royaume vieux de plusieurs siècles. Quand son fils Louis se bat contre le duc de Bourgogne, il combat également un de ses cousins, mais celui-ci est à la tête d'un pays qui n'en est pas vraiment un, et est d'autant plus menaçant qu'il rêve de le devenir. Qu'est-ce donc que cette Bourgogne au milieu de notre xve siècle ? Il faut, pour le comprendre, remonter cent ans en arrière. Pour consoler les cadets de ne pouvoir leur succéder, les rois avaient pour habitude de donner à leurs jeunes fils les provinces dépendant de leur suzeraineté dont le dernier seigneur était mort sans héritier : on appelle ce système l'apanage. En 1363, Jean le Bon donne en apanage Dijon et son riche duché à son cher Philippe le Hardi - le petit prince qui se distingua à la bataille de Poitiers (« Père gardez-vous à droite, père gardezvous à gauche ! »). C'est la naissance d'une nouvelle branche des Valois : les Valois-Bourgogne. Bien entendu, ils sont toujours vassaux du roi de France, et, si proches parents, sont toujours très influents à sa cour. On se souvient du rôle majeur de la famille durant la guerre de Cent Ans. Philippe le Hardi est un des principaux conseillers lors de la minorité de son neveu Charles VI. Son fils Jean sans Peur est le chef de ce « parti bourguignon » dont on a parlé tant et tant dans les chapitres précédents. C'est lui qui a fait assassiner son cousin de l'autre branche, le duc d'Orléans, déclenchant ainsi la guerre civile avec les partisans de ce dernier, les Armagnacs. C'est lui qui se fait assassiner à son tour sur le pont de Montereau, lors de la fausse tentative de réconciliation avec Charles VII, laissant ainsi la tête de sa maison à son fils, le brillant Philippe le Bon. Celui-là est l'homme qui, de rage, joue alors l'alliance anglaise, il est le chef de ces Bourguignons qu'haïssait tant Jeanne d'Arc et qui la firent prisonnière devant Compiègne - c'est lui enfin qui, ultime revirement, scella la paix avec son cousin Charles VII par le traité d'Arras de 1435. Le riche patrimoine de nos Bourguignons s'étendait déjà bien au-delà des vertes collines du Charolais ou du Morvan et dépassait aussi de loin les seules limites du royaume de France. En 1369, pour éviter que ce comté riche et convoité ne passe aux Anglais qui en rêvaient, le roi de France Charles V a poussé son frère, le même Philippe le Hardi, à épouser la fille du comte de Flandre. Voici donc, dès le milieu du xive siècle, nos Valois-Bourgogne implantés au nord, sur ces plats pays. Ils prennent goût aux jeux subtils d'héritages, de mariages, de rachats qui permettent d'étoffer une pelote. Oublions-en les détails et admirons le résultat : vers le milieu du xve siècle, le duc de Bourgogne a des domaines qui s'étendent de Groningue au nord jusqu'aux portes de Lyon. Officiellement, il est toujours vassal du roi de France pour une partie de ses États ; il doit aussi l'hommage au chef du Saint Empire pour d'autres possessions, comme le Luxembourg ou le Brabant. En fait, il est devenu un des plus puissants personnages d'Europe. Philippe le Bon n'est plus un petit seigneur français comme un autre. Il se voit même plus haut qu'un prince de sang. Il se fait appeler « grand duc d'Occident » et le faste de son règne est à l'avenant de ce titre. Ses terres ont été majoritairement épargnées par la guerre de Cent Ans. Il possède les villes les plus prospères, Gand, Bruges, Anvers. Sa cour est la plus brillante, elle siège à Dijon mais surtout à Bruxelles. Les meilleurs artistes du temps, comme le célèbre peintre Van Eyck, sont à son service. Les événements les plus splendides et les plus délirants se succèdent, comme le « banquet des faisans » donné à Lille, une de ses riches capitales administratives, au cours duquel on présente aux convives d'immenses pièces montées emplies de musiciens, de jongleurs, et même d'un montreur avec son ours. Le duc s'attache ses vassaux en créant pour les plus fidèles l'« ordre de la Toison d'or ». La vie de sa cour est réglée selon un protocole très strict, qu'il invente, et qui sera bientôt, via sa descendance, copié dans toute l'Europe : l'étiquette. Un seul détail, au fond, manque qui rendrait parfait ce prestigieux tableau. Il faudrait que ce qui n'est encore qu'un