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Article de presse: Impérialisme et culture

Publié le 22/02/2012

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30 avril 1975 - Après le flux, le reflux. Après l'expansion, le retrait. Les Etats-Unis subissent aujourd'hui la loi pendulaire de l'histoire. Mais de quoi était fait leur " impérialisme " ? En comprend-on bien la nature ? Ne présente-t-il pas des aspects très divers et contradictoires, dont la contradiction même présageait l'irrémédiable faiblesse ? A l'heure où celle-ci éclate au grand jour, est-il possible de tenter l'analyse sans passion ? Est-il permis d'expliquer l'impérialisme américain et sa déconfiture, tout au moins politique, sans tomber dans l'antiaméricanisme vulgaire ni manquer à la dette de gratitude que notre pays, deux fois sauvé par l'intervention des Etats-Unis, doit à la République qu'il a contribué à fonder ? Parler d'impérialisme, c'est viser au premier chef l'hégémonie politique appuyée par les armes. En l'espèce, une précision s'impose: non pas impérialisme de conquête, mais de défense, non d'annexions territoriales mais de sauvegarde de la liberté par une intervention étrangère (au fond, La Fayette avait-il fait autre chose ?...). Il est douteux d'ailleurs que, sans le premier coup de Prague qui en annonçait d'autres, cet impérialisme eût été si pesant. En 1945, les Etats-Unis n'avaient-ils pas désarmé avec précipitation ? Quoi qu'il en soit, cet impérialisme d'un nouveau genre est aujourd'hui défait, encore que son support matériel demeure redoutable. Dans l'ordre économique, l'impérialisme des Etats-Unis présente un autre paradoxe: il s'est heurté à une concurrence de plus en plus vive de ceux-là mêmes que leur générosité avait le plus aidés: concurrence européenne, principalement allemande, et concurrence japonaise. Il faut savoir qu'en 1973 les Etats-Unis ne représentaient plus dans le commerce mondial que 13 % contre 41 % pour l'Europe des Neuf, 6,5 % pour le Japon et 4,5 % pour l'URSS. En 1974, l'Allemagne occidentale-dont le territoire est plus petit que celui de la Yougoslavie-était toute proche de leur ravir la première place pour les exportations (97 milliards de dollars pour les Etats-Unis, 89 pour la RFA, contre 30 et 20 respectivement en 1966). Ce qui n'empêche pas les ventes américaines, principalement de produits agricoles, de rester essentielles au monde. Sait-on que l'Amérique du Nord contrôle une part plus importante des surplus exportables de céréales dans le monde que ne le fait le Proche-Orient pour le pétrole ? Moins brutal que l'impérialisme politique, l'impérialisme économique des Etats-Unis, s'il rencontre certaines limites, n'est donc pas prêt de s'effacer. Même recul, mais aussi même résistance de l'impérialisme monétaire. Il est bien vrai que l'empire du dollar, accusé dès 1960 d'être un germe d'inflation mondiale, dénoncé publiquement par la France en 1966, ébranlé en mars 1963, a été officiellement démantelé en 1971. Mais on oublie trop qu'il persiste abâtardi avec les eurodollars auxquels il a donné naissance. Or cet empire monétaire en a favorisé un autre : celui des firmes américaines à l'étranger. On estime à 100 et 120 milliards de dollars le total des investissements directs effectués par les Etats-Unis à l'étranger de 1960 à 1972, contre moins de 15 celui des investissements étrangers aux Etats-Unis. Le recul militaire y changera-t-il grand-chose? C'est douteux. Comme il est douteux qu'il change quoi que ce soit à l'impérialisme support des précédents : l'impérialisme technologique. Où est le domaine de la science et de la technique dont les conquérants de la Lune n'occupent pas toujours le premier rang? Quiconque veut se maintenir à la pointe du progrès doit suivre les Américains. Mais que font ceux-ci, sinon suivre eux-mêmes les progrès qu'ils imposent? Car tel est bien le caractère de cet impérialisme d'un nouveau genre : il n'est pas systématiquement voulu, il n'est pas prémédité; il se crée, il s'alimente, il s'entraîne lui-même. Il s'impose aux entreprises qu'on dit libres, les contraignant, à partir d'une certaine taille, à se " moderniser " sans relâche, dussent en pâtir leurs comptes financiers (c'est le drame actuel de plus d'une société, et l'une des sources latentes-non plus monétaire, mais structurale-de l'inflation contemporaine). Comment en serait-il autrement dans une civilisation à