et j'écoutais Olga parler. Elle a dit le nom encore une fois, et elle a regardé mes photos, et elle n'a pas cessé de hocher la tête. Alex a poursuivi. Elle a dit qu'ils étaient très gentils, des gens très cultivés, des gens très gentils. A travers mon émotion, j'ai quand même pu m'adresser un sourire, parce que je savais que ma mère, avec la vanité propre à sa famille, le sentiment qu'avaient les Jäger de leur propre importance, aurait aimé le fait qu'Olga se souvenait de cette qualité-là par-dessus tout. Rien de très spécifique, mais quelque chose qui l'était suffisamment, si vous êtes le genre de personne qui croit les histoires qu'elle entend, suffisamment pour sonner juste. Mais, en dépit de la proximité atteinte, l'inévitable distance s'est instaurée de nouveau. Elle ne se souvient pas de ce qui leur est arrivé, a repris Alex après un bref échange avec Olga. Pas de cette famille en particulier. Elle sait qu'ils ont, comme les autres, comme les autres Juifs, qu'ils ont beaucoup souffert. Il est bien sûr possible de connaître les souffrances des Juifs de Bolechow sans avoir à se rendre dans une ville qui s'appelle désormais Bolekhiv et à traquer des vieilles dames qui ont été les témoins de ces souffrances. On peut, par exemple, consulter l'Encyclopédie de l'Holocauste et y apprendre que les Allemands sont entrés dans la ville le 2 juillet 1941 et que la première Aktion, la première liquidation de masse, a eu lieu au mois d'octobre de la même année, lorsque mille Juifs environ ont été arrêtés, enfermés dans le Dom Katolicki, la maison de la communauté catholique, et après y avoir été torturés de différentes façons pendant une journée, ont été conduits à une fosse commune et abattus. On peut lire que la population juive de la ville, qui s'élevait à environ trois mille habitants au début de la décennie, s'était accrue des milliers qui avaient été arrêtés dans les villages voisins. On apprend ensuite que la seconde Aktion s'est déroulée un an plus tard environ, lorsque, après une chasse à l'homme de trois jours, plusieurs milliers de Juifs ont été parqués sur la place de la ville devant le bâtiment de la mairie - à l'endroit où nous avons garé notre voiture quand nous sommes arrivés à Bolechow, à l'endroit où errait la chèvre - et que, là même, cinq cents personnes ont été assassinées, tandis que deux mille autres étaient déportées dans des trains de marchandises vers le camp de Belzec. Selon l'Encyclopédie de l'Holocauste, la plupart des Juifs qui avaient survécu ont été tués en décembre 1942, ne laissant qu'un millier d'entre eux au début de 1943, qui devaient à leur tour être assassinés, seuls « quelques-uns » parvenant à s'évader dans les forêts voisines pour rejoindre les partisans. Mais l'information qu'on obtient dans l'Encyclopédie de l'Holocauste reste, en dépit des détails fournis, impersonnelle, et si vous êtes une personne qui a grandi en écoutant des histoires chargées de toutes sortes de particularités, votre goût du détail ne sera pas satisfait et vous ne saurez pas ce qui est arrivé à vos parents, ce qui est bien entendu ce que j'espérais quand, au cours de ma dernière année de lycée, j'avais écrit à Yad Vashem, le musée mémorial de l'Holocauste en Israël, pour savoir quelles informations ils avaient sur les Juifs de Bolechow et qu'on m'avait renvoyé une photocopie de l'entrée « BOLEKHOV » de l'Encyclopédie de l'Holocauste, qui est une des sources possibles pour obtenir les détails que je viens de mentionner. Par exemple, cette photocopie ne pourrait pas vous apprendre ce qu'Olga nous a raconté ce jour-là -- les circonstances non pas de la mort de mes parents, c'est vrai, mais d'autres circonstances, d'autres détails qui vous font penser aux choses différemment. Un quart de siècle après avoir reçu la réponse de Yad Vashem, j'étais assis dans la salle de séjour de cette vieille dame et je l'écoutais donner à cette histoire très abstraite une spécificité nouvelle. Je m'étais demandé, quand j'avais dix-huit ans, ce que pouvait bien vouloir dire « torturés pendant vingt-quatre heures ». Olga nous a raconté que les Juifs avaient été rassemblés dans la maison de la communauté catholique, située à la limite septentrionale de la ville, et que les Allemands avaient forcé les Juifs captifs à monter sur les épaules les uns des autres et avaient placé le vieux rabbin au sommet. Puis, ils l'avaient fait tomber. Apparemment, cela avait duré plusieurs heures (ce n'est que bien plus tard, en Australie et puis en Israël et en Scandinavie, que j'ai appris le reste, le genre de détails que vous ne pouvez connaître que si vous y étiez). « Conduits à une fosse commune et abattus » ? Les mille Juifs environ qui ont péri au cours de l'Aktion Dom Katolicki d'octobre 1941 ont été abattus dans la forêt de Taniawa, à deux kilomètres de la ville. Mais il y avait aussi des « petites » Aktionen qui ont eu lieu en 1943 - époque à laquelle il ne restait plus que neuf cents Juifs vivants environ à Bolechow, dans des camps de travaux forcés improvisés - au cours desquelles des groupes de Juifs, cent par ici, deux cents par là, étaient emmenés au cimetière et abattus dans les fosses communes, même si ces fosses communes n'étaient pas comparables en taille avec celle de Taniawa où, avonsnous appris deux ans après avoir parlé avec Olga, la terre a continué de bouger pendant des jours après la fusillade, parce que toutes les victimes n'étaient pas mortes quand la fosse avait été recouverte. Toutefois, un détail précis que nous a donné Olga concernant une des « petites » Aktionen est resté ancré dans ma mémoire depuis, sans doute en raison de la façon dont il marie 1'absolument trivial et accessible avec l'absolument horrible et inimaginable, et parce que ce lien improbable me permet, dans une toute petite mesure, de concevoir la scène. Olga nous a raconté que le bruit de la mitrailleuse en provenance du cimetière (qui était au bout de la route, à deux pas de chez elle) était tellement horrible que sa mère, qui avait alors une quarantaine d'années, avait sorti une vieille machine à coudre et s'était mise à piquer, afin que le grincement de la machine déglinguée pût couvrir les coups de feu. La mitrailleuse, la machine à coudre. Chaque fois qu'Olga décrivait un incident particulièrement horrible, comme celui-là par exemple, elle fermait les yeux et faisait un mouvement de ses deux mains grasses vers le sol - geste éloquent pour exprimer une répulsion littérale. C'était le genre de geste que ma grand-mère ou ma mère aurait pu faire, tout en faisant claquer sa langue avant de dire nebuch.   Il me paraît étrange que Friedman, le moderne, produit du siècle de Freud, n'accorde pas le moindre intérêt psychologique aux mots manquants (ou matériellement absents) que Caïn a dits à Abel, et qu'il soit au contraire profondément préoccupé par un détail qui pourrait nous sembler indigne d'une analyse poussée : « C'était pendant qu'ils étaient dans le champ. »

