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La bete humaine

Publié le 25/04/2012

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“La bête humaine” est le dix-septième volet des \"Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire\". La rédaction s'étala entre mai 1889 et janvier 1890. Zola, qui commençait à être un peu las de sa grande série, amalgamait deux projets plus anciens datant de ses premiers projets de 1868-1869 : celui d'un roman sur les milieux de la magistrature, projet d’un roman «judiciaire» ou «criminaliste», et celui d'un roman sur les chemins de fer. L'étude de l'”Ébauche” manuscrite et des brouillons du roman éclaire l'œuvre : désir de  rompre avec les thèmes un peu idéalistes du roman précédent (“Le rêve”), de reprendre le thème de la psychologie du criminel de “Thérèse Raquin”, de s'inspirer de quelques affaires criminelles célèbres, de s'opposer aux théories criminalistes en vogue à l'époque (celle de Tarde ou de Lombroso), de faire un roman du crime et de l'enquête policière différent de ceux des contemporains, notamment de “Crime et châtiment” de Dostoïevski. Après avoir songé un instant à prendre pour héros Étienne Lantier, fils de Gervaise et héros de “Germinal”, Zola lui en inventa un autre et le nomma Jacques, peut-être en souvenir du célèbre tueur en série Jack l'Éventreur qui avait sévi à Londres en septembre-octobre 1888. Après avoir essayé une centaine de titres et failli choisir “L’inconscient”, il finit par retenir “La bête humaine”. Résumé Roubaud, sous-chef de la gare du Havre, a épousé Séverine qui est protégée par le riche et vieux président de la Compagnie de l'Ouest, Grandmorin, qui l’a débauchée lorsqu'elle était toute jeune. Son mari, qui le devine, veut se venger (chapitre 1). Jacques Lantier, fils de Gervaise, est mécanicien sur la Lison, une locomotive qui parcourt la ligne Paris / Le Havre. Il est partagé entre «deux femmes, une à chaque bout de la ligne, sa femme à Paris [Victoire] pour les nuits qu'il y couchait, et une autre au Havre [sa maîtresse Séverine], pour les heures d'attente qu'il y passait entre deux trains», l'une veillant d'ailleurs sur le linge de son mari, « car il lui aurait été très sensible que l'autre l'accusât de ne pas tenir leur homme proprement ». Il est venu passer la journée chez sa marraine, Phasie, la garde-barrière, qui est mariée à Misard et dont la fille, Flore, est attirée par Jacques. Celui-ci, avec toutes les femmes qu'il aime physiquement, est, du fait de sa lourde hérédité alcoolique, pris d'une pulsion homicide à laquelle il échappe cette fois à grand-peine. Mais, du bord de la voie, il aperçoit, dans le train qui passe, un homme en assassinant un autre dont on découvre bientôt le corps (chapitre 2). Au Havre, on apprend la nouvelle. Roubaud donne une version mensongère qui semble convaincre ; seul témoin, appelé à témoigner, Lantier comprend très vite ce que nous savions dès le début : c’est Roubaud qui, poussé par une jalousie aveugle, a tué avec la complicité de sa femme, Séverine, le vieux président Grandmorin dont il venait d’apprendre qu’il était, depuis des années, son «protecteur» ; mais il se tait (chapitre 3). L'instruction est difficile en raison des enjeux politiques : on soupçonne les Roubaud qui ont hérité d'une maison, mais aussi un personnage très fruste, Cabuche, amoureux d'une jeune fille violentée par Grandmorin (chapitre 4). Séverine vient à Paris plaider sa cause auprès d'un haut fonctionnaire impérial qui pressent sa culpabilité, mais laisse le juge Denizet s'engager sur de fausses pistes (chapitre 5). Puis, sur ordre de ses supérieurs qui connaissent la vie scandaleuse de Grandmorin, il prononce un non-lieu. L’affaire est étouffée pour éviter les retombées politiques. Mais le couple Roubaud, après quelques moments de tranquillité, se disloque : lui fait des dettes de jeu qui l'amènent à puiser dans l'argent volé à Grandmorin, elle, pour obtenir son silence, devient la maîtresse de Jacques et tombe amoureuse  de lui.  (chapitre 6). Celui-ci a de la peine à dégager sa Lison, arrêtée deux fois par la neige (chapitre 7). Sa liaison avec Séverine lui fait retrouver ses pulsions de meurtre, mais il n'arrive à tuer ni son amante ni le mari de celle-ci, qui devient gênant (chapitres 8-9). Phasie a été empoisonnée par Misard qui voulait s'emparer de son magot, et Flore, jalouse, veut tuer les amants. Pour cela, elle organise un accident, qui fait des morts, mais n'atteint pas les personnes visées. Elle se suicide (chapitre 10). Lantier est recueilli et soigné par Séverine. Sa pulsion homicide, un instant endormie par la possession physique de la jeune femme, se réveille quand elle lui raconte en détail l'assassinat de Grandmorin et il la tue dans un accès de folie héréditaire : « Depuis qu'il la possédait, la pensée du meurtre ne l'avait plus troublé. Était-ce donc que la possession physique contentait ce besoin de mort? Posséder, tuer, cela s'équivalait-il, dans le fond sombre de la bête humaine? » (chapitre 11). L’affaire Grandmorin rebondit et  le juge Denizet envoie au bagne Cabuche, qui est innocent mais que des preuves mal interprétées semblent accuser. Lantier échappe à la justice, mais il noue une liaison avec la maîtresse de son chauffeur, Pecqueux, qui, les ayant surpris et étant ivre, l'attaque sur la locomotive de leur train lancé à pleine vitesse, les deux hommes, deux vieux amis, roulant dessous, tandis que le train fou emporte les soldats de 1870 vers la guerre (chapitres 11-12). Analyse   Genèse La rédaction du roman s'étala de mai 1889 à janvier 1890. Zola, qui commençait à être un peu las de sa grande série, amalgamait ici deux projets plus anciens datant de ses premiers projets de 1868-1869 : celui, d'une part, d'un roman « judiciaire » ou « criminaliste », sur les milieux de la magistrature, et celui d'un roman sur les chemins de fer. L'étude de l'’’Ébauche’’ manuscrite et des brouillons montre son désir de rompre avec les thèmes un peu idéalistes du roman précédent (‘’Le rêve’’), de reprendre le thème de la psychologie du criminel déjà abordé dans ‘’Thérèse Raquin’’, de s'inspirer de quelques affaires criminelles célèbres, de s'opposer aux théories criminalistes en vogue à l'époque (celles de Tarde ou de Lombroso), de faire un roman du crime et de l'enquête policière différent de ceux des contemporains, notamment de ‘’Crime et châtiment’’ de Dostoievski. Après avoir songé un instant à prendre pour héros Étienne Lantier, fils de Gervaise et héros de ‘’Germinal’’, Zola inventa un nouveau fils à Gervaise, et le nomma Jacques, peut-être en souvenir du célèbre tueur en série Jack l'Éventreur qui avait sévi à Londres en septembre-octobre 1888. Après avoir essayé une centaine de titres et failli nommer son roman ‘’L'inconscient’’, Zola finit par retenir ‘’La bête humaine’’. Intérêt de l’action Deux intrigues s’entrelacent et plusieurs thèmes s'imbriquent. Le drame, qui a pour cadre le monde des chemins de fer, et plus particulièrement la ligne Paris / Le Havre, est sanglant. Il aboutit à une série de meurtres commandés par la passion, la cupidité ou l'instinct aveugle : Roubaud et sa femme assassinent Grandmorin, Misard empoisonne Phasie, Flore fait dérailler le train avant de se tuer, Jacques, qui veut tuer les femmes qu'il aime, commet le meurtre sanguinolent de Séverine avant de tomber lui-même, emporté dans sa lutte avec Pecqueux. Amour et mort sont donc liés dans ce livre très noir où Zola manifestait son goût du mélodrame, se montrait plus proche d’Eugène Sue que de Balzac, trop complaisant pour des horreurs qui laissent une impression pénible. Il se déroule dans des espaces clos (chambres, compartiment de chemin de fer, tunnel), que tout contribue à rendre étouffants (nuit, neige, pluie, brume, regards qui épient). Se libèrent ainsi des forces obscures, incontrôlées, qui viennent du fond des âges, d'une nuit préhistorique commune à tous les êtres humains, et qui cohabitent avec l'instinct de progrès. Cette association du progrès et de la Mort est réalisée dans l'image finale du train fou qui emporte ses voyageurs vers la catastrophe, tandis que s'entretuent Jacques et son chauffeur. C’est une oeuvre très «plastique» par ses découpages en «tableaux» spectaculaires, où Zola se plut aux évocations de la vitesse. L’action est riche en morceaux de bravoure : - une scène d'accident de locomotive sous la neige ; - une scène de déraillement provoqué par une jeune fille jalouse qui aime Jacques ; - les deux crimes, commandés par la passion, la cupidité ou l'instinct aveugle ; - les