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Arthur SCHOPENHAUER et l'égoïsme de l'Etat

Publié le 30/03/2005

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schopenhauer
L'État, ce chef-d'oeuvre de l'égoïsme intelligent et raisonné, ce total de tous les égoïsmes individuels, a remis les droits de chacun aux mains d'un pouvoir infiniment supérieur au pouvoir de l'individu, et qui le force à respecter le droit des autres. C'est ainsi que sont rejetés dans l'ombre l'égoïsme démesuré de presque tous, la méchanceté de beaucoup, la férocité de quelques-uns : la contrainte les tient enchaînés, il en résulte une apparence trompeuse. Mais que le pouvoir protecteur de l'État se trouve, comme il arrive parfois, éludé ou paralysé, on voit éclater au grand jour les appétits insatiables, la sordide avarice, la fausseté secrète, la méchanceté, la perfidie des hommes, et alors nous reculons, nous jetons les hauts cris, comme si nous nous heurtions à un monstre encore inconnu ; pourtant, sans la contrainte des lois, sans le besoin que l'on a de l'honneur et de la considération, toutes ces passions triompheraient chaque jour. Il faut lire les causes célèbres, l'histoire des temps d'anarchie pour savoir ce qu'il y a au fond de l'homme, ce que vaut sa moralité ! Ces milliers d'êtres qui sont là sous nos yeux, s'obligeant mutuellement à respecter la paix, au fond ce sont autant de tigres et (le loups, qu'une forte muselière empêche seule de mordre. Supposez la force publique supprimée, la muselière enlevée, vous reculeriez d'effroi devant le spectacle qui s'offrirait à vos yeux, et que chacun imagine aisément ; n'est-ce pas avouer combien vous faites peu de fond sur la religion, la conscience, la morale naturelle, quel qu'en soit le fondement ? C'est alors cependant qu'en face des sentiments égoïstes, antimoraux, livrés à eux-mêmes, on verrait aussi le véritable instinct moral dans l'homme se révéler, déployer sa puissance, et montrer ce qu'il peut faire ; et l'on verrait qu'il y a autant de variété dans les caractères moraux qu'il y a (le variétés d'intelligence, ce qui n'est pas peu dire. Arthur SCHOPENHAUER (1788-1860)
schopenhauer

« Tout comme il avait démystifié une vision excessivement optimiste de l'État, Schopenhauer va maintenantdémystifier une vision trop optimiste de l'homme.

La philosophie des Lumières croyait que par l'éducation et parla culture, on parviendrait à produire un homme nouveau, civilisé, capable de prendre son destin en mains, tantsur le plan individuel que politique.

La notion allemande de Bildung, de « formation », résume bien cette idée :l'éducation ne se contente pas d'apporter des connaissances, elle forme l'homme, le façonne de façonirréversible.

Tous ses instincts sont socialisés, domestiqués, en un mot humanisés.

C'est cet idéal queSchopenhauer entend réfuter : les instincts égoïstes de l'homme sont « rejetés dans l'ombre »,la contrainte les tient enchaînés » : ils sont non pas détruits ou même atténués mais simplement bridés,inhibés, tenus en respect par la contrainte de la loi.

« Il en résulte une apparence trompeuse », celle de leurdisparition, alors qu'ils sont simplement contrariés, empêchés de se manifester au grand jour.

L'illusion consisteà croire que l'homme est susceptible d'être civilisé, domestiqué, alors qu'il ne peut qu'être tenu en respect parune puissance contraignante : celle de l'État.Le paragraphe suivant en fournit la preuve : dès que l'État relâche un tant soit peu sa contrainte, soit qu'il setrouve affaibli, soit que sa vigilance soit prise en défaut, et l'on assiste à un nouveau déchaînement deviolence et de barbarie, qui n'a rien à envier à ceux des siècles précédents ou à ceux des États moins «civilisés ».

Nous feignons alors de nous étonner : « nous jetons les hauts cris, comme si nous nous heurtions àun monstre encore inconnu ».

Ce monstre, c'est l'homme, c'est notre voisin, c'est nous-mêmes.

Nous côtoyonschaque jour des bêtes féroces et carnassières simplement tenues en respect par la puissance de l'État.

Plus :ce fauve, ce « loup » et ce « tigre » sommeillent en chacun de nous, n'attendant qu'une occasion pour sedéchaîner.

