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Collaboration entre Savall, Quignard et Corneau dans Tous les matins du Monde

Publié le 02/11/2011

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quignard

Rédigée par Quignard en 1991 et mis en image par Corneau la même année, Tous les matins du monde se présente d'emblée comme un travail de collaboration et de réécriture du texte à l'image. Le traitement des émotions, l'importance des personnages, les rapports qu'ils entretiennent sont perçus différemment par l'écrivain et par le réalisateur et cette différence de perception est nettement perceptible de celui qui a lu et vu l'œuvre. Le personnage de Toinette n'échappe pas à cette divergence de point de vue. Quel rôle Quignard et Corneau attribuent-ils chacun au personnage de Toinette? Dans les deux versions, le personnage semble dépendre d'une opposition marquée avec sa sœur, être un lien avec le monde extérieur et avoir une importante fonction dramatique.

            Le personnage de Toinette ne saurait être construit sans celui de Madeleine auquel il fait écho.

            L'opposition la plus marquante, et en particulier dans le film, est l'opposition physique. Toinette possède des formes généreuses à l'instar de Marin Marais qu'on dit \"joufflu\" tandis que Madeleine est mince puis maigre. Dans le film, les cheveux sont eux aussi révélateurs. Le roux flamboyant de Toinette s'oppose au noir ébène de Madeleine. Leurs vêtements aussi sont plein de sens; Toinette porte tout au long du film des vêtements au couleurs chaudes (rouges ou oranges) et des robes souvent décolletées, ce qui n'est pas sans rappeler la beauté rayonnante de Madame de Sainte-Colombe, tandis que Madeleine porte généralement des teintes ternes, comme le noir et le gris.

            Leur opposition est également psychologique et se retrouve jusque dans leur prénom. Toinette, diminutif affectueux, fait pâle figure face au prénom à consonance religieuse de sa sœur qui n'est pas sans rappeler la Marie-Madeleine biblique. Le roman la décrit comme quelqu'un de fougueux et décidé. On apprend qu' \"elle ressemblait par le caractère, au fur et à mesure qu'elle grandissait, à Madame de Sainte-Colombe\", lorsqu'elle se débattait et hurlait les jours où leur père les enfermait dans le cellier, tandis que Madeleine pleurait et refusait de s'alimenter. On peut donc en déduire une différence fondamentale Madeleine est beaucoup plus fragile, face à la souffrance elle reste les bras ballants et se laisse détruire tandis que Toinette extériorise cette souffrance par la violence. De plus, Toinette parle beaucoup plus que Madeleine dans le film qui base sa communication sur le regard et la musique. Toinette est également quelqu'un de très souriant, ce qui la rapproche un peu plus de sa mère. Elle est en effet présentée dans le film comme un personnage plein de joie, bon vivant. C'est d'ailleurs entre autre ce qui lui attirera les préférences de Marin Marais, comme le montre la scène du poisson péché, uniquement présente dans le film. Elle préfère, et ce depuis l'enfance, grignoter une gaufrette plutôt que de suivre assidument l'enseignement de Monsieur de Bures, ou encore gober un œuf plutôt que de travailler la terre, autant de choses que Madeleine ne se serait jamais permis de faire.

            Cette opposition perpétuelle entre Madeleine et sa sœur semble fortement affecter Toinette au point qu'elle en éprouve de la jalousie. Elle est par exemple très frustrée que Monsieur de Sainte-Colombe enseigne la viole à Madeleine, la cadette n'étant pas assez grande pour y participer. Et, c'est d'autant plus frappant dans le film, ce n'est pas tant le désir d'apprendre la viole qui obsède Toinette mais bel et bien celui d'obtenir de son père la complicité qu'il a avec sa sœur. Corneau parvient à mettre cela en image par la scène où Toinette cherche à arracher son archet des mains de sa sœur. Ce sentiment d'abandon est dans une certaine mesure justifié étant donné que le père dit lui-même, mais uniquement dans le roman, qu'il est fier de ses filles mais \"surtout de Madeleine, qui est plus sage\". Mais ce ressenti de Toinette est bien plus perceptible à l'écran, notamment par le regard, comme l'atteste la scène où Sainte-Colombe range ses meubles dans la cabane en laissant sa fille dehors. Après que Guignotte l'a empêchée de rester là, elle continue d'observer son père mais cette fois depuis un petit muret.

 

            Mais Toinette semble toutefois avoir un rôle plus important que celui d'opposé à Madeleine. Elle est également un lien pour la famille avec l'extérieur et un élément dramatique important.