intermittences de la pulsion de meurtre chez le héros ; - les pages finales décrivant le train fou privé de son conducteur. On peut trouver au roman un côté fantastique avec ce lieu maudit où sont situées à la fois la maison du garde-barrière et celle du président, lieu où se produisent les accidents. Le roman peut aussi être considéré comme une sorte de roman policier où les lecteurs sont tenus en haleine, un roman judiciaire où Zola suit et critique les démarches du juge Denizet, fait une violente satire d’une justice inféodée au pouvoir, remet en question la méthode même du romancier naturaliste car le juge Denizet reconstruit faussement le réel à partir de ses enquêtes et surtout d’idées toutes faites. Intérêt littéraire Le naturaliste qu’était Zola décrivit les lieux avec une grande minutie : par exemple, le paysage le long de la ligne Paris - Le Havre, aux chapitres V, VII, X et XII. Le milieu des cheminots apparaît souvent sordide : «les murs lézardés, les charpentes noires de charbon, toute la misère de cette bâtisse, devenue insuffisante» (chapitre VI). Certaines scènes ont une véritable qualité cinématographique : la Lison éventrée, qui agonise, après l'attentat du chapitre X. Certains passages de cette oeuvre très hallucinée sont poétiques :  «l'étoile de fer» et «les vitrages enfumés» du premier chapitre. Et Zola personnifie la locomotive, la description de ses «blessures» témoignant d'une dimension épique : «les braises tombées, rouges comme le sang même de ses entrailles», ou encore «toute une affreuse plaie bâillant au plein air». Il a même peint de magnifiques tableaux inspirés de l’impressionnisme naissant : la description du pont de l'Europe ressemble étrangement au très célèbre tableau de Monet. On remarque le retour de certaines couleurs : le noir, le blanc, le rouge du sang. Intérêt documentaire C'est d'abord le roman des chemins de fer et du monde nouveau qui s'était organisé autour d'eux, monde en pleine expansion qui à la fois fascinait les contemporains et les terrifiait (vitesse, machines à vapeur, accidents...). Zola disait que «l’originalité est que l’histoire se passe d’un bout à l’autre sur la ligne du chemin de fer de l’Ouest, de Paris au Havre». Il en fit, comme il l’indiqua lui-même dans son ‘’Ébauche’’,  le «poème d'une grande ligne», y chanta la vitesse. «On y entend un continuel grondement de trains : c’est le progrès qui passe, allant au XXe siècle, et cela au milieu d’un abominable drame, ignoré de tous. La bête humaine sous la civilisation». (lettre à Van Santen Kolff, 6 juin 1889). Fidèle à son réalisme, il s'était soigneusement documenté et avait même fait le voyage dans la locomotive sur cette ligne qui passait au fond de son jardin à Médan et dont il aimait photographier les trains. Il s’appuya sur des éléments techniques (les explications du fonctionnement de la Lison relèvent plus du livre spécialisé que du roman. Il avait étudié le monde des cheminots. Il s’est plu à évoquer les grands transits des foules modernes anonymes sur des «réseaux». Il a su mêler intimement, avec une grande maîtrise, l'histoire au document  sur le rail, les gares, les trains, les locomotives et les cheminots. Toute une hiérarchie sociale est décrite qui va du garde-barrière au gros actionnaire, en passant par tous les échelons intermédiaires, du chauffeur au mécanicien, du sous-chef de gare au directeur de réseau. Ce monde est au cœur du système politique général, comme le montre bien l'intervention des pouvoirs dans l'affaire judiciaire qui devient un enjeu politique : le capital engagé, les influences en cause et les personnages rendent l'Empire vulnérable à travers les débauches d'un vieillard. Et Zola a allié le thème de la justice à celui du chemin de fer, sa critique de la justice restant toutefois au second plan, tout en étant omniprésente. Dès le quatrième chapitre apparaît un défaut de la justice : l'erreur judiciaire. Les meurtriers, le jeune couple Roubaud, échappent à la justice, car le juge d'instruction Denizet dont l'enquête, caricaturale, envoie un innocent au bagne et innocente les coupables. Puis, au chapitre XII, la seconde enquête est à nouveau sur une mauvaise piste, en inculpant Roubaud et Cabuche pour le meurtre de Séverine, que Jacques a commis. Zola montre avec