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L' ami est-il un autre soi-même ?

Publié le 20/09/2005

Extrait du document

Il faut bien comprendre que le problème n'est pas celui-là. Il est de comprendre comment je me dédouble, comment je me décentre. L'expérience d'autrui est toujours celle d'une réplique de moi, d'une réplique à moi. La solution est à chercher du côté de cette étrange filiation qui pour toujours fait d'autrui mon second, même quand je le préfère à moi et me sacrifie à lui. C'est au plus secret de moi-même que se fait l'étrange articulation avec autrui ; le mystère d'autrui n'est pas autre que le mystère de moi-même. 3. TRANSITION Avec mon ami je tisse des liens : je suis lié à celui est mon ami. Un tellien ne se fait-il que dans l'identité et les ressemblances que je trouve en lui ? Mon ami n'est pas celui qui est autre que moi ? III.

INTRODUCTION

Mon ami est celui en qui j'ai confiance, mon confident, mon plus proche. Mon ami se présente parfois comme celui qui me ressemble le plus : j'ai des points communs et des affinités avec autrui qui est mon ami. Si un véritable ami est une douce chose, qui est cet ami ? Qui est mon ami ? Qui est cet autre que je vois, dans ces liens très forts qu'est l'amitié, comme le plus proche de moi, celui qui me comprend ? L'ami est-il un autre soi-même ? Comment saisir ce rapport entre identité et différence dans mes liens avec l'autre ?

PROPOSITION DE PLAN

I. Amis, amitiés et familiarités : travail définitionnel

1. «Parce que c'était lui, parce que c'était moi.«

Texte Essais (1580-1595), livre Ier, chapitre XXVIII, d'après l'édition de 1595

Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant : «Parce que c'était lui, parce que c'était moi.«

Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Il écrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence1, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits, et lui de quelques années de plus)2, elle n'avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi. Ce n'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.

1 - Notre intelligence : notre entente. 2 - Montaigne avait alors 25 ans, La Boétie 28.

2. L'homme tend naturellement vers l'amitié

Texte Rousseau Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), note IX

Les hommes sont méchants; une triste et continuelle expérience dispense de la preuve; cependant l'homme est naturellement bon, je crois l'avoir démontré. Qu'est-ce donc qui peut l'avoir dépravé à ce point sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu'il a faits et les connaissances qu'il a acquises ? Qu'on admire tant qu'on voudra la société humaine, il n'en sera pas moins vrai qu'elle porte nécessairement les hommes à s'entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables. Que peut-on penser d'un commerce où la raison de chaque particulier lui dicte des maximes directement contraires à celles que la raison publique prêche au corps de la société et où chacun trouve son compte dans le malheur d'autrui ? Il n'y a peut-être pas un homme aisé à qui des héritiers avides et souvent ses propres enfants ne souhaitent la mort en secret, pas un vaisseau en mer dont le naufrage ne fût une bonne nouvelle pour quelque négociant, pas une maison qu'un débiteur ne voulût voir brûler avec tous les papiers qu'elle contient, pas un peuple qui ne se réjouisse des désastres de ses voisins. C'est ainsi que nous trouvons notre avantage dans le préjudice de nos semblables, et que la perte de l'un fait presque toujours prospérité de l'autre. Mais ce qu'il y de plus dangereux encore, c'est que les calamités publiques font l'attente et l'espoir d'une multitude de particuliers. Les uns veulent des maladies, d'autres la mortalité, d'autres la guerre, d'autres la famine; j'ai vu des hommes affreux pleurer de douleur aux apparences d'une année fertile, et le grand et funeste incendie de Londres, qui coûta la vie ou les biens à tant de malheureux, fit peut-être la fortune à plus de dix mille personnes. Je sais que Montaigne blâme l'Athénien Démades d'avoir fait punir un ouvrier qui vendant fort cher des cercueils gagnait beaucoup à la mort des citoyens, mais la raison que Montaigne allègue étant qu'il faudrait punir tout le monde, il est évident qu'elle confirme les miennes. Qu'on pénètre donc au travers de nos frivoles démonstrations de bienveillance ce qui se passe au fond des coeurs et qu'on réfléchisse à ce que doit être un état de choses où tous les hommes sont forcés de se caresser et de se détruire mutuellement et où ils naissent ennemis par devoir et fourbes par intérêt. Si l'on me répond que la société est tellement constituée que chaque homme gagne à servir les autres, je répliquerai que cela serait fort bien s'il ne gagnait encore plus à leur nuire. Il n'y a point de profit si légitime qui ne soit surpassé par celui qu'on peut faire illégitimement, et le tort fait au prochain est toujours plus lucratif que les services. Il ne s'agit donc plus que de trouver les moyens de s'assurer l'impunité, et c'est à quoi les puissants emploient toutes leurs forces, et les faibles toutes leurs ruses.

