sur le plan de la connaissance, celle dont Colomb avait quatre siècles plus tôt fourni l'occasion objective ; cette fois, entre ne méthode scientifique vigoureuse et le terrain expérimental unique offert par le Nouveau Monde, à un moment où, ouissant déjà des meilleures bibliothèques, on pouvait quitter son université et se rendre en milieu indigène aussi acilement que nous allons au pays basque ou sur la Côte d'Azur. Ce n'est pas à une tradition intellectuelle que je rends ommage, mais à une situation historique. Qu'on songe seulement au privilège d'accéder à des populations vierges de oute investigation sérieuse et suffisamment bien préservées, grâce au temps si court depuis que fut entreprise leur estruction. Une anecdote le fera bien comprendre : celle d'un Indien échappé seul, miraculeusement, à l'extermination es tribus californiennes encore sauvages, et qui, pendant des années, vécut ignoré de tous au voisinage des grandes illes, taillant les pointes en pierre de ses flèches qui lui permettaient de chasser. Peu à peu, pourtant, le gibier disparut ; n découvrit un jour cet Indien nu et mourant de faim à l'entrée d'un faubourg. Il finit paisiblement son existence comme oncierge de l'Université de Californie. VII LE COUCHER DU SOLEIL Voilà des considérations bien longues et bien inutiles, pour amener à cette matinée de février 1935 où j'arrivai à Marseille prêt à embarquer à destination de Santos. Par la suite, j'ai connu d'autres départs et tous se confondent dans mon souvenir où quelques images seulement sont préservées : d'abord cette gaieté particulière de l'hiver dans le Midi de la France ; sous un ciel bleu très clair, plus immatériel encore que de coutume, un air mordant offrait le plaisir à peine supportable que donne à l'assoiffé une eau gazeuse et glacée trop vite bue. Par contraste, de lourds relents tramaient dans les couloirs du paquebot immobile et surchauffé, mélange de senteurs marines, d'émanations provenant des uisines et de récente peinture à l'huile. Enfin, je me rappelle la satisfaction et la quiétude, je dirais presque le placide bonheur, que procure au milieu de la nuit la perception assourdie de la trépidation des machines et du froissement de l'eau par la coque ; comme si le mouvement faisait accéder à une sorte de stabilité d'une essence plus parfaite que l'immobilité ; laquelle, par contre, réveillant brusquement le dormeur à l'occasion d'une escale nocturne, suscite un entiment d'insécurité et de malaise : impatience que le cours devenu naturel des choses ait été soudain compromis. Nos bateaux faisaient beaucoup d'escales. En vérité, la première semaine de voyage se passait presque complètement à terre tandis que se chargeait et se déchargeait le fret ; on naviguait la nuit. Chaque réveil nous trouvait à quai dans un autre port : Barcelone, Tarragone, Valence, Alicante, Malaga, Cadix parfois ; ou bien encore Alger, Oran, Gibraltar, avant la plus longue étape qui menait à Casablanca et enfin à Dakar. Alors seulement commençait la grande traversée, soit directement jusqu'à Rio et Santos, soit, plus rarement, ralentie vers la fin par une reprise du cabotage le long de la côte brésilienne, avec des escales à Recife, Bahia et Victoria. L'air peu à peu tiédissait, les sierras espagnoles défilaient doucement à l'horizon, et des mirages en forme de mondrains et de falaises prolongeaient le spectacle pendant des journées entières, au large de la côte d'Afrique trop basse et marécageuse pour être directement visible. C'était le contraire d'un voyage. Plutôt que moyen de transport, le bateau nous semblait demeure et foyer, à la porte duquel le plateau tournant du monde eût arrêté chaque jour un décor nouveau. Pourtant, l'esprit ethnographique m'était encore si étranger que je ne songeais pas à profiter de ces occasions. J'ai appris depuis combien ces brefs aperçus d'une ville, d'une région ou d'une culture exercent utilement l'attention et permettent même parfois - en raison de l'intense concentration rendue nécessaire par le moment si bref dont on dispose - d'appréhender certaines propriétés de l'objet qui eussent pu, en d'autres circonstances, rester longtemps cachées. D'autres spectacles m'attiraient davantage et, avec la naïveté du débutant, j'observais passionnément, sur le pont désert, ces cataclysmes surnaturels dont, pendant quelques instants chaque jour, le lever et le coucher du soleil figuraient la naissance, l'évolution et la fin, aux quatre