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Article de presse: L'Espagne devant Burgos

Publié le 22/02/2012

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28 décembre 1970 - Alors que le procès de Burgos divise l'opinion et soulève une grande vague de protestations en Europe, Marcel Niedergang se rend en Espagne et en rapporte un long reportage dont nous extrayons les passages suivants. " La campagne qui s'est développée à l'étranger contre l'Espagne, à l'occasion du procès de Burgos, est insensée. Toutes les limites ont été dépassées. Est-ce que nous nous sommes permis, nous autres, d'intervenir ainsi pendant la guerre d'Algérie ou lors de l'affaire Ben Barka...? " Notre interlocuteur, un colonel qui est l'un des plus proches collaborateurs du général Diez Alegria, chef d'état-major de l'armée espagnole, ne tente même pas de dissimuler son irritation derrière sa courtoisie castillane. Le mécontentement du collaborateur du général Diez Alegria, alors que le procès de Burgos trouble, en les divisant parfois, toutes les familles espagnoles, reflète un état d'esprit largement répandu dans une importante fraction des classes moyennes. Faire état de " complot " à propos des réunions discrètes de capitaines qui se sont multipliées dans toute l'Espagne d'août à aujourd'hui est peut-être excessif. Mais une personnalité madrilène qui a toujours été parfaitement informée du dessous des cartes n'hésite pas à parler d' " associations secrètes de jeunes officiers ". Il ne s'est agi, tout d'abord, que de réunions amicales entre officiers du même âge. L'affaire Matesa et ses implications politiques ont constitué un thème de débat essentiel. Le découvert est d'importance : 10 milliards de pesetas, soit 800 millions de francs français, de crédits publics à l'exportation ont été en partie détournés par le directeur de Matesa, M. Juan Vila Reyes, dont les liens amicaux avec les dirigeants ont été révélés. Trois anciens ministres ont déjà été impliqués par les Cortès et la Cour suprême. D'autres, actuellement en service, risquent de subir le même sort. On ne saurait donc s'étonner que de jeunes militaires, pauvres et exigeants, s'irritent de découvrir cet abîme. Les " réunions de capitaines " prennent une telle ampleur qu'elles ne restent pas longtemps ignorées des capitaines-généraux et de tous ceux, civils ou militaires, qui ont gardé le " coeur gros " de ce remaniement ministériel d'octobre 1969, grâce auquel est arrivée au pouvoir une équipe que les Espagnols eux-mêmes, par un souci excessif de simplification, qualifient de " technocrates de l'Opus Dei ". On déplore le " climat de trouble " qui se développe dans le pays. Le procès de Burgos ne crée pas à proprement parler de divisions dans l'armée. Il exacerbe des griefs convergents. Au Pays basque, la grève, au début de décembre, a été suivie par une large fraction de la population, notamment dans la région de Saint-Sébastien. Des manifestations contre Burgos se multiplient dans d'autres provinces et même en Andalousie, réputée plus paisible. A Madrid, des commandos d'étudiants déferlent dans les rues du centre en criant : " Liberté ! Liberté ! " Ils cassent des vitres, s'attaquent aux voitures, perturbent la circulation et disparaissent rapidement. A Barcelone, la police armée n'intervient que mollement contre des milliers de manifestants qui viennent hurler jusque sur la place de Catalogne et briser les vitrines de boutiques de luxe de la rue Tuset, la plus " in " de la capitale catalane. C'est, dit-on, que le ministre de l'intérieur, M. Tomas Caricano Goni, est " catalan de coeur ", bien que né à Pampelune. Il aurait donné des " consignes de modération " à la police armée. " Franco oui, Opus non " Le 14 décembre, à 20 heures, un conseil des ministres extraordinaire (c'est sans doute la première fois depuis la guerre civile qu'il se réunit à cette heure-là et dans de telles conditions) décrète la suspension de l'article 18 du fuero pendant six mois sur l'ensemble du territoire. C'est moins que la proclamation de l'état d'exception. Combien sont-ils, depuis deux semaines, dans ces manifestations de soutien à Franco et aux forces armées ? C'est à Burgos, première capitale du franquisme, redevenue plus de trente ans après la guerre civile le point de mire de l'Espagne et du monde, que le mouvement s'est amorcé. Ils étaient, selon les journaux espagnols, quarante