ironie l'attitude catégorique du juge Denizet, qui convainc tout le monde, avec «cette profondeur de psychologie criminelle». Cette erreur est commise pour que la mémoire du président Grandmorin ne soit pas souillée : la raison d'État fausse tout. Le juge d'instruction Denizet ne veille pas à faire respecter la justice uniquement pour protéger l'ordre moral, mais également pour protéger sa carrière. Il est d'origine modeste, et c'est par sa persévérance qu'il accéda à ce poste, il ne veut donc pas le perdre, pour une sorte d'inutile vérité qui n'intéresse personne… C'est pour cette raison qu'il abandonne sa thèse première, la culpabilité des Roubaud, pour céder à son ambition : «Il avait un si cuisant désir d'être décoré et de passer à Paris, qu'après s'être laissé emporter, au premier jour de l'instruction, par son amour de vérité, il avançait avec une extrême prudence». Le secrétaire général au ministère de la justice, Camy-Lamotte, agit de même, en cachant l'unique preuve, le papier griffonné par Séverine invitant le présidant Grandmorin. Il promet même un poste à Paris au juge d'instruction Denizet, s’il ne recherche pas plus la vérité. En définitive, ce roman est moins documentaire que  d'autres de la série. Il est aussi moins «transparent». Intérêt psychologique Pour créer ses personnages, Zola s’est livré à des recherches approfondies, s’est inspiré d’exemples réels, de faits divers. Mais, s’il avait failli intituler son roman  “L’inconscient”, c’est qu’il y fit apparaître le dédoublement de la personnalité, tous les personnages étant des «bêtes humaines», la pulsion de mort apparaissant liée avec le désir. Les personnages sont des êtres primitifs et inconscients. Ce qui attire Jacques Lantier en Séverine, c'est la criminelle. Si leur psychologie est réaliste et cohérente, s’ils ont des réactions humaines et logiques, si leurs comportements ne présentent pas d'incohérence psychologique, c’est à partir du postulat de base de l'hérédité auquel, au nom de son naturalisme, en s’appuyant sur le principe de la transmission héréditaire des caractères établi par Darwin, Zola a donné, dans ce roman aussi, un rôle primordial. Aussi André Gide a-t-il pu écrire à propos des “Rougon-Macquart” : «La psychologie n'est en défaut que lorsque les théories de l'hérédité viennent à la rescousse». Jacques Lantier, s’il n’est pas alcoolique lui-même, doit payer pour toutes les générations de Macquart ivrognes dont il est l'aboutissement et, en particulier pour ses géniteurs qui, dans “L'assommoir”, sont des alcooliques. Or on sait bien que «quand les parents boivent, les enfants trinquent !» Du fait d’une espèce de «possession», il souffrirait à cause d’eux d'une agressivité illimitée. Mais son agressivité a été aiguisée par son enfance difficile : il a été élevé par sa tante, Phasie, qui, au deuxième chapitre, évoque «les choses dont tu souffrais, et auxquelles le docteur ne comprenait rien», ses troubles nerveux laissant perplexes et impuissants les médecins. L’heure de la puberté venue, il a été pour la première fois en proie à l'obsession de tuer une femme, pour rien, pour le plaisir.Puis il ne put posséder une femme sans éprouver le besoin instinctif de la tuer. Par la faute d'un lent empoisonnement héréditaire, le fils de Gervaise se trouvait en effet ramené à la bestialité primitive, à la hantise morbide du meurtre, aux pulsions irrépressibles. Lors d'une rencontre nocturne avec Flore, il fut pris de panique, car de nouveau hanté par son envie de tuer, et fuit, pour «galoper» à travers la campagne. Il finit par échouer devant la ligne Paris - Le Havre, où il admira le courage de quelqu'un qui a «osé le faire», «osé tuer» : Roubaud. C'est là que la machination diabolique, qui le poussera à tuer, démarre. On pourrait voir chez lui un phénomène d'impuissance psychologique : sa folie homicide est en effet liée entièrement à l'acte sexuel, et c'est parce qu'il aimait Sèverine Roubaud et qu'il voulait la posséder complètement qu'il finit par la tuer. Aussi bien, comme tous les criminels de sa sorte, il n'avait rien habituellement d'un mauvais garçon : le sang l'épouvantait et l'attirait tout à la fois, et il en arrivait, de crainte de tuer, à fuir les femmes, à vivre solitaire, dans l'unique amour de sa locomotive. Son