coins d'un horizon plus vaste que je n'en avais jamais contemplé. Si je trouvais un langage pour fixer ces apparences à la fois instables et rebelles à tout effort de description, s'il m'était donné de communiquer à d'autres les phases et les articulations d'un événement pourtant unique et qui jamais ne se reproduirait dans les mêmes termes, alors, me semblait-il, j'aurais d'un seul coup atteint aux arcanes de mon métier : il n'y aurait pas d'expérience bizarre ou particulière à quoi l'enquête ethnographique dût m'exposer, et dont je ne puisse un jour faire saisir à tous le sens et la portée. Après tant d'années, parviendrais-je à me replacer dans cet état de grâce ? Saurais-je revivre ces instants fiévreux où, carnet en main, je notais seconde après seconde l'expression qui me permettrait peut-être d'immobiliser ces formes évanescentes et toujours renouvelées ? Le jeu me fascine encore et je me prends souvent en train de m'y risquer. Écrit en bateau. Pour les savants, l'aube et le crépuscule sont un seul phénomène et les Grecs pensaient de même, puisqu'ils les ésignaient d'un mot que l'on qualifiait autrement selon qu'il s'agissait du soir ou du matin. Cette confusion exprime bien e prédominant souci des spéculations théoriques et une singulière négligence de l'aspect concret des choses. Qu'un point uelconque de la terre se déplace par un mouvement indivisible entre la zone d'incidence des rayons solaires et celle où la umière lui échappe ou lui revient, cela se peut. Mais en réalité, rien n'est plus différent que le soir et le matin. Le lever du jour est un prélude, son coucher, une ouverture qui se produirait à la fin au lieu du commencement comme dans les vieux péras. Le visage du soleil annonce les moments qui vont suivre, sombre et livide si les premières heures de la matinée doivent être pluvieuses ; rose, léger, mousseux quand une claire lumière va briller. Mais, de la suite du jour, l'aurore ne réjuge pas. Elle engage l'action météorologique et dit : il va pleuvoir, il va faire beau. Pour le coucher du soleil, c'est utre chose ; il s'agit d'une représentation complète avec un début, un milieu et une fin. Et ce spectacle offre une sorte d'image en réduction des combats, des triomphes et des défaites qui se sont succédé pendant douze heures de façon palpable, mais aussi plus ralentie. L'aube n'est que le début du jour ; le crépuscule en est une répétition. Voilà pourquoi les hommes prêtent plus d'attention au soleil couchant qu'au soleil levant ; l'aube ne leur fournit qu'une indication supplémentaire à celles du thermomètre, du baromètre et - pour les moins civilisés - des phases de la lune, du vol des oiseaux ou des oscillations des marées. Tandis qu'un coucher de soleil les élève, réunit dans de mystérieuses configurations les péripéties du vent, du froid, et de la chaleur ou de la pluie dans lesquels leur être physique a été ballotté. Les jeux de la conscience peuvent aussi se lire dans ces constellations cotonneuses. Lorsque le ciel commence à s'éclairer des lueurs du couchant (ainsi que, dans certains théâtres, ce sont de brusques illuminations de la rampe, et non pas les trois coups traditionnels, qui annoncent le début du spectacle) le paysan suspend sa marche au long du sentier, le pêcheur retient sa barque et le sauvage cligne de l'oeil, assis près d'un feu pâlissant. Se souvenir est une grande volupté pour l'homme, mais non dans la mesure où la mémoire se montre littérale, car peu accepteraient de vivre à nouveau les fatigues et les souffrances qu'ils aiment pourtant à se emémorer. Le souvenir est la vie même, mais d'une autre qualité. Aussi est-ce quand le soleil s'abaisse vers la surface olie d'une eau calme, telle l'obole d'un céleste avare, ou quand son disque découpe la crête des montagnes comme une feuille dure et dentelée, que l'homme trouve par excellence, dans une courte fantasmagorie, la révélation des forces paques, des vapeurs et des fulgurations dont, au fond de lui-même et tout le long du jour, il a vaguement perçu les bscurs conflits. Il avait donc fallu que de bien sinistres luttes se livrent dans les âmes. Car l'insignifiance des événements extérieurs ne ustifiait aucune débauche atmosphérique. Rien n'avait marqué cette journée. Vers 16 heures - précisément à ce moment du jour où le soleil à mi-course perd déjà sa netteté, mais pas encore son éclat, où tout se brouille dans une épaisse lumière dorée qui semble accumulée à dessein pour