mille à lever le bras et à chanter l'hymne phalangiste, Cara al sol, sous le balcon du capitaine-général Tomas Garcia Rebull. A Madrid, le 17 décembre, place d'Orient, devant ce sévère palais royal qui n'avait pas servi depuis bien longtemps, les quotidiens phalangistes en ont compté un demi-million. " En comptant largement il y avait cent mille manifestants à Madrid ", tel est l'avis unanime des diplomates étrangers, qui ont naturellement dépêché leurs conseillers place d'Orient. " C'est cinq fois moins que les chiffres officiels. On peut sans doute tenir le même raisonnement pour les manifestations dans les autres villes ". Tout indique que le gouvernement de Madrid, pris au dépourvu par les répercussions inattendues du procès de Burgos, n'a pas réellement souhaité ce déferlement de " manifestations de soutien " à travers toute la péninsule. Qu'il le présente aujourd'hui comme une " preuve éclatante de la stabilité du régime " et de " l'unité profonde du peuple espagnol " est bien naturel. Mais l'important n'est pas dans le décompte, plus ou moins objectif, du nombre d'hommes et de femmes qui sont descendus dans la rue. L'essentiel n'est pas l'ampleur, mais la nouveauté du phénomène et surtout sa signification politique profonde. " C'est stupéfiant. Je croyais assister aux actualités d'avant-guerre. J'ai vu le fascisme... " Cette remarque d'un diplomate, en poste à Madrid, s'explique aisément. Bras levés, hymnes phalangistes, paroles de Cara al sol, que son auteur, le poète Dionisio Ridruejo, a pourtant reniées, banderoles nationales, hommage à José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange et admirateur des régimes totalitaires, rappel orgueilleux de la collaboration militaire avec les puissances de l'Axe, condamnation virulente et parfois grossière des prises de position des " soi-disant démocraties occidentales " : toutes ces images d'un passé défraîchi et ces slogans d'un nationalisme agressif font, certes, réfléchir. Mais il convient de dépasser les apparences et d'écarter cette écume superficielle. Il n'y a pas que des " soldats en civil " et des " vieilles chemises " dans ces foules paisibles ou bouleversées. Les opposants, à leur tour, sont tentés par le manichéisme. L'Espagne ne connaît pas la mesure, mais seulement la passion. Paradoxalement, la base sociale du régime franquiste n'a cessé de se rétrécir depuis quatre ans : les bourgeois libéraux murmurent, les universités contestent et les groupuscules marxistes s'y agitent beaucoup, les commissions ouvrières se renforcent et placent les syndicats officiels sur la défensive, l'Eglise, enfin touchée par le concile Vatican II et les admonestations pressantes de Rome, ne soutient plus le régime que du bout des lèvres, les phalangistes écartés des premiers rangs sont amers, l'armée enfin, dernier pilier solide, paraît ébranlée... C'est à ce moment que des foules, pour la première fois depuis trente ans, descendent dans la rue et acclament Franco. Une totale confusion C'est que l'ambiguïté et la confusion sont totales. Considérée par certaines personnalités espagnoles comme la " seconde phase du plan des militaires ", la " noria " des manifestations franquistes exprime aussi l'ambition de quelques-uns et l'inquiétude de beaucoup. Aujourd'hui, le malentendu est total entre l'opinion espagnole et les opinions publiques de la majorité des pays occidentaux, en particulier la France. Insuffisamment informé par une presse qui a retrouvé la timidité et les contraintes d'avant la loi adoptée au temps de M. Fraga Iribarne, parfaitement conditionné par une télévision nationale qui n'a certes pas de leçons de propagande à apprendre de l'étranger, l'Espagnol moyen, sauf dans une certaine mesure en Catalogne et au Pays basque, ne retient de la campagne de solidarité étrangère que les aspects qui lui paraissent excessifs ou ridicules. L'hypothèse d' " un coup d'Etat débouchant sur une situation à la grecque " n'est pas prise au sérieux dans la capitale espagnole. " Il n'est pas possible, déclarait le Caudillo devant le Conseil national du mouvement, en novembre 1967, de remplacer ce régime par un autre. C'est l'armée qui assurera la succession régulière à la tête de l'Etat ". Il y a seulement un an, cette succession paraissait ne plus poser de problèmes. Le prince Juan Carlos, choisi par Franco, choyé par le régime, pouvait compter sur un gouvernement de fidèles