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‘'L'avare'' de Molière

Publié le 29/07/2010

Extrait du document

Harpagon, veuf qui est le père de deux enfants, leur impose, comme à ses domestiques, des conditions d'existence indignes du fait de son avarice de bourgeois pourtant riche qui fait obstacle à leurs amours respectifs. Sa fille, Élise, est amoureuse de Valère, un gentilhomme napolitain qui lui a sauvé la vie et qui s’est introduit incognito dans la maison en qualité d’intendant, mais Harpagon consentira-t-il au mariage? Son fils, Cléante, aime Mariane, une jeune fille sans fortune et il n’a pas le sou, à cause de la ladrerie de son père, pour la tirer de son dénuement. Le maître fouille son valet La Flèche qu’il accuse de l’avoir volé (scène des mains, I, 3) et sans raison le congédie. Il est rongé par l’angoisse car il a caché dans son jardin une cassette qui contient dix mille écus d’or et craint de se la faire voler. Le père avare et le fils prodigue s’affrontent car Harpagon se révèle amoureux, lui aussi, de Mariane qu’il entend épouser à moindres frais, tandis que Cléante épousera «une certaine veuve« et Élise, le seigneur Anselme. Valère est pris pour juge entre Harpagon et sa fille (scène du «sans dot«, I, 5).  Cléante va emprunter quinze mille francs à un taux exorbitant et La Flèche lit les conditions exigées par l’usurier qui offre des objets hétéroclites en guise d’argent (II, 1) et dont ils découvrent que c’est Harpagon. Pour sa part, il découvre que l’emprunteur est son fils. L’entremetteuse Frosine flatte Harpagon pour le mieux «traire« de quelques sous, lui apprenant que la jolie Mariane lui est consentie par sa mère et qu’en plus elle adore les vieillards. Elle rend compte de ses démarches auprès de Mariane et de sa mère.  Harpagon commande le souper qui doit marquer la signature du contrat, mais qu’il veut aussi économique que possible (scène de la sentence à graver en lettres d’or, III, 1). Valère et Maître Jacques, qui est à la fois cuisinier et cocher (d’où le jeu du chapeau, III, 1), s’affrontent, le domestique jurant de se venger. Mariane se plaint à Frosine d’avoir à épouser un vieux ladre. Au cours du souper, Harpagon lui fait sa cour, tandis qu’elle tient à Cléante un discours qui, tout bénin qu’il soit aux oreilles d’Harpagon, révèle ses vrais sentiments qu’elle a pour son fils. Cléante feint de voir en elle sa future belle-mère et lui offre le diamant que son père porte au doigt. Brindavoine annonce une visite ; La Flèche révèle que les chevaux sont déferrés.  Frosine indique qu’elle aidera Mariane et Cléante. La fureur d’Harpagon éclate quand il découvre en son fils un rival : il le chasse et le maudit. Maître Jacques les accorde, mais c’est selon un quiproquo qui se dissipe. La Flèche a habilement machiné le vol de la cassette d’Harpagon. L’avare, dans un monologue, se montre blessé, déchiré, affolé, furieux, assoiffé de vengeance.  Le commissaire enquête. Maître Jacques, qui se venge, accuse Valère qui se reconnaît coupable d’aimer Élise alors que, autre quiproquo, il s’agit du vol de la cassette. Élise révèle qu’il la sauva de la noyade. Devant Anselme, le vieillard auquel est destinée Élise, il indique son identité ; Anselme, la sienne : il est le père de Valère et de Mariane (scène des reconnaissances). Il n’y a plus d’obstacles aux mariagesCléante impose un ultimatum à son père : Mariane ou la cassette. Harpagon choisit sa «chère cassette«, et, sans dot, accepte de donner sa fille à Valère.    Analyse    Intérêt de l’action    Molière s’est inspiré de “L'aululaire” de Plaute [vers -190]) où le vieux paysan Euclion a perdu l’«aulula«, la marmite, remplie d’or qu’il avait trouvée dans sa demeure. Le sujet aavit déjà été repris par Pierre Larivey dans “Les esprits” (1579), le personnage s’appelant Séverin. “La belle plaideuse” (1654) de Boisrobert lui fournit les idées de la condition bourgeoise de l’avare, de l’alliance entre la fille et le fils contre le père (I, 2), des objets hétéroclites offerts en guise d’argent par l’usurier (II, 1), de la découverte par l’avare que son fils est un prodigue et par celui-ci que son père est un usurier (II, 2), de l’état pitoyable des chevaux (III, 1). Dans “La mère coquette” (1665) de Donneau de Visé, il a trouvé un père qui éprouve une passion sénile pour la jeune fille courtisée par son fils. “La dame d’intrigue” (1671 de Chappuzeau est une certaine Ruffine devenue Frosine dont le trait par lequel elle fait croire à Harpagon que Marianne n’a de goût que pour les vieillards vient de l’Arioste (“I suppositi”). L’idée de l’amoureux qui s’introduit auprès de la jeune fille qu’il aime vient du “Docteur amoureux” (1638) de Le Vert.  Molière a peut-être aussi pensé à son propre père, qui connaissait la valeur de l’argent, et certainement à un avare avéré que tout le monde, à l’époque, connaissait : le lieutenant criminel Tardieu qui avait laissé mourir sa belle-mère dans la religion protestante parce qu'un enterrement au temple coûtait moins cher qu'à l'église («Dans notre religion, écrit le calviniste Tallemant dans ses “Historiettes”, il ne couste quasy rien à mourir ; ce fut la raison pourquoy le lieutenant criminel Tardieu laissa mourir sa belle-mère huguenotte«) et qui avait épousé plus avare que lui.  Molière n’en a pas moins composé une oeuvre originale dont la construction et la signification n’appartiennent qu’à lui.    Cette comédie de moeurs et de caractères, riche en péripéties, a trois sujets, et, de ce fait, trois tons.  La pièce est d’abord une comédie de l'amour. Elle s’ouvre sur les soupirs de jeunes gens, Valère et Mariane, épris l'un de l'autre et qui, contrariés dans leurs innocentes amours romanesques, se lamentent sur leur malheureux sort. Molière lui donne un «happy end« élisabéthain : naufrages, pirates, enfants perdus puis retrouvés, dénouement qui a suscité des reproches : pour La Harpe, la pièce finit «par un roman postiche«.  Le sujet principal est évidemment l’histoire de l'avare volé. Elle exploite un vieux fonds satirique, donne dans la farce, la bouffonnerie. Cet avare endiablé ressemble comme un frère à l'Euclion de Plaute et au Séverin de Pierre Larivey (lui aussi imitateur de Plaute). Le monologue de l'avare volé est très près de l'original latin. Comparé au père Grandet de Balzac, Harpagon est un Arlequin, un Pantalon, un Polichinelle, un grotesque, un fantoche qui s'agite et qui parle afin de faire rire le public selon des procédés millénaires (grimaces et coups de bâton) dont l'oeuvre de Plaute constitue le répertoire. La peinture de l'avarice se ramène à une suite de numéros de répertoire, de scènes à faire. Les nombreux gags le prouvent : gag des autres mains (I, 3), gag du chapeau (III, 1), gag des chandelles (V, 5)... «Il est raillé par ses voisins, vilipendé par ses domestiques ; il laisse son fils s'endetter et sa fille s'enfuir ; il veut cacher son argent, et on le lui vole ; il veut se marier, et on lui prend sa maîtresse ; il tâche d'être galant, et il est imbécile ; il pleure, et le spectateur rit. Que de moyens pour rendre un homme grotesque !« (Taine). Il est bouffon devant Mariane, bouffon dans ses pauvres colères, bouffon dans sa naïveté lorsqu'il boit les flatteries de Frosine, bouffon quand il enterre sa cassette, bouffon surtout dans le fameux monologue de la scène 7 de l’Acte IV : «Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier !«, bouffon enfin dans les derniers mots : «ma chère cassette«. Ce tyran est ridicule, au plus haut point comique, et dès lors, il devient impossible de prétendre que “L’avare” doit son caractère de comédie aux seuls «lazzi« qui viennent se superposer à l'intrigue de fond : le jeu du chapeau (III, 1), le jeu des chandelles (V, 5). C’est donc une farce, ce qui déplut aux esprits sérieux qui, au XVIIe siècle, auraient voulu voir Molière se cantonner dans la «grande comédie«, celle dont on voudrait pleurer après en avoir tout juste souri, celle qui est proche du drame. Le père Rapin se plaignait : «On veut plaire au peuple et, pour lui frapper l'esprit, on grossit les choses, car le génie du peuple est grossier : il faut de grands traits pour le toucher.« D’autres voudraient voir la littérature réduite à n'être qu'une suite de documents sur l'être humain. Mais le franc rieur que fut Molière se plaisait à la caricature comique pour ridiculiser l'avarice. Il fut forcé de développer l'avarice d'Harpagon sur un mode voisin du burlesque, pour maintenir sa pièce dans le domaine de la comédie, car un avare conçu sur le mode du “Misanthrope”, en nuances, eût fait inévitablement basculer la pièce dans le drame  Ce drame, on l’a avec l'odieuse rivalité entre Harpagon et Cléante, amoureux de la même femme pour laquelle le père éprouve une convoitise libidineuse et qu’il lui dispute âprement. Les scènes où Harpagon apparaît sous les traits d'un sexagénaire amoureux nous surprennent, nous déconcertent, nous gênent L'amour du vieillard donne lieu à quelques scènes de comédie qui seraient les mêmes s'il n'était pas avare, mais l;a gênante rivalité avec son fils éclate dans l'altercation de la scène 5 de l’acte IV où il n'est plus question alors de l’avarice. Pour Gœthe (“Conversations avec Eckermann”, 1825), cette scène où «le vice détruit toute la piété qui unit le père et le fils« montre «un drame d'une grandeur extraordinaire« et est «à un haut degré tragique«. La pièce se fait alors pathétique, cruelle et même féroce.    Aussi, si suggestive soit-elle, si riche soit-elle par les points de vue qu'elle nous ouvre, “L’avare” n'est pas sans défauts. D'aucuns la trouvent longue : trois actes auraient suffi pour traiter de l'avarice ; la scène 5 de l'acte II, en particulier, se traîne et nous lasse. L'action manque de solidité puisque, par deux fois, nous entendons exposer des projets : maladie feinte d'Élise (I, 5), supposition d'une riche marquise, venue de Basse-Bretagne pour épouser Harpagon (IV, 1) - dont il n'est plus question par la suite. La pièce est bizarrement construite : ce n'est que dans les deux derniers actes que l'action et ses funestes conséquences prennent le dessus. Ce que dit Harpagon (et il dit des choses insensées, vraiment !) compte moins que ce qui lui arrive. Tout à coup, on est dans la noirceur, dans la malédiction, dans le tragique. Et puis, miraculeusement, tout finit dans le merveilleux et dans le pardon. Comme une envie de sourire après ce cauchemar.  L’intrigue est légère et dénouée par léger accident dénoue, juste assez pour que son étude ait forme de pièce. Ce léger accident arrive à point pour effacer toute idée de drame, car vingt-quatre heures plus tard, Anselme se trouvait bigame puisque sa femme n'est pas morte, et il était aussi le rival de son fils puisque, d'accord avec Harpagon, il allait épouser Élise ; enfin, ignorant que Mariane est sa fille, il laissait Harpagon la prendre pour femme. Indispensable pour faire basculer le drame dans la joie, ce dénouement nous place en plein méli-mélo-drame quand se produit la traditionnelle «reconnaissance«.  L'unité d'action n'est obtenue que par la présence réelle ou morale d'Harpagon autour de qui se nouent toutes les intrigues. Même quand il est hors de scène, c'est encore de lui qu'on parle.  “L’avare” est une comédie de mœurs et de caractères des plus audacieuses, des plus âpres, avec des ouvertures sur le drame, des échappées vers le jeu pur et un dénouement tout romanesque. Molière est en effet arrivé à faire rire franchement de tout ce nœud de vipères, par la force même des situations comiques qui nous oblige à ne voir que le face-à-face des êtres, et non les êtres.    Intérêt littéraire    La pièce fut mal accueillie parce que, bien qu’une «grande comédie«, elle était écrite en prose. Avait-il renoncé à soumettre le texte aux nécessités de la mesure et de la rime parce qu’il était malade, découragé par la violence des attaques lancées contre “Tartuffe”? Il reste que cette prose rend le texte plus simple, plus clair, plus rapide, plus vivant. À bien étudier le texte, on y décèle de nombreux vers blancs.  Pour le comédien Michel Bouquet, « c'est une des proses les plus efficaces qu'on ait jamais écrites pour le théâtre «.    Intérêt documentaire    “L’avare” peut être considéré comme la première comédie réaliste, et les spectateurs du XVIIe siècle aperçurent le réalisme visible sous les bords du masque ; ils en dénoncèrent même les excès.  La reconnaissance finale peut se justifier par le fait que, durant la Fronde, durant les révolutions de Naples, bien des familles avaient été dispersées et ne se retrouvèrent qu’après des séparations plus ou moins longues.  La comédie nous montre l'intérieur d'une famille parisienne entre 1660 et 1670. Le cadre est réaliste : un hôtel bourgeois, dirigé par un intendant (Valère), assisté de quatre domestiques (maître Jacques, qui devrait compter pour deux, Brindavoine, La Merluche et Dame Claude) ; des chevaux dans l'écurie, un carrosse dans la remise ; au doigt du maître de maison, un diamant «qui jette quantité de feux«.  C’est qu’Harpagon est un bourgeois cossu, car l'avarice n’est pas incompatible avec le rang social, se trouve dans toutes les conditions, les pires avares étant souvent ceux qui gardent une certaine apparence «Sa lésine est d'autant plus basse qu'il est né riche bourgeois, et que son rang l'oblige à garder valets, diamants et voitures. Qu'y a-t-il de plus vil qu'un usurier à carrosse, inventeur de mets économiques, thésauriseur de chandelles et grippe-sou?« (Taine). Chez lui, l'économie traditionnelle des bourgeois s'est hypertrophiée au point de devenir incurable. Il porte une collerette comme un sujet d'Henri IV, ce qui suffisait à le rendre ridicule en 1668. Ne tenant pas son rang, il se conduit en fripon en faisant des prêts comme un usurier consommé. En faisant son avare riche, Molière a mieux fait ressortir les manifestations de ce vice. En le faisant amoureux, il a encore mieux fait éclater sa ladrerie. En le faisant père de famille, il a montré ce qu'il y a de forcé dans cette passion sénile de l'or.  La comédie de Molière est parfois plus réaliste que le roman de Balzac, “Eugénie Grandet”. Mais, à aucun moment, Harpagon ne manie ses louis, ses doublons et ses ducats comme le fait Grandet, dans un chapitre célèbre où l'on peut voir un morceau de bravoure. Ce qui compte, pour Harpagon, c'est l'échafaudage d'une fortune. Gagner le plus d'argent possible, en dépenser le moins possible : à cela se limite son avarice. N'est-elle pas plus vraisemblable que la névrose d'un homme qui s'attable devant des pièces d'or afin d'en jouir par la vue et le toucher?    Intérêt psychologique    Les personnages de cette pièce sont fortement construits. On peut les examiner en allant des plus bénins au plus terrible.  Représentent le bien, Anselme, qui donne un nom et un titre à Valère, une dot à Mariane, de l’argent à Harpagon, et son fils, Valère qui, cependant, apparaît tantôt sous l'aspect d'un aventurier astucieux, tantôt sous celui d'un chevalier romanesque.  Les autres jeunes gens présentent eux aussi des contradictions. Moins marquée que son frère, Élise se livre à l'insolence après s'être d'abord présentée à nous comme une amoureuse élégiaque.  Il n'y aurait guère que Mariane pour échapper à de telles remarques. Pourtant, malgré la violence de ses sentiments naturels, elle se soumet vite aux exigences de la pauvreté pour se préparer au mariage avec le riche usurier qui la veut pour épouse. Et elle accepte sans révolte les louches manigances de «la femme à bonnes fortunes«, Frosine.  Cléante : Amant romanesque au début de la pièce, il se montre ensuite un très mauvais fils. À première vue, son caractère s'oppose à celui de son père, et semble s’appliquer le proverbe «À père avare, fils prodigue«. Il illustre ce que les psychologues nomment la contre-imitation des parents par l'adolescent qui, en se révoltant, se dessine une personnalité qu'il croit opposée à celle de son père ou de sa mère alors qu’en fait il subit leur influence en voulant y échapper. Cléante ne vaut pas mieux que son père. Son égoïsme, sa dureté de coeur, sa férocité au moment où il lui pose un ultimatum, il les tient de lui ; il y a de l'Harpagon dans Cléante, quoi qu'il veuille et quoi qu'il pense. Et alors s’applique plutôt le proverbe plus répandu «Tel père, tel fils«, qui n'est pas en contradiction avec le premier. On ne peut s'empêcher de méditer sur le mystère des déterminations filiales quand on l’observe. Prodigue à vingt ans, qui sait si, à soixante, le père de famille Cléante ne deviendra pas avare? On peut discuter cette conjecture, il reste qu’il n'a pas une nature angélique : il est «l'enfant de la lésine«. C’est un jeune oisif qui n'a pas un louis en poche, est insoucieux de l'avenir, qui compte sur «la fortune que le Ciel voudra nous offrir« (Acte I, scène 2). Dans l'attente de ce bienfait lointain, il prétend vivre du jeu et, comme il n'y est pas toujours heureux, il s'adresse à des prêteurs d'argent ; il leur fait valoir que sa «mère est morte déjà« ) et il leur assure que son «père mourra avant huit mois« ; il a du moins cet espoir et fournit cette excuse à son voeu : «Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères et l'on s'étonne après cela que les fils souhaitent qu'ils meurent« (Acte II, scène 2). Il y a quelque chose d'estomaquant dans cette réplique.  