masquer un préparatif - le Mendoza avait changé de route. À chacune des oscillations provoquées par une houle légère, on avait commencé à percevoir la chaleur avec plus d'insistance, mais la courbe décrite était si peu sensible qu'on pouvait prendre le changement de direction pour un faible accroissement du roulis. Nul, d'ailleurs, n'y avait prêté attention, rien ne ressemblant plus à un transfert géométrique qu'une traversée en haute mer. Aucun paysage n'est là pour attester la lente transition au long des latitudes, le franchissement des isothermes et des courbes pluviométriques. Cinquante kilomètres de route terrestre peuvent donner l'impression d'un changement de planète, mais 5 000 kilomètres d'océan présentent un visage immuable, au moins à l'oeil non exercé. Nulle préoccupation d'itinéraire, d'orientation, nulle connaissance des terres invisibles mais présentes derrière l'horizon rebondi, rien de cela ne tourmentait l'esprit des passagers. Il leur semblait être enfermés entre des parois restreintes, pour un nombre de jours fixé d'avance, non parce qu'il y avait une distance à vaincre, mais plutôt pour expier le privilège d'être transportés d'un bout à l'autre de la terre sans que leurs membres eussent à fournir un effort ; trop ramollis par de grasses matinées et de paresseux repas qui, depuis longtemps, avaient cessé d'apporter une jouissance sensuelle, mais devenaient une distraction escomptée (et encore à condition de la prolonger outre mesure) pour meubler le vide des journées. L'effort, du reste, il n'y avait rien pour l'attester. On savait bien que, quelque part au fond de cette grande boîte se trouvaient des machines et des hommes tout autour, qui les faisaient fonctionner. Mais ils ne se souciaient pas de recevoir des visites, les passagers de leur en faire, ni les officiers d'exhiber ceux-ci pour ceux-là ou inversement. Restait à se traîner autour de la carcasse où le travail du matelot solitaire décochant quelques touches de peinture sur une manche-à-air, les gestes économes des stewards en treillis bleu propulsant une loque humide dans le corridor des premières, offraient seuls la preuve du glissement régulier des milles dont on entendait vaguement le clapotis en bas de la coque rouillée. À 17 h 40, le ciel, du côté de l'ouest, semblait encombré par un édifice complexe, parfaitement horizontal en dessous, à l'image de la mer dont on l'eût cru décollé par un incompréhensible exhaussement au-dessus de l'horizon, ou encore par l'interposition entre eux d'une épaisse et invisible plaque de cristal. À son sommet s'accrochaient et se suspendaient vers le zénith, sous l'effet de quelque pesanteur renversée, des échafaudages instables, des pyramides boursouflées, des bouillonnements figés dans un style de moulures qui eussent prétendu représenter des nuages, mais auxquelles les nuages ressembleraient eux-mêmes pour autant qu'ils évoquent le poli et la ronde-bosse du bois sculpté et doré. Cet amas confus qui masquait le soleil se détachait en teintes sombres avec de rares éclats, sauf vers le haut où s'envolaient des flammèches. Plus haut encore dans le ciel, des diaprures blondes se dénouaient en sinuosités nonchalantes qui semblaient sans matière et d'une texture purement lumineuse. En suivant l'horizon vers le nord on voyait le motif principal s'amincir, s'enlever dans un égrènement de nuages derrière quoi, très loin, une barre plus haute se dégageait, effervescente au sommet ; du côté le plus proche du soleil - cependant encore invisible - la lumière bordait ces reliefs d'un vigoureux ourlet. Plus au nord, les modelés disparaissaient et il n'y avait plus que la barre elle-même, terne et plate, qui s'effaçait dans la mer. Au sud, la même barre encore surgissait, mais surmontée de grandes dalles nuageuses reposant comme des dolmens cosmologiques sur les crêtes du support. Quand on tournait franchement le dos au soleil et qu'on regardait vers l'est, on apercevait enfin deux groupes superposés de nuages, étirés dans le sens de la longueur et détachés comme à contre-jour par l'incidence des rayons solaires sur un arrière-plan de rempart mamelu et ventripotent, mais tout aérien et nacré de reflets roses, mauves et argentés. Pendant ce temps, derrière les célestes récifs obstruant l'occident, le soleil évoluait lentement ; à chaque progrès de sa chute, quelqu'un de ses rayons crevait la masse opaque ou se frayait un passage par des voies dont le tracé, à l'instant où