bien disposés à son endroit. Aujourd'hui, tout paraît plus sombre et plus incertain. Le prince lui-même semble troublé. Il a, ces dernières semaines, demandé l'avis de personnalités qui ne sont pas toutes du régime. " Dites-moi franchement. Que faut-il penser de tout cela ?... " L'aggravation des conflits La charge de plastic a disloqué l'un des murs de la sacristie. Le christ, dans la pièce nue où flotte encore une odeur de brûlé, est de guingois. Dans la salle voisine, des tables et des bancs à demi consumés ont été entassés. Le R.P. Agustin Daura, qui fête aujourd'hui ses six années comme prêtre-ouvrier dans la paroisse de San-Cristobal de Tarrasa, près de Barcelone, contemple les dégâts avec un détachement apparent. D'autres accrochages sont signalés. A Barcelone, un commando du Christ-Roi a renversé les voitures de deux prêtres qui avaient autorisé des messes spéciales pour les seize nationalistes basques condamnés par le conseil de guerre de Burgos. A Carthagène, un prêtre a été arrêté. Il travaillait dans une entreprise de la région. Au Pays basque, dans les Asturies, à Séville, d'autres religieux font état de menaces. Mais c'est aussi dans le Pays basque que les habitants d'un village se sont enfermés dans l'église pour obtenir le départ d'un curé " révolutionnaire ". L'Espagne céderait-elle à ce vertige oublié qui dressait la moitié d'un village contre l'autre moitié ? L'image d'une Espagne officielle sur la défensive et de forces " libérales " ou " révolutionnaires " prêtes à descendre dans la rue ou à déclencher une grève générale ne résiste pas à un examen, même superficiel. En décembre 1970, le risque le plus évident pour le régime, mis en lumière par le procès de Burgos, est celui d'une aggravation des conflits qui se développent au sein du système franquiste. Un entretien avec des dirigeants de commissions ouvrières à Madrid ou dans la banlieue industrielle de Barcelone ne peut que confirmer cette impression. Les dirigeants ouvriers, membres de syndicats semi-clandestins, avaient réussi, depuis la fin de l'état d'exception en 1969, à reconstituer leurs organisations. Ils ont même été capables, l'été dernier, de rassembler à Madrid des délégués de toutes les provinces. Ils paraissent d'accord, aujourd'hui, pour ne pas risquer une dislocation ou un démantèlement de leurs organisations comme cela avait été le cas en 1969, après la proclamation de l'état d'exception. La suspension de l'article 18 du fuero, qui permet à la police de prolonger indéfiniment la garde à vue, leur paraît autrement redoutable qu'aux membres connus de l'opposition libérale. " Si un avocat, un journaliste ou un professeur d'université sont arrêtés, il est possible d'alerter l'opinion. Dans le cas d'un dirigeant ouvrier, c'est bien plus difficile. Et cela représente des mois d'un travail patient. " Tous ceux qui, en Espagne, suivent attentivement l'évolution du monde ouvrier estiment que " les conditions de lutte dans les entreprises " ainsi que " la permanence des efforts demandés aux cadres des mouvements semi-clandestins " ont permis au Parti communiste espagnol de renforcer son influence au sein des Commissions ouvrières depuis deux ans. Prêtres-ouvriers, clergé contestataire, dirigeants de commissions ouvrières, évêques ayant osé mettre en doute la " légalité " du procès de Burgos, bourgeoisies libérales de Barcelone, de Madrid, de Bilbao, de Séville, étudiants protestant contre le " caciquisme ", le mandarinat et des structures politiques d'un autre âge, avocats, architectes, ingénieurs, médecins, diplomates, politiciens revendiquant des " libertés européennes " : l'opposition démocratique existe en Espagne. Elle a même gagné de nouveaux secteurs de la société. Mais ceux qui osent s'engager ouvertement sont en petit nombre. La crainte, l'indifférence ou la résignation sont l'apanage de la majorité. Entre cette opposition multiforme et l'appareil solidement structuré du régime, une notable fraction des classes moyennes, plus sensibles à la liberté de déplacement qu'à la liberté d'expression, souhaite naturellement une " défense de l'ordre à tout prix ", qu'elle associe au régime. On le voit bien avec le procès de Burgos... MARCEL NIEDERGANG Le Monde du 29-30 décembre 1970
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« réellement souhaité ce déferlement de " manifestations de soutien " à travers toute la péninsule.