Pour Harpagon, Molière fut rattrapé malgré lui par ses gouffres intimes, se voyant reprocher à sa jeune femme, Armande, ses dépenses, se voyant ressembler à son père, se moquant de son père, de lui-même et de tous les barbons. Le nom « Harpagon « vient du grec «harpag«, racine indiquant la rapacité, du latin «harpagonem« qui signifie grippe-sous. Harpagon, en effet, animé par la «fureur d'accumuler« que dénoncera La Fontaine (“Le loup et le chasseur”), prend l’argent, la nourriture de ses invités, l’avoine de ses chevaux, la fiancée de son fils. «Donner est un mot pour qui il a tant d’aversion qu’il ne dit jamais “Je vous donne “, mais “Je vous prête le bonjour”«. Mais ce cerveau affolé par l'argent n'est pas très doué pour les affaires. Bourgeois riche et avare, il impose à ses domestiques et à ses propres enfants des conditions d’existence indignes.  Dès les scènes d'exposition, dans le portrait qui est fait de lui, on devine quelque chose de violent, de fatal. Il est encore absent mais on le craint déjà, on tremble, on croit l'entendre marcher dans la maison. Le personnage qui surgit en trombe à la scène 3 est un grotesque coléreux, soupçonneux, méfiant et brutal envers ceux qui l’entourent, un tyran, un père dont les enfants souhaitent qu'il meure, un monstre, «de tous les humains le moins humain« ! Il demande à son valet de lui montrer ses «autres mains«, fouille ses poches et cherche jusque dans ses chausses la trace d'un larcin. Ce vieillard, physiquement épuisé, moralement traqué, dont l'avarice pourrait être une banale maladie de vieillesse, est d’abord un bouffon chez qui la passion qui le dévore a tué le sentiment de sa dignité.  Mais ce qui le différencie essentiellement des autres avares, c'est qu'ils ne nous sont présentés que comme tels, n'ayant que ce seul vice et ce seul trait de caractère. Molière, observateur plus profond, savait bien que l'être humain n'est pas fait d'une seule pièce et qu'en outre, s'il a une passion dominante, cette passion fera naître d'autres sentiments qui se traduisent par des actes nobles ou honteux. Harpagon est donc aussi un jouisseur libidineux comme Tartuffe, un vieil homme qui est amoureux. Ainsi il se dessine mal dans notre esprit ; il est une énigme.  À la scène suivante, qui dresse face à face l'avare et ses deux enfants, il apparaît plus nuancé. C'est un père économe qui reproche à son fils une folle prodigalité, un veuf qui, prêt à se remarier, pousse habilement ses enfants à faire l'éloge de leur future belle-mère. Privant ses enfants du nécessaire afin d'augmenter ses richesses, il est aussi mauvais père que mauvais maître. Molière, poursuivant sa satire des barbons qui convoitent les tendrons, en a fait un amoureux qui cherche à épouser à moindres frais la jeune Mariane, dont la fureur éclate quand il découvre un rival en son fils, Cléante, qui désire le priver d'un amour très naturel, pour se l'approprier. Ce désir est une forme d'avarice qui complète l'autre. Molière a ainsi détourné l'attention du spectateur vers la convoitise libidineuse, au lieu de la maintenir fixée sur la convoitise avaricieuse. Les scènes où Harpagon apparaît sous les traits d'un sexagénaire amoureux nous surprennent, nous déconcertent, nous gênent. En le rendant amoureux, non seulement d'une cassette mais d'une fille dont il pourrait être le grand-père, Molière a voulu accentuer son ridicule selon un procédé qui ne manque jamais sort effet, le rendre son personnage plus complexe, dénoncer son caractère odieux lorsqu'il devient le rival d'un fils et lui dispute âprement une «maîtresse«? En fait, l'amour captatif, c'est la passion de la propriété portée à son plus haut degré d'exaltation.    Puis, de ce monstre, la vie fait une victime quand, habilement machiné par son valet La Flèche, il subit le vol d’une cassette de dix mille écus qui déclenche chez lui un véritable accès de folie. Paradoxalement, il devient alors humain, comique. À l'acte IV, scène 7, le célèbre monologue de l'avare volé dissipe l'impression de réalisme et nous replonge dans la farce. Puis on le voit éteindre la seconde chandelle allumée par le commissaire (V, 1). L’ultimatum final l'oblige à choisir entre l'amour pour Mariane et l'amour pour la cassette. La pièce nous montre toutes les formes de l'avarice d'Harpagon, jusqu'à cette forme suprême qu'est l'absorption de l'amour pour Mariane par l'amour pour la cassette.    C’est un personnage énigmatique par l’inséparable mélange de fantaisie comique et de réalisme qu’on trouve en lui. Il est tour à tour naïf, cynique, inquiet, furieux, perfide, enfantin, farceur. Comment peut-on être aussi divers et contradictoire? C'est cela qui le rend vivant. Dès que vous croyez tenir un fil psychologique, il est aussitôt contredit par l'humeur. On discutera longtemps encore d'Harpagon, car il est l'une des formes humaines, stylisées par la littérature, auxquelles nous nous référons pour penser. Il incarne le génie du mal, fait entrevoir les monstres qui couvaient dans le cerveau halluciné de Molière.    Intérêt philosophique    La pièce est évidemment une condamnation de l’avarice, et sur cet aspect tout le monde s’accorde.  Elle fait réfléchir à l’éternel conflit entre les générations à l’intérieur d’une famille, mais, là-dessus, s’opposent les partisans d’une autorité parentale sans limite et les protecteurs de l’enfant-roi  Molière a donné une analyse aiguë de la désagrégation d'une famille par le vice de son chef qui l'a rendu méprisable aux yeux de ses enfants et a tranché les liens qui les attachaient à lui.    Destinée de l’oeuvre    La pièce, représentée pour la première fois à Paris au Palais-Royal, le 9 septembre 1668, fut jouée neuf fois en un mois, Molière tenant le rôle d’Harpagon. Puis elle fut jouée cinq jours à Saint-Germain. Elle a donc subi un échec initial, le public n’acceptant pas qu’une «grande comédie« en cinq actes soit écrite en prose, le propos apparaissant plus dramatique que bouffon à cause d’une véhémence jamais atteinte dans les querelles entre un père et un fils. Elle fut jouée par Molière une quarantaine de fois durant les quatre ans qui lui restaient à vivre. Cependant, sitôt imprimée, en 1669, elle connut des contrefaçons , une traduction allemande et des adaptations en anglais, d’abord par Shadwell sous le titre “The miser” puis par Fielding.  Au XVIIe siècle, les dévots l’ont condamnée, Molière étant à leurs yeux un démolisseur de la millénaire institution familiale.  Puis Jean-Jacques Rousseau, dans sa “Lettre à d'Alembert sur les spectacles” (1758), s’est scandalisé de la scène qui oppose, dans un même désir, le père usurier et le fils prodigue, ne comprenant pas que la comédie et le personnage sont grotesques ; que, dans le théâtre de Molière, les pères, les vieillards et les maris ne sont pas ridicules en tant que pères, vieillards ou maris ; qu’Harpagon nous amuse non comme père, mais comme avare et que, si son fils lui manque de respect, c'est que, dans ce moment, l'avare, l'usurier et le vieillard amoureux, les trois vices ou les trois ridicules d'Harpagon, cachent et dérobent le père.  Aujourd’hui, “L’avare” est considéré comme l’archétype de la comédie moliéresque, est l’une des comédies favorites du grand public qui accorde à Harpagon une réputation égale à celle de Tartuffe, tous deux figurant dans le catalogue international des personnages odieux. Elle a été donnée plus de deux mille fois à la Comédie-Française. Elle a inspiré nombre de metteurs en scène.  En 1980, Jean Girault en a donné une adaptation cinématographique plus commerciale que digne de Molière, où Louis de Funès a popularisé un Harpagon caricatural.  En 2007, à Paris, la pièce a été mise en scène par Georges Werler et jouée par Michel Bouquet. Il a commenté : «  Harpagon, c'est un abîme ! […] La pièce est plus appropriée à aujourd'hui qu'il y a vingt ans. Auparavant, les gens ne se sentaient pas menacés. Aujourd'hui, il y a comme une crainte qui donne plus de proximité, plus de force à la farce ; il y a de la fatalité dans tout cela. L'argent est devenu le principal personnage ! C'est la pièce la plus dure, la plus méchante, de Molière. Mais il y a là une amertume que je n'avais fait qu'entrevoir, presque une sécheresse, qui est dans les caractères et dans les passions, et qui brûle les âmes sans les attendrir. Même la jeunesse (que Molière exalte toujours) en est atteinte, comme si tout était abîmé, corrompu, par un vent mauvais ! «

« 5)...

«Il est raillé par ses voisins, vilipendé par ses domestiques ; il laisse son fils s'endetter et sa fille s'enfuir ; ilveut cacher son argent, et on le lui vole ; il veut se marier, et on lui prend sa maîtresse ; il tâche d'être galant, et ilest imbécile ; il pleure, et le spectateur rit.

Que de moyens pour rendre un homme grotesque !» (Taine).

Il estbouffon devant Mariane, bouffon dans ses pauvres colères, bouffon dans sa naïveté lorsqu'il boit les flatteries deFrosine, bouffon quand il enterre sa cassette, bouffon surtout dans le fameux monologue de la scène 7 de l'Acte IV: «Au voleur ! au voleur ! à l'assassin ! au meurtrier !», bouffon enfin dans les derniers mots : «ma chère cassette».Ce tyran est ridicule, au plus haut point comique, et dès lors, il devient impossible de prétendre que “L'avare” doitson caractère de comédie aux seuls «lazzi» qui viennent se superposer à l'intrigue de fond : le jeu du chapeau (III,1), le jeu des chandelles (V, 5).

C'est donc une farce, ce qui déplut aux esprits sérieux qui, au XVIIe siècle, auraientvoulu voir Molière se cantonner dans la «grande comédie», celle dont on voudrait pleurer après en avoir tout justesouri, celle qui est proche du drame.

Le père Rapin se plaignait : «On veut plaire au peuple et, pour lui frapperl'esprit, on grossit les choses, car le génie du peuple est grossier : il faut de grands traits pour le toucher.» D'autresvoudraient voir la littérature réduite à n'être qu'une suite de documents sur l'être humain.

Mais le franc rieur que futMolière se plaisait à la caricature comique pour ridiculiser l'avarice.

Il fut forcé de développer l'avarice d'Harpagonsur un mode voisin du burlesque, pour maintenir sa pièce dans le domaine de la comédie, car un avare conçu sur lemode du “Misanthrope”, en nuances, eût fait inévitablement basculer la pièce dans le drameCe drame, on l'a avec l'odieuse rivalité entre Harpagon et Cléante, amoureux de la même femme pour laquelle le pèreéprouve une convoitise libidineuse et qu'il lui dispute âprement.

Les scènes où Harpagon apparaît sous les traits d'unsexagénaire amoureux nous surprennent, nous déconcertent, nous gênent L'amour du vieillard donne lieu à quelquesscènes de comédie qui seraient les mêmes s'il n'était pas avare, mais l;a gênante rivalité avec son fils éclate dansl'altercation de la scène 5 de l'acte IV où il n'est plus question alors de l'avarice.

Pour Gœthe (“Conversations avecEckermann”, 1825), cette scène où «le vice détruit toute la piété qui unit le père et le fils» montre «un drame d'unegrandeur extraordinaire» et est «à un haut degré tragique».

