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Au Cabaret-vert de RIMBAUD (Commentaire composé)

Publié le 12/05/2010

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rimbaud

Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottines  Aux cailloux des chemins. J'entrais à Charleroi.  - Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines  Du beurre et du jambon qui fût à moitié froid.    Bienheureux, j'allongeai les jambes sous la table  Verte : je contemplai les sujets très naïfs  De la tapisserie. - Et ce fut adorable,  Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,    - Celle-là, ce n'est pas un baiser qui l'épeure ! -  Rieuse, m'apporta des tartines de beurre,  Du jambon tiède, dans un plat colorié,    Du jambon rose et blanc parfumé d'une gousse  D'ail, - et m'emplit la chope immense, avec sa mousse  Que dorait un rayon de soleil arriéré.

1. Rimbaud le vagabond, Rimbaud « voyant «, qui « fixait des vertiges «, qui voulait « arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens « ; 2. ces mots que nous portons en nous quand nous pensons à Rimbaud, n'est-il pas absurde de les appliquer à l'adolescent qui, en octobre 1870, nous fait part dans un sonnet — forme classique par excellence — des plaisirs solides et rassurants de l'étape auprès d'une belle fille, ... d'une tranche de jambon et d'une chope de bière ? 3. Au cabaret-vert consigne-t-il de façon insignifiante un moment insignifiant ? Est-ce la provocation d'un collégien farceur ? Ou bien nous laisse-t-il sentir, sous la vigueur des sensations débarrassées de toute convention, l'appel vers un ailleurs de la poésie ?

rimbaud

« » (et non pas simplement « coloré »), du jambon rose, de la table verte (avec insistance sur cette couleur par lenom du lieu) ; formes lourdement matérielles de la « fille aux tétons énormes », cette fille du Nord qui, évoquéeentre la commande et le service du jambon, et de façon à l'imaginer grasse et d'une solide bonne santé, peutprendre facilement à son tour, dans l'imagination du lecteur, les couleurs vives du jambon.

L'appétit sexuel évoquédans sa naïve simplicité cède d'ailleurs le pas à celui, encore plus simple, d'une bonne restauration quand on a faimet soif après la marche.

On a remarqué en effet que la jeune fille n'est évoquée qu'entre parenthèses dans unpassage consacré à la nourriture ; en quelque sorte digérée par l'évocation du jambon, elle semble être comme luiappétissante et comestible.

La nourriture et la boisson proprement dites occupent à elles seules six des quatorzevers, les répétitions de jambon, beurre, et tartine, donnant à la fois l'impression de la simplicité et de l'abondance.Que tous lés désirs paraissent seconds par rapport à celui de nourriture contribue à donner du narrateur une imageenfantine.

La présence de l'enfance est assurée aussi par le goût pour les couleurs vives, l'intérêt pour les sujets «naïfs » et pour le coloriage (« plat colorié »).

On sait d'ailleurs à quel point l'esprit d'enfance, la liberté imaginativede l'enfant, resteront importants dans toute l' uvre de ce poète très jeune et très tôt mûri.

Que ce soit pour lahardiesse des ruptures avec la triste société des adultes, pour la conviction dans la quête ou pour les mystèresdévoilés, Rimbaud veut rester à l'écoute de l'enfance, du Bateau Ivre à Conte, Après le Déluge ou Aube (« L'Aube etl'enfant tombèrent...

»).

Toute la simplicité revendiquée dans Au cabaret-Vert peut donc s'interpréter comme lesigne d'une fidélité à l'enfance, les « sujets très naïfs » annonçant la célèbre phrase d'Alchimie du verbe (Une Saisonen Enfer) : « J'aimais les peintures idiotes, dessus de porte (...) ; la littérature démodée, latin d'église (...) contesde fées, petits livres de l'enfance (...).

» Transition Se rappeler les lieux intimes qui unissent dans l'oeuvre de Rimbaud, l'idée d'enfance à la profondeur de la quête poétique permet enfin de percevoir une autre dimension dutexte : au-delà des plaisirs tout simples des sensations, au-delà aussi des plaisirs de la provocation, une joie plusspirituelle, dans un instant privilégié, d'une plénitude exceptionnelle.

II.

Importance de la matière, avions-nous dit ?Mais il faut toutefois remarquer que dans un texte où nourriture et boisson occupent une telle place, on n'assistequ'à l'attente et à la contemplation des aliments, jamais à leur consommation.

L'adjectif « énorme », qui n'estd'ailleurs pas appliqué directement à la nourriture, est remplacé à la fin du texte par « immense » (« la chopeimmense ») dont la connotation est moins matérielle : une sorte d'ouverture vers- l'infini C'est d'ailleurs par l'image,la moins matérielle et la plus légère possible, de la mousse, parée de plus d'un rayon de soleil couchant, que setermine l'évocation du repas.