Qu'il le présente aujourd'huicomme une " preuve éclatante de la stabilité du régime " et de " l'unité profonde du peuple espagnol " est bien naturel.

Maisl'important n'est pas dans le décompte, plus ou moins objectif, du nombre d'hommes et de femmes qui sont descendus dans larue.

L'essentiel n'est pas l'ampleur, mais la nouveauté du phénomène et surtout sa signification politique profonde. " C'est stupéfiant.

Je croyais assister aux actualités d'avant-guerre.

J'ai vu le fascisme...

" Cette remarque d'un diplomate, enposte à Madrid, s'explique aisément.

Bras levés, hymnes phalangistes, paroles de Cara al sol, que son auteur, le poète DionisioRidruejo, a pourtant reniées, banderoles nationales, hommage à José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange etadmirateur des régimes totalitaires, rappel orgueilleux de la collaboration militaire avec les puissances de l'Axe, condamnationvirulente et parfois grossière des prises de position des " soi-disant démocraties occidentales " : toutes ces images d'un passédéfraîchi et ces slogans d'un nationalisme agressif font, certes, réfléchir.

Mais il convient de dépasser les apparences et d'écartercette écume superficielle.

Il n'y a pas que des " soldats en civil " et des " vieilles chemises " dans ces foules paisibles oubouleversées.

Les opposants, à leur tour, sont tentés par le manichéisme.

L'Espagne ne connaît pas la mesure, mais seulement lapassion. Paradoxalement, la base sociale du régime franquiste n'a cessé de se rétrécir depuis quatre ans : les bourgeois libérauxmurmurent, les universités contestent et les groupuscules marxistes s'y agitent beaucoup, les commissions ouvrières se renforcentet placent les syndicats officiels sur la défensive, l'Eglise, enfin touchée par le concile Vatican II et les admonestations pressantesde Rome, ne soutient plus le régime que du bout des lèvres, les phalangistes écartés des premiers rangs sont amers, l'armée enfin,dernier pilier solide, paraît ébranlée...

C'est à ce moment que des foules, pour la première fois depuis trente ans, descendent dansla rue et acclament Franco. Une totale confusion C'est que l'ambiguïté et la confusion sont totales.

Considérée par certaines personnalités espagnoles comme la " seconde phasedu plan des militaires ", la " noria " des manifestations franquistes exprime aussi l'ambition de quelques-uns et l'inquiétude debeaucoup.

Aujourd'hui, le malentendu est total entre l'opinion espagnole et les opinions publiques de la majorité des paysoccidentaux, en particulier la France. Insuffisamment informé par une presse qui a retrouvé la timidité et les contraintes d'avant la loi adoptée au temps de M.

FragaIribarne, parfaitement conditionné par une télévision nationale qui n'a certes pas de leçons de propagande à apprendre del'étranger, l'Espagnol moyen, sauf dans une certaine mesure en Catalogne et au Pays basque, ne retient de la campagne desolidarité étrangère que les aspects qui lui paraissent excessifs ou ridicules. L'hypothèse d' " un coup d'Etat débouchant sur une situation à la grecque " n'est pas prise au sérieux dans la capitaleespagnole.

" Il n'est pas possible, déclarait le Caudillo devant le Conseil national du mouvement, en novembre 1967, deremplacer ce régime par un autre.

C'est l'armée qui assurera la succession régulière à la tête de l'Etat ". Il y a seulement un an, cette succession paraissait ne plus poser de problèmes.

Le prince Juan Carlos, choisi par Franco, choyépar le régime, pouvait compter sur un gouvernement de fidèles bien disposés à son endroit.

Aujourd'hui, tout paraît plus sombreet plus incertain. Le prince lui-même semble troublé.

Il a, ces dernières semaines, demandé l'avis de personnalités qui ne sont pas toutes durégime. " Dites-moi franchement.

Que faut-il penser de tout cela ?...

" L'aggravation des conflits La charge de plastic a disloqué l'un des murs de la sacristie.

Le christ, dans la pièce nue où flotte encore une odeur de brûlé, estde guingois.

Dans la salle voisine, des tables et des bancs à demi consumés ont été entassés.

Le R.P.

Agustin Daura, qui fêteaujourd'hui ses six années comme prêtre-ouvrier dans la paroisse de San-Cristobal de Tarrasa, près de Barcelone, contemple lesdégâts avec un détachement apparent. D'autres accrochages sont signalés.

A Barcelone, un commando du Christ-Roi a renversé les voitures de deux prêtres quiavaient autorisé des messes spéciales pour les seize nationalistes basques condamnés par le conseil de guerre de Burgos.

ACarthagène, un prêtre a été arrêté.

Il travaillait dans une entreprise de la région.

Au Pays basque, dans les Asturies, à Séville,d'autres religieux font état de menaces.

Mais c'est aussi dans le Pays basque que les habitants d'un village se sont enfermés dans. »

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