conglomérat complexe de provinces trop disparates devienne enfin un véritable État. Ce sera la grande ambition du fils de Philippe, l'impulsif, le flamboyant Charles, resté dans l'histoire sous le nom du Téméraire. Il faut, pour que ce rêve devienne une réalité viable, réussir un pari risqué mais essentiel : joindre la partie sud des possessions bourguignonnes (le duché à proprement parler et la Franche-Comté qui le jouxte - dans la langue du temps on les appelle les États de par-delà) à la partie nord (ses « Pays-Bas bourguignons », qui couvrent alors l'Artois, la Flandre, le Brabant, etc. - les États de par-deçà). Il lui faut donc réussir à avaler la Champagne, la Lorraine, l'Alsace. Seulement, à l'ouest, un autre est là qui rêve lui aussi d'agrandir son domaine, veille au grain, et n'a aucune envie de voir à ses frontières grossir un si puissant voisin : le cousin de France, un certain Louis XI. Pour dépeindre comme il faut le duel entre les deux rivaux, il faudrait abandonner ce livre tel qu'on l'écrit et entamer un long roman à lui seul consacré2. Suspense psychologique, rebondissements multiples, qui va gagner ? Qui va tuer l'autre ? Rien ne manque pour réussir le thriller idéal. Sur le plan du caractère, de l'allure, du lustre, tout oppose les deux hommes. Charles est lettré et fin, mais aussi impulsif et colérique, et, comme son père, il est l'homme de la splendeur bourguignonne, portant beau, menant grand train. Face à lui, notre roi de France a des airs de cousin de province. Il est toujours mal vêtu, monte de mauvais chevaux, déteste la Cour et l'apparat, n'hésite pas à dormir dans de vilaines auberges quand il visite son royaume, suivi tout au plus des deux ou trois compagnons qui forment sa seule escorte. Bien des choses aussi les rapprochent. Nous ne sommes pas, ici, dans une de ces guerres entre étrangers, comme on en verra au xixe siècle ou au xxe. Les deux hommes sont parents, ils se connaissent bien et depuis longtemps. Louis, dans sa jeunesse, détestait tant son père, a tant comploté contre lui, tant suscité de révoltes pour tenter de lui ravir son trône qu'il a même été contraint, pour fuir la colère du roi, de se sauver loin du Dauphiné dont il était le seigneur. C'est Philippe le Bon qui lui a offert l'asile, près de Bruxelles : il y demeura des années, jusqu'à la mort du roi son père, observant à loisir cette cour de Bourgogne qui le fascinait autant qu'il la jalousait. Charles VII, connaissant son fils mieux que personne, avait dit, d'une formule restée célèbre : « Mon cousin de Bourgogne nourrit le renard qui lui mangera ses poules. » Il lui faudra quelques années pour y parvenir. Dès le début du règne de Louis, le vent mauvais des retournements d'alliances se remet à souffler. Le nouveau roi doit déjà faire face à une fronde des grands du royaume, réunis dans « la ligue du Bien public », dirigée par le propre fils de son prétendu protecteur d'hier : celui qui ne s'appelle encore que le comte de Charolais, notre Charles, futur Téméraire. Gardons-en quelques images : celle de l'incroyable entrevue de Péronne (1468), par exemple. Louis XI se rend en Picardie, dans le château de son cousin devenu duc, pour négocier la paix. Celui-ci apprend le jour même que des émissaires du roi de France sont en train de fomenter une sédition à Liège, ville qu'il convoite. Hystérique, furieux, le Téméraire veut se venger de cette fourberie en tuant le roi de ses propres mains. Il se retient mais traîne le perfide jusqu'à Liège. Pour lui montrer qui est le maître, il fait brûler la pauvre ville et fait massacrer devant lui ses habitants qui osaient croire en son alliance. Puis il lui soutire d'énormes concessions territoriales pour lui et ses amis, les autres princes frondeurs. Louis, penaud, craintif, réussit à s'échapper des griffes du furieux en faisant toutes les promesses, et, sitôt rentré en sûreté à Paris, n'en tient aucune et relance de plus belle plans et manigances pour venir à bout du rival détesté. Ce jeu de dupes, de colères, de retournements durera dix ans. Bien d'autres pions apparaissent sur l'échiquier. Pour mener à terme la jonction entre ses États, Charles mène la guerre à l'est, il combat les Suisses, qu'on dit payés par Louis XI, et