3. TRANSITION

Autrui est celui qui fait l'objet d'une rencontre surprenante et riche de contradictions. Autrui prend plusieurs figures :il peut être à la fois mon ami et mon ennemi. Mon ami est-il un autre soi même ? Mon ami est-il comme moi ? Jusqu'où va une telle identité ?

1 L'exemple de l'amour

Texte Gilles DELEUZE, Proust et les signes, P.U.F.,« Quadrige «, 2003, p. 14-15.

 Devenir amoureux, c'est individualiser quelqu'un par les signes qu'il porte ou qu'il émet. C'est devenir sensible à ces signes, en faire l'apprentissage (...). Il se peut que l'amitié se nourrisse d'observation et de conversation, mais l'amour naît et se nourrit d'interprétation silencieuse. L'être aimé apparaît comme un signe, une « âme «, il exprime un monde possible inconnu de nous. L'aimé implique, enveloppe, emprisonne un monde, qu'il faut déchiffrer, c'est-à-dire interpréter. Il s'agit même d'une pluralité de mondes ; le pluralisme de l'amour ne concerne pas seulement la multiplicité des êtres aimés, mais la multiplicité des âmes ou des mondes en chacun d'eux. Aimer, c'est chercher à expliquer, à développer ces mondes inconnus qui restent enveloppés dans l'aimé. C'est pourquoi il nous est si facile de tomber amoureux de femmes qui ne sont pas de notre « monde «, ni même de notre type. C'est pourquoi aussi les femmes aimées sont souvent liées à des paysages, que nous connaissons assez pour souhaiter leur reflet dans les yeux d'une femme, mais qui se reflètent alors d'un point de vue si mystérieux que ce sont pour nous comme des pays inaccessibles, inconnus (...).

Il y a donc une contradiction de l'amour. Nous ne pouvons pas interpréter les signes d'un être aimé sans déboucher dans ces mondes qui ne nous ont pas attendu pour se former, qui se formèrent avec d'autres personnes, et où nous ne sommes d'abord qu'un objet parmi les autres. L'amant souhaite que l'aimé lui consacre ses préférences, ses gestes et ses caresses. Mais les gestes de l'aimé, au moment même où ils s'adressent à nous et nous sont dédiés, expriment encore ce monde inconnu qui nous exclut. L'aimé nous donne des signes de préférence ; mais comme ces signes sont les mêmes que ceux qui expriment des mondes dont nous ne faisons pas partie, chaque préférence dont nous profitons dessine l'image du monde possible où d'autres seraient ou sont préférés. (...) La contradiction de l'amour consiste en ceci : les moyens sur lesquels nous comptons pour nous préserver de la jalousie sont les moyens mêmes qui développent cette jalousie, lui donnant une espèce d'autonomie, d'indépendance à l'égard de notre amour.

2. Autrui ne se présente jamais de face.

Texte M. Merleau-Ponty, La Prose du Monde, Gallimard, 1969, pp.185-188.