ce point marquée par le progrès technique qu'on a pu l'appeler " une civilisation technicienne "? C'est ici que s'inscrit le caractère le plus profond-et le moins exprimé-de l'impérialisme américain. Non plus politique, ni économique, ni technologique, mais impérialisme psychologique, il imprègne les consciences, infléchit les moeurs, pénètre les façons de vivre. Comparez le mode d'existence d'un foyer aujourd'hui de catégorie et d'âge moyens à celui d'il y a vingt ans. La différence tient en un mot : il s'est " américanisé ". Confort, voiture, logement, ameublement et jusqu'à l'alimentation, tout ou presque tout pourrait porter, en dimensions réduites, la marque " made in USA ". Parcourez l'univers, fût-ce au-delà du rideau de fer : le même standard, les mêmes buildings vous affligent. Non le même train de vie, certes, mais la même voie qui y conduit. Une civilisation sans culture Quel sera donc en définitive l'apport de cet impérialisme plus fort que sa défaite? Nous touchons là un problème capital qui engage toute notre civilisation. L'impérialisme (essentiellement politique) n'est certes pas nouveau. On évoque Alexandre, César, les Arabes, les Croisades, Charles Quint, Louis XIV, Napoléon... Mais ces images n'étaient pas que guerrières. Les idées, l'art, le droit, l'organisation, la religion, suivaient les armes ( " Les pas des légions avaient marché pour lui "...). Les combats de jadis ne le cédaient en rien, dans leurs dimensions d'alors, aux plus cruels de notre temps. Mais, l'invasion passée, Persépolis brûlée, Carthage saccagée, l'Occident dévasté, le Palatinat ravagé, on bâtissait des cités, des gymnases et des temples, on édifiait Grenade, et l'Europe devenue " française " copiait successivement Versailles et le code civil. En bref, les empires de jadis apportaient avec eux ou faisaient germer sur leurs traces ou leurs ruines une culture. Oserais-je écrire que l'immense malheur, le grand deuil de notre civilisation-de cette civilisation technicienne dont l'Amérique du Nord a été la grande messagère,-c'est d'être, pour la première fois peut-être dans l'histoire du monde, une civilisation sans culture? Qu'on me pardonne. Je n'ignore certes pas qu'il existe aux Etats-Unis des hommes de haute culture-et qui souffrent. J'ai visité comme tant d'autres les musées incomparables de New-York et de Washington, non sans quelque mélancolie, il est vrai, devant tant de chefs-d'oeuvre importés de chez nous... (jusqu'aux Closters compris). Jamais assez on ne célébrera les bienfaits du mécénat américain : fondations, bibliothèques, musées, hôpitaux, laboratoires, que sais-je? Immense, universel, est l'apport des Etats-Unis dans le progrès des sciences physiques, biologiques, humaines, et, de façon générale, dans l'extension des oeuvres culturelles. Mais de quelle culture s'agit-il? Fondamentalement et en termes précis : l'Amérique du Nord, pionnière incomparable dans le domaine proprement scientifique et technique, infiniment généreuse pour la diffusion de la culture acquise, reçue de l'Ancien Monde, l'Amérique du Nord a-t-elle créé une culture nouvelle? A-t-elle fait surgir de ses multiples inventions une pensée neuve, un nouvel art, un nouvel élan, de nouvelles " humanités ", en bref une nouvelle et plus haute figure de l'homme? Pour les initiés, la réponse n'est pas douteuse. Ils citeront telles oeuvres littéraires, du roman en particulier, telle réalisation des arts plastiques, de l'architecture, de l'urbanisme, et plus généralement le développement des sciences humaines, politiques et économiques en particulier. Y trouve-t-on une philosophie? Une sagesse? Une esthétique? Un art de vivre? La réponse est moins sûre. Elle l'est moins encore pour l'immense majorité de nos contemporains. Quel est, pour eux, l'apport de l'american way of life? Quel est cet impérialisme psychologique qui les investit à leur insu, sinon (j'en demande pardon aux meilleurs) l'impérialisme du vide intérieur, celui des profondeurs ineffables de la méditation du chewing-gum, de la puérilité affligeante des mille et un westerns, ou de la publicité obsédante, que tel ou tel sociologue américain, de Vance Packar à Kenneth Galbraith, ont d'ailleurs dénoncé les premiers... Plus grave encore peut-être est l'absence, chez le grand nombre, d'éducation au sens précis de ce mot, c'est-à-dire d'affinement, d'élévation (e ducere, tirer par en haut), sans quoi il n'y a pas de vraie culture. Certains loueront avec raison la franchise, la fraîcheur, l'amitié qu'ils ont trouvées dans les foyers qui les accueillaient. Mais, dans son ensemble, le peuple-roi n'a-t-il pas trop souvent présenté au monde le pénible modèle d'un inconscient sans-gêne? Inconscient, c'est bien là son excuse due à de multiples causes : sens aigu de la liberté individuelle qui ignore celle d'autrui; culte du pragmatisme qui sacrifie allègrement l'esthétique au pratique; peuple neuf qui n'a pas acquis la patine des siècles. (1) La finalité de la societé de consommation Or cette non-éducation a été érigée en doctrine. Ne faire aux enfants nulle peine même légère de crainte de les traumatiser, respecter l'état de nature, etc... telle fut la prédication d'un super-rousseauisme renforcé de freudisme du fameux docteur B. Spock. Mais qu'est-il arrivé? Qu'après un succès triomphal (plus de vingt millions d'exemplaires vendus aux Etats-Unis et d'innombrables traductions de l'ouvrage paru en 1946), l'auteur faisait en 1974, à soixante-dix ans passés, un mea culpa public et total. Quatre ans plus tôt, déjà, une enquête révélait que 77 % des adolescents et 58 % des jeunes adultes condamnaient la pédagogie permissive dont ils avaient été les " bénéficiaires ". Il est bien temps en vérité! Alors que cette pédagogie du néant, autre forme de l'impérialisme du vide, a engendré le nihilisme des hippies, des marginaux, des drogués... Les mots parlent d'eux-mêmes : hold-up, gangsters, strip-tease, sex-shops, sans parler des rapts d'enfants : d'où nous sont venues toutes ces turpitudes? On pouvait mieux attendre des leaders du monde. Si l'on ajoute que là où ils passaient, experts ou techniciens, apportant à pleines mains la manne du business, ils se comportaient naturellement en maîtres, ou du moins en hommes supérieurs-allant dans tel pays d'Afrique noire jusqu'à faire venir par avion toute leur nourriture et même leur boisson,-on comprend mieux à présent leur cruelle mésaventure. D'un côté, ils ont révolté leurs amis. " Dites-moi pourquoi ceux qui nous ont le plus aidés sont aussi le plus détestés ", me demandait il y a quinze ans un collègue d'un pays étranger où j'admirais telle construction américaine. D'un autre côté, ils ont armé les révoltés. Berkeley a de quatre ans précédé la Sorbonne. " Ne pleure pas, hurle! " avaient crié les Noirs. Le blue-jean a annoncé le débraillé des moeurs. La révolte des femmes, le MLF, etc. Le gauchisme, en un mot, a dans ses veines du sang américain (mêlé). Il est vrai que la jeunesse en révolte a posé la question fondamentale : celle de la finalité de la société de consommation (en oubliant totalement, d'ailleurs, ceux qui l'avaient soulevée avant elle). Mais ni ses violences ni ses incantations n'y ont apporté de réponse. Finalement sa révolte s'est retournée contre ses sources : l'antiaméricanisme a gagné l'Amérique. Dès lors, on comprend mieux pourquoi l'impérialisme yankee a craqué. Miné de l'intérieur, sans véritablement d'assises culturelles, sans autre support qu'une idéologie défensive-la sauvegarde de la liberté dans le monde-au moment même où dans les consciences la liberté perdait son sens, l'impérialisme américain s'est heurté à un autre impérialisme, également armé, mais porteur d'une idéologie autrement offensive, autrement sûre de soi, autrement conquérante! Le paradoxe des paradoxes est que cette autre idéologie n'est finalement qu'une sorte d'antiaméricanisme renversé. Même culte de la technique, même technocratie renforcée par l'unicité du pouvoir, même matérialisme pratique (auquel s'ajoute ici la théorie), et même visée finale vers un paradis général de la consommation de masse... Les moyens seuls diffèrent, qui n'ont plus rien de " libéral "... D'un côté comme de l'autre, le monde cherche en vain une nouvelle sagesse, une nouvelle culture. Finira-t-elle par émerger du règne des mass média, de l'image, de la technique, de l'abondance? La vocation de l'Europe pourrait être d'en poser les prémices. Est-il absolument utopique de rêver d'une grande université, d'un rassemblement des esprits, d'un sursaut des volontés, à la mesure de cet appel? ANDRE PIERRE Le Monde du 3 mai 1975
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« L'impérialisme (essentiellement politique) n'est certes pas nouveau. On évoque Alexandre, César, les Arabes, les Croisades, Charles Quint, Louis XIV, Napoléon...

Mais ces images n'étaient pasque guerrières. Les idées, l'art, le droit, l'organisation, la religion, suivaient les armes ( " Les pas des légions avaient marché pour lui "...).

Lescombats de jadis ne le cédaient en rien, dans leurs dimensions d'alors, aux plus cruels de notre temps.

Mais, l'invasion passée,Persépolis brûlée, Carthage saccagée, l'Occident dévasté, le Palatinat ravagé, on bâtissait des cités, des gymnases et destemples, on édifiait Grenade, et l'Europe devenue " française " copiait successivement Versailles et le code civil.

En bref, lesempires de jadis apportaient avec eux ou faisaient germer sur leurs traces ou leurs ruines une culture. Oserais-je écrire que l'immense malheur, le grand deuil de notre civilisation-de cette civilisation technicienne dont l'Amérique duNord a été la grande messagère,-c'est d'être, pour la première fois peut-être dans l'histoire du monde, une civilisation sansculture? Qu'on me pardonne.

Je n'ignore certes pas qu'il existe aux Etats-Unis des hommes de haute culture-et qui souffrent.

J'ai visitécomme tant d'autres les musées incomparables de New-York et de Washington, non sans quelque mélancolie, il est vrai, devanttant de chefs-d'oeuvre importés de chez nous...

(jusqu'aux Closters compris).

Jamais assez on ne célébrera les bienfaits dumécénat américain : fondations, bibliothèques, musées, hôpitaux, laboratoires, que sais-je? Immense, universel, est l'apport desEtats-Unis dans le progrès des sciences physiques, biologiques, humaines, et, de façon générale, dans l'extension des oeuvresculturelles. Mais de quelle culture s'agit-il? Fondamentalement et en termes précis : l'Amérique du Nord, pionnière incomparable dans ledomaine proprement scientifique et technique, infiniment généreuse pour la diffusion de la culture acquise, reçue de l'AncienMonde, l'Amérique du Nord a-t-elle créé une culture nouvelle? A-t-elle fait surgir de ses multiples inventions une pensée neuve,un nouvel art, un nouvel élan, de nouvelles " humanités ", en bref une nouvelle et plus haute figure de l'homme? Pour les initiés, la réponse n'est pas douteuse.

Ils citeront telles oeuvres littéraires, du roman en particulier, telle réalisation desarts plastiques, de l'architecture, de l'urbanisme, et plus généralement le développement des sciences humaines, politiques etéconomiques en particulier.

Y trouve-t-on une philosophie? Une sagesse? Une esthétique? Un art de vivre? La réponse est moinssûre. Elle l'est moins encore pour l'immense majorité de nos contemporains. Quel est, pour eux, l'apport de l'american way of life? Quel est cet impérialisme psychologique qui les investit à leur insu, sinon(j'en demande pardon aux meilleurs) l'impérialisme du vide intérieur, celui des profondeurs ineffables de la méditation du chewing-gum, de la puérilité affligeante des mille et un westerns, ou de la publicité obsédante, que tel ou tel sociologue américain, deVance Packar à Kenneth Galbraith, ont d'ailleurs dénoncé les premiers... Plus grave encore peut-être est l'absence, chez le grand nombre, d'éducation au sens précis de ce mot, c'est-à-dired'affinement, d'élévation (e ducere, tirer par en haut), sans quoi il n'y a pas de vraie culture.

Certains loueront avec raison lafranchise, la fraîcheur, l'amitié qu'ils ont trouvées dans les foyers qui les accueillaient.

Mais, dans son ensemble, le peuple-roi n'a-t-il pas trop souvent présenté au monde le pénible modèle d'un inconscient sans-gêne? Inconscient, c'est bien là son excuse due àde multiples causes : sens aigu de la liberté individuelle qui ignore celle d'autrui; culte du pragmatisme qui sacrifie allègrementl'esthétique au pratique; peuple neuf qui n'a pas acquis la patine des siècles. (1) La finalité de la societé de consommation Or cette non-éducation a été érigée en doctrine.

Ne faire aux enfants nulle peine même légère de crainte de les traumatiser,respecter l'état de nature, etc...

telle fut la prédication d'un super-rousseauisme renforcé de freudisme du fameux docteur B.Spock. Mais qu'est-il arrivé? Qu'après un succès triomphal (plus de vingt millions d'exemplaires vendus aux Etats-Unis etd'innombrables traductions de l'ouvrage paru en 1946), l'auteur faisait en 1974, à soixante-dix ans passés, un mea culpa public ettotal. Quatre ans plus tôt, déjà, une enquête révélait que 77 % des adolescents et 58 % des jeunes adultes condamnaient la. »

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