qui lui infligent des défaites cuisantes. Le dieu des armes n'est plus avec le Bourguignon. Il s'entête, affronte maintenant un autre allié du roi de France, le duc de Lorraine, et meurt finalement en 1477, devant Nancy qu'il assiège. Il faudra plusieurs jours pour retrouver son corps, nu et gelé, à moitié dévoré par les loups. Splendeurs et déchéance de la puissance humaine. Le grand Michelet tirera de la scène des pages riches en frissons. Louis XI en tire le gros lot. La seule héritière de Charles le Téméraire est Marie de Bourgogne, une fille bien jeunette. Le roi perfide en profite pour confisquer les terres qu'il estime de sa suzeraineté, la Bourgogne, la Picardie, le Boulonnais. L'histoire ne s'arrête jamais. Par ce geste même, Louis vient de semer les graines d'un autre conflit qui n'est pas près de finir. Par crainte d'une France si brutale, Marie de Bourgogne ira chercher un mari qui l'en protège : elle épouse un prince d'Empire, Maximilien d'Autriche. Cela fait naître une nouvelle rivalité qui déchirera l'Europe pendant des siècles, celle qui oppose la maison de France et la famille de Maximilien, les Habsbourg. Mais le chapitre ouvert par Philippe le Hardi cent ans plus tôt est clos. Aucun nouvel État ne verra le jour entre la France et le Saint Empire, nul n'assistera à la résurrection de l'ancienne Lotharingie, ce royaume médian issu de l'empire de Charlemagne, comme l'avait imaginé Charles le Téméraire. Tous les historiens, à raison, enterrent cette espérance, et le font avec une formule consacrée, on la retrouve dans tous les livres : c'est la fin du « rêve bourguignon ». Les choses auraient-elles pu tourner autrement ? Avec un Charles un peu moins fanfaron qui se serait gardé d'aller mourir bêtement devant Nancy et un Louis moins habile au jeu des alliances, la Bourgogne aurait-elle réussi son coup ? La France vivrait-elle aujourd'hui à côté de ce grand pays tout en longueur qui irait de Lyon à la mer du Nord et la séparerait de l'Allemagne ? Il est toujours trop facile ou trop difficile de remonter autrement le film des faits. On peut remarquer toutefois que la plupart des livres français le présentent avec une pointe à peine cachée de soulagement. Il est vrai que pour notre histoire, cet État bourguignon avait un grand défaut : il se serait bâti, pour partie au moins, au détriment de notre pays, il aurait été constitué de provinces qui sont naturellement les nôtres comme la Bourgogne, précisément. Voilà en tout cas ce que chaque Français a dans la tête, voilà ce que quelques siècles de construction nationale y ont mis : essayons donc maintenant d'interroger cette certitude. Comment se constitue un royaume Louis XI est, pour le faire, le roi idéal. Il est toujours aimé des historiens français, écrivions-nous, car il est un des souverains qui ont le plus agrandi le royaume. Il ne s'embarrassait pas toujours de morale pour parvenir à ses fins : on vient de le voir avec cette confiscation brutale des provinces appartenant à l'orpheline du Téméraire. Parfois aussi, il a attendu que les héritages lui arrivent de façon plus naturelle : ainsi celui de la famille d'Anjou, dont le dernier représentant, celui que l'on appelle le « roi René », lui a très officiellement légué le Maine, l'Anjou (par ailleurs déjà occupé par les troupes du roi, passons), mais aussi la Provence, qui était jusqu'alors terre d'Empire. Encore, il a su prendre la Cerdagne, dans le Nord de l'Espagne, ou le Roussillon - qui seront perdus juste après lui. Peu importe : Louis est donc un bon roi puisqu'il a « fait la France », comme d'autres à peu près à la même époque « faisaient le Royaume-Uni », ou « faisaient l'Espagne ». Voici en effet comment peu à peu se sont constitués les pays d'Europe dans lesquels nous vivons : par cette sorte de Monopoly que l'on a déjà souvent vu à l'oeuvre. On se bat avec les voisins, on conquiert, on achète, ou on tire une carte du pot qui est placé au milieu de la table de jeu : « Le roi René est mort sans descendance, il vous lègue l'Anjou. » Il faut pour réussir à ce jeu de l'habileté, de la force, souvent aussi de la chance. Les livres d'histoire racontent d'ailleurs toujours ces affaires avec moult détails, sans cacher les tricheries ou les