On ne remarque pas assez qu'autrui ne se présente jamais de face. Même quand, au plus fort de la discussion, je « fais face « à l'adversaire, ce n'est pas dans ce visage violent, grimaçant, ce n'est pas même dans cette voix qui vient vers moi à travers l'espace, que se trouve vraiment l'intention qui m'atteint. L'adversaire n'est jamais tout à fait localisé : sa voix, sa gesticulation, ses tics, ce ne sont que des effets, une espèce de mise en scène, une cérémonie. L'organisateur est si bien masqué, que je suis tout surpris quand mes réponses portent : le prestigieux porte-voix s'embarrasse, laisse tomber quelques soupirs, quelques chevrotements, quelques signes d'intelligence ; il faut croire qu'il y avait quelqu'un là-bas. Mais où ? Non pas dans cette voix trop pleine, non pas dans ce visage zébré de traces comme un objet usé. Pas davantage derrière cet appareil : je sais bien qu'il n'y a là que des « ténèbres bourrées d'organes «. Le corps d'autrui est devant moi - mais quant à lui, il mène une singulière existence : entre moi qui pense et ce corps, ou plutôt près de moi, de mon côté, il est comme une réplique de moi-même, un double errant, il hante mon entourage plutôt qu'il n'y paraît, il est la réponse inopinée que je reçois d'ailleurs, comme si par miracle les choses se mettaient à dire mes pensées, c'est toujours pour moi qu'elles seraient pensantes et parlantes, puisqu'elles sont choses et que je suis moi. Autrui, à mes yeux, est donc toujours en marge de ce que je vois et entends, il est de mon côté, il est à mon côté ou derrière moi, il n'est pas en ce lieu que mon regard écrase et vide de tout « intérieur «. Tout autre est un autre moi-même. Il est comme ce double que tel malade sent toujours à son côté, qui lui ressemble comme un frère, qu'il ne saurait jamais fixer sans le faire disparaître, et qui visiblement n'est qu'un prolongement au dehors de lui-même, puisqu'un peu d'attention suffit à le réduire. Moi et autrui sommes comme deux cercles presque concentriques, et qui ne se distinguent que par un léger et mystérieux décalage. Cet apparentement est peut-être ce qui nous permettra de comprendre le rapport à autrui, qui par ailleurs est inconcevable si j'essaie d'aborder autrui de face, et par son côté escarpé. Reste qu'autrui n'est pas moi, et qu'il faut bien en venir à l'opposition. Je fais l'autre à mon image, mais comment peut-il y avoir pour moi une image de moi ? Ne suis-je pas jusqu'au bout de l'univers, ne suis-je pas, à moi seul, coextensif à tout ce que je peux voir, entendre, comprendre ou feindre ? Comment, sur cette totalité que je suis, y aurait-il une vue extérieure ? D'où serait-elle donc prise ? C'est bien pourtant ce qui arrive quand autrui m'apparaît. A cet infini que j'étais quelque chose encore s'ajoute, un surgeon pousse, je me dédouble, j'enfante, cet autre est fait de ma substance, et cependant ce n'est plus moi. Comment cela est-il possible ? Comment le je pense pourrait-il émigrer hors de moi, puisque c'est moi ? Les regards que je promenais sur le monde comme l'aveugle tâte les objets de son bâton, quelqu'un les a saisis par l'autre bout, et les retourne contre moi pour me toucher à mon tour. Je ne me contente plus de sentir : je sens qu'on me sent, et qu'on me sent en train de sentir, et en train de sentir ce fait même qu'on me sent... Il ne faut pas seulement dire que j'habite désormais un autre corps : cela ne ferait qu'un second moi-même, un second domicile pour moi. Mais il y a un moi qui est autre, qui siège ailleurs et me destitue de ma position centrale, quoique, de toute évidence, il ne puisse tirer que de sa filiation sa qualité de moi. Les rôles du sujet et de ce qu'il voit s'échangent et s'inversent : je croyais donner à ce que je vois son sens de chose vue, et l'une de ces choses soudain se dérobe à cette condition, le spectacle en vient à se donner lui-même un spectateur qui n'est pas moi, et qui est copié sur moi. Comment cela est-il possible ? Comment puis-je voir quelque chose qui se mette à voir ?

Nous l'avons dit, on ne comprendra jamais qu'autrui apparaisse devant nous ; ce qui est devant nous est objet. Il faut bien comprendre que le problème n'est pas celui-là. Il est de comprendre comment je me dédouble, comment je me décentre. L'expérience d'autrui est toujours celle d'une réplique de moi, d'une réplique à moi. La solution est à chercher du côté de cette étrange filiation qui pour toujours fait d'autrui mon second, même quand je le préfère à moi et me sacrifie à lui. C'est au plus secret de moi-même que se fait l'étrange articulation avec autrui ; le mystère d'autrui n'est pas autre que le mystère de moi-même.

3. TRANSITION

Avec mon ami je tisse des liens : je suis lié à celui est mon ami. Un tellien ne se fait-il que dans l'identité et les ressemblances que je trouve en lui ? Mon ami n'est pas celui qui est autre que moi ?

III. Mon ami est celui qui constitue la substance du monde

1.    Autrui est l'expression d'un monde possible.

Texte G. Deleuze, « Michel Tournier et le monde sans autrui «, Logique du sens, Minuit, 1969, pp.354-357.