« souvenir particulier d'euxetde leurs vies.Ellesait, a-t-il continué.

Ellesesouvient. C'est lesens soudain etvertigineux deleur proximité, àcet instant-là, quiafait que masœur et moi nous sommes misàpleurer.

Voilàjusqu'où vouspouvez vousrapprocher desmorts :vous pouvez êtreassis dans unesalle deséjour parunbel après-midi d'été,soixante ansaprès que ces morts sontmorts, etparler àune vieille dameronde quigesticule vigoureusement, qui, vous vous enrendez compte, aexactement lemême âgequ'aurait lafille aînée deShmiel, et cette vieille damepeutêtreaussi éloignée devous queça,àun mètre dedistance ;voilà à quelle distance ellepeut setrouver.

Acet instant-là, lessoixante ansetles millions demorts ne paraissaient pasplus grands quelemètre quime séparait dubras grasdelavieille femme.

Je pleurais aussiparce c'était uninstant quime rapprochait d'autresdemes morts.

Jeressentais intensément laprésence demon grand-père, quiavait été,avant cetinstant précis,ladernière personne àqui j'avais parléàles avoir connus, etbrusquement lesvingt années quis'étaient écoulées depuissamort ontparu rétrécir, ellesaussi.

Etj'étais doncassislà,les yeux baignés de larmes, reconnaissant dufait que Jennifer pleuraitaussi,etj'écoutais Olgaparler.

Elleadit le nom encore unefois, etelle aregardé mesphotos, etelle n'apas cessé dehocher latête.

Alexa poursuivi. Elle adit qu'ils étaient trèsgentils, desgens trèscultivés, desgens trèsgentils. A travers monémotion, j'aiquand même pum'adresser unsourire, parcequejesavais quema mère, aveclavanité propre àsa famille, lesentiment qu'avaient lesJäger deleur propre importance, auraitaimélefait qu'Olga sesouvenait decette qualité-là par-dessus tout.Riende très spécifique, maisquelque chosequil'était suffisamment, sivous êteslegenre depersonne qui croit leshistoires qu'elleentend, suffisamment poursonner juste. Mais, endépit delaproximité atteinte,l'inévitable distances'estinstaurée denouveau. Elle nesesouvient pasdecequi leur estarrivé, arepris Alexaprès unbref échange avecOlga. Pas decette famille enparticulier.

Ellesaitqu'ils ont,comme lesautres, comme lesautres Juifs, qu'ils ontbeaucoup souffert. Il est bien sûrpossible deconnaître lessouffrances desJuifs deBolechow sansavoir àse rendre dansuneville quis'appelle désormais Bolekhivetàtraquer desvieilles damesquiont été lestémoins deces souffrances.

Onpeut, parexemple, consulter l'Encyclopédie de l'Holocauste etyapprendre quelesAllemands sontentrés danslaville le2juillet 1941etque la première Aktion, la première liquidation demasse, aeu lieu aumois d'octobre delamême année, lorsque milleJuifsenviron ontétéarrêtés, enfermés dansleDom Katolicki, lamaison de la communauté catholique,etaprès yavoir ététorturés dedifférentes façonspendant une journée, ontétéconduits àune fosse commune etabattus.

Onpeut lireque lapopulation juive de laville, quis'élevait àenviron troismille habitants audébut deladécennie, s'étaitaccrue des milliers quiavaient étéarrêtés danslesvillages voisins.

Onapprend ensuitequelaseconde Aktion s'est déroulée unanplus tard environ, lorsque,aprèsunechasse àl'homme detrois jours, plusieurs milliersdeJuifs ontétéparqués surlaplace delaville devant lebâtiment dela mairie – àl'endroit oùnous avons garénotre voiture quandnoussommes arrivésàBolechow, à l'endroit oùerrait lachèvre – etque, làmême, cinqcents personnes ontétéassassinées, tandis que deux mille autres étaient déportées dansdestrains demarchandises verslecamp de Belzec.

Selonl'Encyclopédie del'Holocauste, laplupart desJuifs quiavaient survécu ontété tués endécembre 1942,nelaissant qu'unmillier d'entre euxaudébut de1943, quidevaient à leur tour êtreassassinés, seuls« quelques-uns » parvenantàs'évader danslesforêts voisines pour rejoindre lespartisans.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles