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Article de presse: La première campagne télévisée

Publié le 22/02/2012

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19 novembre 1965 - La campagne tire à sa fin. La tâche des candidats de l'opposition n'était pas aisée. Ils devaient d'abord situer leur entreprise afin d'acquérir les soutiens indispensables, de provoquer une redistribution des forces en présence sur l'échiquier politique. Il leur fallait aussi se préparer pour une lutte dont les modalités pratiques n'étaient pas connues d'eux, ne comportaient pas de précédent et seraient déterminées pour une part par leur principal adversaire. Surtout, ils avaient à affronter un personnage prestigieux, en place depuis sept ans, appuyé sur un parti majoritaire, bénéficiant de tout l'appareil de l'Etat et que chacun considérait comme élu d'avance pour peu qu'il consentît à se présenter. Dimanche, il s'agira moins de choisir entre des thèses ou même des hommes que d'éliminer ou non du pouvoir celui qui l'exerce depuis sept ans. C'est en ce sens qu'on a pu, comme pour chaque grande consultation depuis 1958, prononcer une fois encore le mot plébiscite. Le premier danger qui apparut aux candidats de l'opposition dans ces conditions était de réduire le scrutin au dilemme gaullisme-antigaullisme. Car s'affirmer avec trop d'énergie comme un homme d'autorité, n'était-ce pas risquer d'être accusé d'autoritarisme, d'être soupçonné de vouloir tout simplement chausser les bottes du général et de substituer un nouveau pouvoir, tout aussi personnel, à celui qu'il exerce seul ? Et, inversement, se limiter par avance à un rôle effacé et passif de gardien de la Constitution chargé d'enregistrer les décisions du Parlement et du gouvernement, c'était laisser craindre un retour à l'impuissance, à l'instabilité, à la confusion de naguère. Pour échapper à cette alternative, les deux principaux opposants ont donc pris d'abord grand soin d'exposer leurs options, de développer des propositions ou des programmes, axés sur l'avenir. Ils ont employé beaucoup plus de temps, dans leurs conférences de presse et leurs premières réunions, à détailler leurs projets et les principes de leur action future qu'à faire le procès du régime et de son chef-même s'ils n'ont pas négligé les réquisitoires. En même temps, chacun s'efforçait, par quelques mots mordants ou définitifs, d'égratigner ses concurrents. Mais dès qu'il a fallu aborder l'immense public de la télévision, cette tactique a dû être largement révisée. Le retentissement de la campagne télévisée, qui touchait les indécis, les hésitants, alors que les meetings et manifestations ne réunissaient guère que des partisans déjà acquis, a contraint, comme disent les acteurs, de " jouer gros " pour passer la rampe. Très vite, François Mitterrand et Jean Lecanuet se sont rendu compte que leur âge, par contraste avec celui du général, face à un corps électoral rajeuni, était un de leurs meilleurs atouts. Très vite, ils ont compris qu'il était vain et même dangereux de se combattre, de rivaliser entre eux. Très vite encore, ils ont eu le sentiment que leurs attaques contre le régime, leurs critiques visant de Gaulle lui-même, bien loin de choquer et d'indisposer, étaient non seulement admises, mais frappaient bien davantage que les exposés doctrinaux. Le ton, alors, est monté, surtout chez le candidat du centre, qui prenait pourtant grand soin, au début de sa tentative, de témoigner de la déférence et de l'estime pour celui dont il briguait la succession. Les dirigeants gaullistes ont, à ce moment, commis une seconde erreur de calcul. La première avait consisté à laisser le champ libre à leurs adversaires, assurés qu'en trois phrases, l'heure venue, le général balaierait tout cela, pensant aussi sans doute que le pays serait plus indigné qu'ébranlé par les assauts de ces iconoclastes. Devant l'écho rencontré par la propagande des opposants de gauche et du centre, ils sont soudain " entrés dans la danse ", selon l'expression de Roger Frey, la semaine dernière, c'est-à-dire bien tard. Ce fut violent, injurieux parfois. Mais surtout le principe même de la contre-offensive paraît avoir été conçu en fonction de l'idée que François Mitterrand et Jean Lecanuet incarnaient le passé et que le débat opposait ces " chevaux de retour " et le candidat de la " rénovation ". C'était négliger le conflit de générations, conflit dans lequel l'avenir paraît appartenir plutôt aux challengers qu'au tenant du titre. C'était oublier que sept ans de présence quotidienne et obsédante constituent un passé, alors que l'absence permet de faire figure d'hommes neufs. C'était enfin perdre de vue que le grand argument en faveur du général de Gaulle tient aux services rendus depuis vingt-cinq ans, alors que ses adversaires ne parlent que de ce qu'ils feront, de ce qu'il faudra faire au cours des vingt-cinq prochaines années. Bref, les gaullistes ont cru mener le même combat qu'en 1958 et 1962, aux élections législatives, c'est-à-dire livrer le duel classique de la Ve République contre la IVe, alors que leurs adversaires s'employaient à donner le sentiment (et parfois y réussissaient) qu'il s'agit d'un choix entre la Ve et la VIe République. En fait, la campagne a montré qu'il n'y avait que deux adversaires sérieux du chef de l'Etat, l'un à gauche et l'autre au centre-droit, et nullement cinq. Chaque voix recueillie par François Mitterrand et Jean Lecanuet comptera, d'une façon ou d'une autre, pour l'avenir : leur succès ou leur échec pèsera lourd. Car, quoi qu'il advienne, après ces semaines qui ont brisé l'enchantement et interrompu le monologue, rien ne sera plus tout à fait comme avant. PIERRE VIANSSON-PONTE Le Monde du 3 décembre 1965

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