meurtre accompli, il connut pendant quelques moments l'impression de soulagement du malade mental délivré de sa hantise : il ressentit même une impression d'orgueil et s'enivra de sa supériorité de mâle que son geste criminel semblait lui attester. À la différence de Thérèse Raquin et de Laurent, il n'éprouva aucun «remords» à la suite de son crime, mais, au contraire, un immense soulagement. On ne saurait le juger : il est au fond un personnage complètement passif, livré aux impulsions irrésistibles de son tempéranient et des circonstances, et il n'est point de caractère dans toute la fresque de Zola qui soit aussi entièrement dominé par les forces mystérieuses de l'atavisme, connaissant un dédoublement de la personnalité. Zola associa, comme ailleurs dans ‘’Les Rougon-Macquart’’, amour, folie et mort : «Ce que je veux surtout marquer, c'est ce qu'il y a de sauvage au fond du coït, la mort dans l'amour, posséder et tuer.» Peut-être aussi voulut-il châtier la femme d'une trahison originelle dont l'obscur souvenir se transmet de génération en génération. En effet, l'envie de tuer de Jacques est uniquement dirigée contre les femmes. Il l’a ressentie dès l'adolescence, à la vue de chairs dénudées. N’est-elle pas due à une peur du sexe opposé, qu’il voudrait éliminer en tuant ses compagnes, peur qui est elle-même due à sa crainte de ne pouvoir dominer la situation en présence d'une femme. Car «depuis qu'il la possédait, la pensée du meurtre ne l'avait plus troublé. Était-ce donc que la possession physique contentait ce besoin de mort? Posséder, tuer, cela s'équivalait-il, dans le fond sombre de la bête humaine?» Il  se sent soumis à un déterminisme : «Puisque c'était la loi de la vie, on devait y obéir, en dehors des scrupules qu'on avait inventés plus tard, pour vivre ensemble.» Des scrupules parce que la bête humaine qu’est Jacques possède cependant une conscience, est susceptible d’angoisse. Et c'est dans la description de tels affres que ce roman trouve son originalité par rapport à la violence peut-être plus primitive de “L’assommoir” ou de “Germinal”. Mais aux personnages humains Zola en a ajouté un autre, qui ne l’est pas à prime abord et qui est peut-être le plus important, le personnage central du roman : la locomotive qui n’est pas seulement un de ces objets transformés en héros omniprésent qu’on trouve dans cette épopée que sont “Les Rougon-Macquart”, mais un véritable être vivant. Elle est, elle aussi, la « bête humaine » du titre car elle est une machine qui a été créée par les humains, qui, comme eux a des crises, qui, comme eux, est habitée d’une vie instable, connaissant des échappements brusques, des explosions destructrices. Et elle a des relations avec les êtres humains, Jacques l’aimant comme on aime une femme, l’idéalisant. En effet, si, pour lui, la femme «naturelle», imprévisible, qui a des émotions, est un ennemi, la femme «mécanique», plus prévisible, lui apporte du réconfort : elle est docile et soumise, mais en même temps elle le calme «à l'égal d'une maîtresse apaisante». C'est surtout à partir du septième chapitre que la locomotive apparaît comme un symbole épique. La difficulté grandissante qu’elle connaît lors de son voyage sur des voies enneigées est décrite comme s'il s'agissait de la progression d'un héros, traversant tant bien que mal un champ de bataille. Et ce sont surtout les derniers pénibles mètres qui renforcent l'aspect épique de la dame de fer : «Il semblait qu'elle s'engluait […] de plus en plus serrée, hors d'haleine. Elle ne bougea plus. La neige la tenait, impuissante.» Mais la Lison est atteinte «d'un coup mortel», comme l’est Flore après avoir vu Jacques et Séverine s'embrasser. Et c'est également lors d'un accident qu’elle apparaît pour la seconde fois en tant que symbole épique. Flore, ivre de jalousie, la fait dérailler, dans le dixième chapitre, afin de tuer Séverine et Jacques, pour ne plus souffrir de leur amour. La mort de la Lison est alors décrite comme celle d'un demi-dieu, agonisant, terrassé par un hasard malchanceux : «La Lison, renversée sur les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur». C'est le symbole de la mort de Jacques : leurs morts sont dues aux jalousies d'autrui, celle de Flore et celle de Pecqueux, que sa femme trompe avec Jacques. Au