Par la rime gousse/mousse, et par la décomposition surprenante de l'expression «gousse d'ail », le dernier tercet, malgré l'ironie finale de « arriéré », fait entrer la nourriture, et même les goûts lesplus lourds, comme celui de l'ail, dans l'univers d'une poésie éthérée.

On est donc ici plus près qu'on ne pouvait lecroire à première vue du vagabond poète, détaché des contingences matérielles, marchant vêtu de son paletotdevenu « idéal » « un pied » près de (son) cœur : celui de Ma Bohème, qui date du même mois d'octobre 1870.D'ailleurs l'évocation de la jeune fille, qui nous avait paru subordonnée à celle de la nourriture, est en fait plusimportante qu'elle par certains aspects.

Située au centre du texte, elle peut y représenter non seulement lepassage à l'âge adulte, mais aussi l'initiation à la poésie.

C'est en effet avec son apparition au vers 7 que le sujetdes phrases n'est plus « Je » — comme si grâce à son influence, le narrateur cessait d'agir et devenait spectateur.Elle pourrait donc être l'intercesseur qui lui permet d'être poète, ceci d'autant plus que son entrée en scènecorrespond aussi à une augmentation du nombre des adjectifs et de la place consacrée aux descriptions.

Autour decette figure centrale se construit la présentation d'un instant privilégié, nettement détaché du reste de la vie.

Leplus-que-parfait « j'avais déchiré » nous informe sur les moments antérieurs mais nous fait entrer directement dansl'instant vécu au Cabaret-Vert.

Tous les aspects, peut-être pénibles, de ce qui a précédé, se trouvent ainsi rejetésdans le passé (« déchiré » « cailloux ») pour ne conserver que cet instant délicieux.

L'imparfait « J'entrais » donnel'impression, par l'attention que l'emploi de ce temps suppose quant au déroulement de l'action, qu'on se prépare àrapporter un fait important qui va interrompre ce déroulement.

Et le texte se termine par un autre imparfait « dorait», dont le rôle descriptif permet de prolonger à l'infini ce moment privilégié.

Entre ces deux imparfaits, le jeu del'éclatement du vers et de la strophe peut suggérer au lecteur l'impression de l'éclatement de l'instant.

Lesstructures du vers et de la strophe sont soulignées par la typographie et par l'obéissance aux règles d'une techniquepoétique traditionnelle : elles éclatent, ne pouvant résister à la pression, à la vigueur des sensations, comme éclatecet instant trop plein pour ne pas toucher à l'éternité.

Les rejets, qui longtemps insistent sur la plénitude de l'instantpar le plaisir de la nourriture (tartines/de beurre) de la vivacité du décor (table/verte, sujets très naïfs/de latapisserie), finissent, nous l'avons vu, par transformer la nourriture (gousse d'ail) en quelque chose de moinsquotidien et moins matériel, prenant plus de place dans l'espace, par l'isolement du mot gousse et la rime avecmousse.

Quant aux strophes, la rupture entre quatrains et tercets, habituellement fortement marqués dans lessonnets classiques, est effacée ici par la reprise entre parenthèses, au premier vers du premier tercet, de laprésentation de la jeune fille commencée à la fin du quatrain.

Le deuxième tercet prolonge le premier, ce qui estmoins rare ; mais, ce qui l'est plus, il le fait par une reprise du vers précédent, donnant au thème de la nourriture (lejambon) une force suffisante pour faire éclater les structures et l'instant.

Ce dépassement de l'instant est facilitéaussi par les deux strophes qui, en alternance régulière avec celles qui relatent des actions, évoquent un momentd'immobilité contemplative : au premier quatrain et au premier tercet, avec leurs verbes de mouvement (« J'entrais», « m'apporta ») et leur évocation de la gaieté (rieuse) s'opposent en effet le deuxième quatrain et le deuxièmetercet.

L'immobilité, soulignée par des lignes horizontales (« j'allongeai ») permet de porter le regard surl'environnement.

Celui-ci est « contemplé », ce qui peut surprendre étant donné l'état d'esprit du narrateur,attendant le jambon, et la définition du décor (« sujets très naïfs de la tapisserie).

Surprenante aussi, etcorrespondant bien à l'idée de contemplation, l'adoration qui marque l'entrée de la serveuse : « ce fut adorable ».Provocation d'adolescent sans doute, dans de tels termes appliqués à une telle réalité.

Mais le sarcasme sacrilègedes Premières communiantes ne paraît pas ici essentiel.

La béatitude évoquée par l'adjectif « bienheureux », pourmatérielle que soit son origine, n'en paraît pas moins mener, dans son innocente -- ou presque — simplicité, à unejoie d'essence supérieure.

Que l'expression poétique de cette joie aérienne, dans les mousses et les doruresvespérales, s'accompagne d'un sourire (« arriéré ») ne doit pas nous empêcher d'en accepter l'idée.

Car ce texte, à. »

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