La pièce se fait alors pathétique, cruelle et mêmeféroce. Aussi, si suggestive soit-elle, si riche soit-elle par les points de vue qu'elle nous ouvre, “L'avare” n'est pas sansdéfauts.

D'aucuns la trouvent longue : trois actes auraient suffi pour traiter de l'avarice ; la scène 5 de l'acte II, enparticulier, se traîne et nous lasse.

L'action manque de solidité puisque, par deux fois, nous entendons exposer desprojets : maladie feinte d'Élise (I, 5), supposition d'une riche marquise, venue de Basse-Bretagne pour épouserHarpagon (IV, 1) - dont il n'est plus question par la suite.

La pièce est bizarrement construite : ce n'est que dansles deux derniers actes que l'action et ses funestes conséquences prennent le dessus.

Ce que dit Harpagon (et il ditdes choses insensées, vraiment !) compte moins que ce qui lui arrive.

Tout à coup, on est dans la noirceur, dans lamalédiction, dans le tragique.

Et puis, miraculeusement, tout finit dans le merveilleux et dans le pardon.

Comme uneenvie de sourire après ce cauchemar.L'intrigue est légère et dénouée par léger accident dénoue, juste assez pour que son étude ait forme de pièce.

Celéger accident arrive à point pour effacer toute idée de drame, car vingt-quatre heures plus tard, Anselme setrouvait bigame puisque sa femme n'est pas morte, et il était aussi le rival de son fils puisque, d'accord avecHarpagon, il allait épouser Élise ; enfin, ignorant que Mariane est sa fille, il laissait Harpagon la prendre pour femme.Indispensable pour faire basculer le drame dans la joie, ce dénouement nous place en plein méli-mélo-drame quandse produit la traditionnelle «reconnaissance».L'unité d'action n'est obtenue que par la présence réelle ou morale d'Harpagon autour de qui se nouent toutes lesintrigues.

Même quand il est hors de scène, c'est encore de lui qu'on parle.“L'avare” est une comédie de mœurs et de caractères des plus audacieuses, des plus âpres, avec des ouverturessur le drame, des échappées vers le jeu pur et un dénouement tout romanesque.

Molière est en effet arrivé à fairerire franchement de tout ce nœud de vipères, par la force même des situations comiques qui nous oblige à ne voirque le face-à-face des êtres, et non les êtres. Intérêt littéraire La pièce fut mal accueillie parce que, bien qu'une «grande comédie», elle était écrite en prose.

Avait-il renoncé àsoumettre le texte aux nécessités de la mesure et de la rime parce qu'il était malade, découragé par la violence desattaques lancées contre “Tartuffe”? Il reste que cette prose rend le texte plus simple, plus clair, plus rapide, plusvivant.

À bien étudier le texte, on y décèle de nombreux vers blancs.Pour le comédien Michel Bouquet, « c'est une des proses les plus efficaces qu'on ait jamais écrites pour le théâtre ». Intérêt documentaire “L'avare” peut être considéré comme la première comédie réaliste, et les spectateurs du XVIIe siècle aperçurent leréalisme visible sous les bords du masque ; ils en dénoncèrent même les excès.La reconnaissance finale peut se justifier par le fait que, durant la Fronde, durant les révolutions de Naples, bien desfamilles avaient été dispersées et ne se retrouvèrent qu'après des séparations plus ou moins longues.La comédie nous montre l'intérieur d'une famille parisienne entre 1660 et 1670.

Le cadre est réaliste : un hôtelbourgeois, dirigé par un intendant (Valère), assisté de quatre domestiques (maître Jacques, qui devrait compter pourdeux, Brindavoine, La Merluche et Dame Claude) ; des chevaux dans l'écurie, un carrosse dans la remise ; au doigtdu maître de maison, un diamant «qui jette quantité de feux».C'est qu'Harpagon est un bourgeois cossu, car l'avarice n'est pas incompatible avec le rang social, se trouve danstoutes les conditions, les pires avares étant souvent ceux qui gardent une certaine apparence «Sa lésine estd'autant plus basse qu'il est né riche bourgeois, et que son rang l'oblige à garder valets, diamants et voitures.

Qu'ya-t-il de plus vil qu'un usurier à carrosse, inventeur de mets économiques, thésauriseur de chandelles et grippe-sou?. »

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