Nous n'avons donc pas à nous illusionner sur les bienfaits de la civilisation : « La civilisation n'estqu'une mince pellicule au-dessus d'un chaos brûlant », écrit Schopenhauer dans un autre texte.

Sous le «citoyen » sommeille toujours la bête féroce.

Quel est alors le rôle de l'État ? Il est à la fois modeste et redoutable.

Modeste car il n'a pas pour tâche detransformer l'homme, de le façonner, de forger un homme nouveau ; redoutable, car il lui faut constammenttenir en respect cette bête féroce : l'homme.

« L'État n'est que la muselière dont le but est de rendreinoffensive cette bête carnassière, l'homme, et de faire en sorte qu'il ait l'aspect d'un herbivore », écritSchopenhauer.

L'État n'est rien d'autre que l'équilibre de fauves ou de rapaces qui se tiennent mutuellement enrespect.

La muselière elle-même c'est aussi aux terribles instincts humains que nous la devons. Certes l'histoire est le lieu où se produisent des événements qui sont le fruit des passions humaines quis'entrechoquent.

mais fondamentalement.

dans et par l'histoire.

il ne se passe rien.

L'histoire n'est pas leprocessus par lequel advient progressivement une humanité raisonnable, comme le croyait Kant, ou bien parlequel s'établit le règne de la liberté dans le monde, comme le croyait Hegel, ou encore à travers lequel seprépare, comme le croira Marx plus tard, l'avènement d'une société sans classes.

L'homme ne change pas, lanature humaine demeure toujours la même, l'homme est et reste un loup pour l'homme.

L'État ne peut dépérirou disparaître, comme l'espérera le même Marx, il ne peut préparer les conditions qui le rendraient finalementinutile pour que la société, c'est-à-dire les hommes eux-mêmes, prenne en charge son propre destin.

Qu'ilvienne à relâcher un instant sa vigilance, et aussitôt resurgira la même bête carnassière dont toutes lespériodes de troubles nous livrent des exemples.

L'homme civilisé des xix et xx siècles n'est pas moins prompt às'abandonner à la barbarie qui l'habite que celui des siècles qui ont précédé.

L'État n'est qu'un artifice et nepeut être rien d'autre, il n'est que le maintien artificiel de la cohésion sociale. L'existence d'une force coercitive nous masque de quoi l'homme est capable, dans le meilleur comme dans lepire.

La nature humaine ne peut pas se donner libre cours, aller jusqu'au bout de sa logique, parce qu'elle esttenue en respect par la puissance de l'État.

C'est pourquoi nous ne pouvons guère savoir, et pouvons à peineimaginer, de quoi l'homme serait capable s'il était livré à lui-même.

Hobbes et Rousseau, tentant d'imaginerl'homme dans l'état de nature, se livrent à de pures spéculations.

Toutefois comme eux, et contrairement àAristote qui pensait que l'homme ne recevait son humanité que par son appartenance à une Cité, à un État,Schopenhauer pense que c'est en l'absence de tout État que la nature humaine pourrait donner sa pleinemesure, et ce pour le meilleur comme pour le pire.

Certes les pires instincts présents en l'homme se donneraientlibre cours sans aucune retenue, mais la véritable moralité se trouverait, par là même, libérée en même temps.Cette véritable moralité, qui s'oppose à la moralité factice du règne dans un État civilisé, n'aurait rien à voiravec la peur du gendarme, de la loi, de la sanction ou même simplement de la réprobation sociale, puisque plusrien de tout cela n'aurait cours.

Chaque homme serait, comme le Gygès du mythe de Platon, assuré del'impunité par son invisibilité, et se trouverait par là même directement confronté à sa vraie nature, à ladiversité de ses instincts, à ses désirs.

Chacun de nous.

dans l'État, peut ignorer, du moins en partie, la bêteféroce qui l'habite, et que Freud nous apprendra plus tard au moins à entrevoir. Parce que l'État nous protège et nous bride, nous ignorons de quoi l'homme est capable, en bien comme enmal.

Gardons-nous surtout de croire que l'homme soit en train de s'améliorer, de se civiliser, et donc que l'onpuisse se passer un jour de la puissance de l'État.

On ne peut libérer le meilleur en l'homme qu'en libérant enmême temps le pire.. »

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