ruses de tel ou tel roi pour obtenir telle province, on vient de le voir avec Louis. L'amusant est que, dans le même temps, les manuels nous vendent toujours ce mercato comme étant mû par une sorte de force qui dépasse le cours de l'histoire, et s'impose à lui puisqu'il aboutit nécessairement à ce que notre Hexagone prenne peu à peu la forme qu'on lui connaît, c'est-à-dire sa forme naturelle. Profitons donc de ce chapitre pour remettre un peu de prosaïsme dans cette digne poésie. Non, la formation territoriale de la France, comme celle des autres nations, ne doit rien à la nature, elle doit beaucoup à la force, au hasard et parfois aussi aux expédients les plus surréalistes. Oublions, pour illustrer le propos, le règne précis de Louis XI. Élargissons un peu la chronologie pour puiser dans cette fin de Moyen Âge quelques exemples parlants. Le Dauphiné On a déjà parlé de l'acquisition du Dauphiné, au début du xive siècle. On a mentionné aussi la tradition qui commence alors d'attribuer cette province à l'héritier de la couronne, qui en tire son nom : le dauphin. On n'a pas expliqué comment s'est faite cette première grande extension du royaume capétien à l'est du Rhône. Si les habitants de Grenoble ou de Romans sont aujourd'hui français, ils le doivent tout simplement aux aléas du marché immobilier de l'époque. Le prince de cette province d'Empire s'appelait Humbert II (1312-1355). Il adorait le faste et tenait une cour somptueuse dans une jolie petite ville qui n'a sans doute jamais rien vu de semblable depuis, Beauvoir-en-Royans. Il était aussi très pieux. L'envie lui vint de monter une croisade en Terre sainte : les derniers Francs avaient plié bagage depuis quarante ans. Peu importe, Humbert lance des préparatifs qui suffisent à le ruiner définitivement. Homme de foi, il entend néanmoins continuer sur la voie du salut : il émet le voeu de vendre sa province au pape. La transaction échoue. C'est donc par pur hasard que Philippe VI de Valois, roi de France, fait l'affaire. Elle est scellée par le traité de Romans (1349). La vente s'éleva à 200 000 florins, somme coquette. On ignore si Humbert en profita ou non. Il se fit moine dominicain, dans l'idée de devenir évêque de Paris d'abord, puis pape : il mourut avant d'être l'un et l'autre, nul ne sait donc s'il avait l'intention, une fois sur le trône de saint Pierre, de récupérer au profit du bon Dieu son premier patrimoine. Dans ce cas, à l'heure qu'il est, nos Dauphinois seraient peut-être italiens. La Bretagne Pour acquérir telle ou telle province, les mariages comptent pour beaucoup : on oublie l'obstination qu'il faut pour qu'ils réussissent enfin à produire le résultat qu'on en attend. Déplaçons-nous en Bretagne. Officiellement, son duc est vassal du roi de France, mais ceux qui se succèdent ont toujours été assez puissants pour secouer la tutelle quand elle leur pèse et toujours très tentés de s'en émanciper franchement. À la fin du xve, le duc s'appelle François II. Il n'a pas de fils mais deux filles, dont l'aînée est la célèbre duchesse Anne (1477-1514). Elle est un parti très convoité. Le père est tenté par l'alliance anglaise. On fiance donc la fille à un prince de Galles. Il meurt. On trouve un autre héritier anglais, le mariage ne se fait pas. Changement de cap : Anne épouse, mais par correspondance, un autre héritier fort doté, Maximilien d'Autriche. Nous le connaissons déjà, c'est lui qui a épousé Marie de Bourgogne, la fille de Charles le Téméraire, dont il est tout juste veuf. Rage du roi de France, Charles VIII (le fils de Louis XI) : il avait déjà les Habsbourg à l'est, du côté de la Franche-Comté. Il les aurait en plus à l'ouest ! C'est impensable. Ses juristes ressortent donc un traité fort opportun qui interdit à l'héritière de Bretagne de se marier sans l'accord du trône capétien. On ne lésine pas pour le faire appliquer : l'armée est lancée sur la Bretagne. L'époque était d'un romantisme tout relatif, c'est après le siège de Rennes que Charles enlève Anne et l'épouse, sans même attendre l'annulation de son union avec Maximilien. Nouveau coup du sort : il meurt jeune, sans laisser d'enfants (tous sont morts avant lui) et c'est un de ses cousins qui devient roi sous le nom de Louis XII.