 

Le premier effet d'autrui, c'est, autour de chaque objet que je perçois ou de chaque idée que je pense, l'organisation d'un monde marginal, d'un manchon, d'un fond, où d'autres objets, d'autres idées peuvent sortir suivant des lois de transition qui règlent le passage des uns aux autres. Je regarde un objet, puis je me détourne, je le laisse rentrer dans le fond, en même temps que sort du fond un nouvel objet de mon attention. Si ce nouvel objet ne me blesse pas, s'il ne vient pas me heurter avec la violence d'un projectile (comme lorsqu'on se cogne contre quelque chose qu'on n'a pas vu), c'est parce que le premier objet disposait de toute une marge où je sentais déjà la préexistence des suivants, de tout un champ de virtualités et de potentialités que je savais déjà capable de s'actualiser. Or un tel savoir ou sentiment de l'existence marginale n'est possible que par autrui. « Autrui est pour nous un puissant facteur de distraction, non seulement parce qu'il nous dérange sans cesse et nous arrache à notre pensée intellectuelle, mais aussi parce que la seule possibilité de sa survenue jette une vague lueur sur un univers d'objets situés en marge de notre attention, mais capable à tout instant d'en devenir le centre. « [1] La partie de l'objet que je ne vois pas, je la pose en même temps comme visible pour autrui ; si bien que, lorsque j'aurai fait le tour pour atteindre à cette partie cachée, j'aurai rejoint autrui derrière l'objet pour en faire une totalisation prévisible. Et les objets derrière mon dos, je les sens qui bouclent et forment un monde, précisément parce que visibles et vus par autrui. Et cette profondeur pour moi, d'après laquelle les objets empiètent ou mordent les uns sur les autres ; et se cachent les uns derrière les autres, je la vis aussi comme étant une largeur possible pour autrui, largeur où ils s'alignent et se pacifient (du point de vue d'une autre profondeur). Bref, autrui assure les marges et transitions dans le monde. Il est la douceur des contiguïtés et des ressemblances. Il règle les transformations de la forme et du fond, les variations de profondeur. Il empêche les assauts par-derrière. Il peuple le monde d'une rumeur bienveillante. Il fait que les choses se penchent les unes vers les autres, et de l'une à l'autre trouvent des compléments naturels. Quand on se plaint de la méchanceté d'autrui, on oublie cette autre méchanceté plus redoutable encore, celle qu'auraient les choses s'il n'y avait pas d'autrui. Il relativise le non-su, le non-perçu ; car autrui pour moi introduit le signe du non-perçu dans ce que je perçois, me déterminant à saisir ce que je ne perçois pas comme perceptible pour autrui. En tous ces sens, c'est toujours par autrui que passe mon désir, et que mon désir reçoit un objet. Je ne désire rien qui ne soit vu, pensé, possédé par un autrui possible. C'est là le fondement de mon désir. C'est toujours autrui qui rabat mon désir sur l'objet.

Que se passe-t-il quand autrui fait défaut dans la structure du monde ? Seule règne la brutale opposition du soleil et de la terre, d'une lumière insoutenable et d'un abîme obscur : « la loi sommaire du tout ou rien «. Le su et le non-su, le perçu et le non-perçu s'affrontent absolument, dans un combat sans nuances ; « ma vision de l'île est réduite à elle-même, ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu, partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable « [2]. Monde cru et noir, sans potentialités ni virtualités : c'est la catégorie du possible qui s'est écroulée. Au lieu de formes relativement harmonieuses sortant d'un fond pour y rentrer suivant un ordre de l'espace et du temps, plus rien que des lignes abstraites, lumineuses et blessantes, plus rien qu'un sans-fond, rebelle et happant. Rien que des Éléments. Le sans-fond et la ligne abstraite ont remplacé le modelé et le fond. Tout est implacable. Ayant cessé de se tendre et de se ployer les uns vers les autres, les objets se dressent menaçants ; nous découvrons alors des méchancetés qui ne sont plus celles de l'homme. On dirait que chaque chose, ayant déposé son modelé, réduite à ses lignes les plus dures, nous gifle ou nous frappe par-derrière. L'absence d'autrui, c'est quand on se cogne, et que nous est révélée la vitesse stupéfiante de nos gestes. (...) Il n'y a plus de transitions ; finie la douceur des contiguïtés et des ressemblances qui nous permettaient d'habiter le monde. Plus rien ne subsiste que des profondeurs infranchissables, des distances et des différences absolues, ou bien au contraire d'insupportables répétitions, comme des longueurs exactement superposées. En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans L'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception ni un sujet qui me. Perçoit : c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait. Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé - le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore. Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe : en parlant, précisément. Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m'avait vu, qu'avais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? « L'amour ; la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l'exprime. [1] Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, folio, p. 36.