dernier chapitre, la 608, la remplaçante de la Lison, prend à son tour le rôle du symbole épique. Sa course effrénée symbolise la fêlure, la tare héréditaire, qui ne disparaît pas à la mort de Jacques, qui trouvera une autre victime ; elle suit son chemin. Alors qu'elle est abandonnée par son chauffeur et son mécanicien, elle continue de «cavaler», pareille à une pierre qui dévale une montagne, sans pouvoir s'arrêter. La dimension épique de la locomotive est principalement nette dans les dernières lignes : «Enfin, la rétive, la fantasque, pouvait céder à la fougue de sa jeunesse» - «Elle roulait, roulait sans fin, comme affolée de plus en plus par le bruit strident de son haleine». Intérêt philosophique Par l’aspect judiciaire de son roman, Zola voulait dénoncer le fait que la justice est bourgeoise, qu’elle protège les riches, les haut placés, au détriment des pauvres, qu’elle se devait donc d'écarter la vérité, d'emprisonner un quelconque marginal, pour sauver les impératifs politiques, en négligeant l'éthique. Cette critique de la justice annonçait l'attitude qu'il allait avoir,  sept ans plus tard, lors de l'affaire Dreyfus, où il put, avec plus d'ampleur et plus directement, dénoncer les faiblesses du système judiciaire. Par l’aspect psychologique de son roman, au-delà d’une représentation de l’hérédité et de ses conséquences, il voulut, comme l’indiquait son premier titre, ‘’L’inconscient’’, explorer les abîmes de personnalités criminelles soumises à des pulsions primitives. Enfin, on peut voir en la locomotive un symbole à la fois de cette permanence de l’instinct violent au sein de l’humanité, du progrès en marche, de la glissade de l’Empire vers le désastre de Sedan. Destinée de l’oeuvre Le roman,  qui parut d'abord en feuilleton dans “La vie populaire”, du 14 novembre 1889 au 2 mars 1890, fut publié chez Charpentier le 4 mars 1890. L'accumulation de scènes de violence choqua une grande partie de la critique, laquelle reconnut cependant la force du livre : Jules Lemaitre, dans ‘’Le Figaro’’ du 8 mars 1890, le qualifia d'« épopée préhistorique. Traduite en de très nombreuses langues, l'oeuvre est parue en livre de poche dès 1953 et y occupe, pour les tirages, le troisième rang des “Rougon-Macquart” après “Germinal” et “L’assommoir”. Le collaborateur attitré de Zola, William Busnach tira de “La bête humaine” un drame en cinq actes qui ne fut jamais joué. Il a été de nombreuses fois adapté au cinéma, les deux films les plus remarquables étant : - celui de Jean Renoir (1938) avec Jean Gabin (dans le rôle de Jacques Lantier dont il s’est révélé un parfait interprète : «Je regrette une chose : c'est que Zola ne puisse voir Jean Gabin interpréter ce personnage.» a confié Jean Renoir), Fernand Ledoux (Roubaud), Julien Carette (Pecqueux), Simone Simon (Séverine Roubaud) ; il a transposé l’action à l’époque contemporaine, modifié la fin où Lantier se suicide, gommé les thèses naturalistes et humanisé les personnages ; il filma la course du train avec le réalisme le plus scrupuleux ; le déchaînement Iyrique de la bouillante Lison s'accorde en tous points, dramatiquement et esthétiquement parlant, avec la pulsion sauvage, presque mythique, que Jacques Lantier sent naître périodiquement en lui et qui bouscule dans son propre cerveau toutes les barrières de la raison. Ces deux forces, I'une visuelle, I'autre psychologique, convergèrent pour donner au film une exceptionnelle tension qui explique sans nul doute l'espèce d'envoûtement qu'il exerce. - celui de Fritz Lang, sous le titre de “Human desire” (“Désirs humains”, 1954), avec Glenn Ford dans le rôle de Jacques Lantier, Gloria Grahame, Broderick Crawford, Edgar Buchanan ; dans cette version américaine, quand Jeff rentre de Corée, il reprend son emploi aux chemins de fer ; mais son ami, Carl, tue peu de temps après l'amant et le parrain de sa femme, Vicky. Pour Fritz Lang, Zola voulait montrer qu'une bête sommeille dans chaque être humain,  tandis que le producteur insistait sur le rôle de la femme qui était la seule «bête humaine», ce rôle de femme fatale étant même initialement prévu pour Rita Hayworth. Finalement, un compromis a été trouvé et le film s'est basé sur, dixit Lang, «l'éternel triangle».

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