[2] Ibid., p.54

2.    Éloge de l'amitié et du bonheur

Texte Joseph Droz, Essai sur l'art d'être heureux, Chap. XIII

 

 [...] S'il est rare de trouver des amis, n'est-il pas à peu près aussi rare qu'on en cherche réellement. Je vois l'intérêt ou le plaisir rompre des noeuds légers, formés pour un seul jour, et j'entends accuser l'amitié, qui, cependant, leur était étrangère !

On aime son ami sans intérêt vulgaire, on l'aime pour en être aimé ; il fait partie de notre famille : un ami est un frère que nous avons choisi. [...]

Tous les échanges sont avantageux avec un être qu'on aime et dont on est aimé. S'il souffre, on partage ses peines ; mais la douleur qu'on ressent est adoucie par la certitude d'alléger la sienne, et par cette émotion qui naît dans notre âme aussitôt que nous remplissons un devoir. Lorsqu'à son tour on éprouve un revers, au lieu de se trouver seul avec le malheur, on reçoit des consolations si tendres, si touchantes qu'on cesse d'accuser le sort pour bénir l'amitié. [...]

Un ami est d'une autre nature que le reste des hommes. Ceux-ci nous dissimulent nos défauts, ou nous en font apercevoir avec malignité ; un ami nous en parle sans nous blesser ; il nous reproche nos fautes, et, dans le monde, il sait les excuser.

On ne sent à quel point il peut être cher qu'après avoir été longtemps le compagnon fidèle de sa bonne et de sa mauvaise fortune. Que d'émotions on éprouve en se livrant au souvenir des périls communs, si l'on a traversé avec lui les orages d'une longue révolution ! Ce n'est jamais sans attendrissement qu'on se dit : Nous avions mêmes pensées et mêmes espérances ; tel événement nous pénétra de joie, tel autre nous fit gémir. Unissant nos efforts, un jour nous parvînmes à sauver un infortuné ; il nous pressa tous deux ensemble dans ses bras. Bientôt des dangers nous menacèrent : il fallut fuir, le sort, nous sépara ; mais nous étions toujours présents l'un à l'autre. Il craignait pour moi, je craignais pour lui. Je lisais encore dans son âme ; je disais : Telle frayeur l'agite, il forme tel projet, il conçoit telle espérance. Enfin, nos peines ont disparu ; et combien le repos a de charmes ! nous le goûtons ensemble.

C'est une absurdité que de s'enorgueillir de la réputation d'un homme à qui l'on est uni par les liens du sang ; mais on peut être fier des rares qualités de son ami. Les noeuds qu'il a formés ne sont point l'ouvrage du hasard ; et, puisqu'on a mérité son estime, on lui ressemble au moins par les qualités du coeur.

Je prends une haute opinion de l'homme à qui j'entends exagérer ou les talents ou les vertus de ses amis. Il possède les qualités dont il parle, puisqu'il a besoin de les supposer à ceux qu'il aime. [...]

En révérant l'amitié, ne craignons point d'assigner le rang qu'elle doit occuper dans nos coeurs. Une femme est la véritable compagne de notre destinée, et l'amitié ne doit être que l'auxiliaire de l'amour. [...]

On ne profane point le nom d'ami en le donnant à plusieurs hommes, s'ils inspirent une haute estime, un tendre intérêt, si l'on ressent toutes leurs peines, tous leurs plaisirs, et si l'on est capable de dévouement envers eux. [...]

Oh ! pourquoi l'amour et l'amitié peuvent-ils cesser d'exister ? Pourquoi ne sont-ils pas éternels dans tous les coeurs ? Si l'on est trompé dans ses affections, le plus sûr moyen d'adoucir sa douleur est de former encore des résolutions généreuses pour conserver, pour exalter l'estime de soi-même. Si ton ami t'abandonne, si ta femme se rend indigne de ton amour, n'ajoute pas au poids de tes chagrins le fardeau de la haine ; qu'elle ne prenne jamais la place des sentiments qui faisaient ton bonheur : pardonne aux êtres dont tu fus aimé les peines qu'ils te causent, en te souvenant des jours qu'ils ont embellis pour toi. [...]

CONCLUSION

Mon ami est une véritable contradiction : il est à la fois comme moi et un autre que moi. L'altérité trahit des contradictions très fortes : mon ami est à la fois celui qui est proche de moi mais il peut être aussi celui qui le plus différent de moi. Entre identité et différence, le visage de mon ami surgit dans tous ses paradoxes.

 

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