            Toinette permet à la famille de s'ouvrir un peu avec l'extérieur car son caractère est beaucoup plus enclin à la communication que ceux de son père et de sa sœur. C'est en effet en voulant satisfaire sa fille cadette que Monsieur de Sainte Colombe se rend à Paris, ce qu'il n'avait pas fait depuis la mort de sa femme, chez son luthier pour concevoir une viole adaptée à la taille de Toinette. C'est aussi et surtout grâce à elle que Marin Marais devient l'élève de Monsieur de Sainte-Colombe, car elle  insiste pour qu'il joue \"un air de sa composition\" qui, parvient à toucher Monsieur de Sainte-Colombe après l'échec de son improvisation sur Les Folies d'Espagne. C'est donc ce personnage qui fait le lien entre les deux personnages principaux en scellant en quelque sorte leur accord. Enfin elle est la seule de la famille qui désire devenir une mondaine et qui y parviendra, comme le mettent en image les dernières séquences du film où elle rencontre Marin Marais vêtue d'amples robes de la cours.

            Dans une certaine mesure, on peut considérer que Toinette est l'élément déclencheur de la mort de Madeleine. Dans le roman, alors que Madeleine et Marin Marais semblaient vivre une idylle, Toinette a charmé Marin Marais qui a fini par rompre avec sa sœur, qui s'est ensuite \"laissée sécher\" d'abord par le souvenir de Marin puis par pure tristesse. Le film semble l'exempter de cette culpabilité en ne montrant aucune scène d'amour entre Marin et Toinette mais seulement la scène du poisson où tous deux échangent un regard de connivence. Dans le roman au contraire, Toinette affirme après l'amour qu'elle n'a \"pas honte\" et qu'elle a eu \"du désir\", sachant pertinemment que Madeleine allait \"devenir maigre\". Si l'on considère que la mort de Madeleine poussera Marin Marais a réellement chercher la musique, Toinette est donc le personnage qui permet la rencontre entre Marin Marais et Sainte-Colombe, mais aussi celui qui permet leur réconciliation.

 

            Le personnage de Toinette a donc un rôle ambigu aussi bien chez Quignard que chez Corneau. Si Quignard en fait un personnage dont la jalousie finit par conduire sa sœur à la mort, Corneau met davantage en lumière le rôle primordial qu'elle occupe dans la mise en relation des deux personnages principaux. On constate donc qu'une réécriture comporte irrémédiablement l'apparition de divergences de points de vue entre les différents auteurs, que ces divergences soient infimes ou importantes.

 

 

 

 

 

 

            Tous les matins du monde se présente comme le fruit de l'étroite collaboration de Pascal Quignard, Alain Corneau et Jordi Savall. Ces trois hommes ont en effet en commun une passion inconditionnelle pour l'art et en particulier pour la musique. Pourtant, une adaptation pose irrémédiablement de nombreux problème, a fortiori lorsque celle-ci résulte de la collaboration trois artistes de genres différents. Quels avantages le film tire-t-il de la coopération des trois genres? La collaboration atypique des trois hommes qui a du faire face à des divergences de points de vue a su faire naître une synesthésie des plus parfaites.

            La création du film de Tous les matins du monde est atypique car ce n'est pas un écrivain qui a cherché à adapter son roman à l'écran mais bel et bien un cinéaste qui a voulu réaliser un film sur la musique. Pascal Quignard ayant déjà abordé les thèmes intéressant Corneau dans une œuvre antérieure intitulée La Leçon de musique, c'est ce bref ouvrage qui va inspirer le cinéaste et le convaincre que c'est à ce romancier qu'il doit faire appel. Il demande donc à Quignard de rédiger pour lui le scenario d'un film sur la musique baroque et le personnage de Sainte Colombe. Ce à quoi l'écrivain répond qu'il préfère d'abord écrire un roman à ce sujet puis se lancer avec Corneau dans l'écriture du scenario qui sera débutée trois mois plus tard. Film et roman paraissent la même année, en 1991. Pour reprendre l'expression consacrée de Corneau, il s'agit d'une \"œuvre tricéphale\", son ami Jordi Savall, musicien baroque renommé s'étant occupé de la bande son et des recherches biographiques au sujet de Sainte Colombe. Il s'agit donc d'une étroite collaboration entre les \"co-écrivains\" du scenario et des dialogues (cinéaste et romancier) et le spécialiste en matière de musique qui va les épauler.

            Passionné de musique, Alain Corneau se réjouit de cette collaboration. Toutefois si réalisateur et romancier sont enthousiastes, ils n'ont pas exactement la même vision et les mêmes attentes de ce film. Ainsi, on observe des divergences de points de vue à la lecture et au visionnage du film. Corneau voulait à tout prix traiter de la musique baroque et en filigrane de la société de cette époque, à savoir des mondains de la cour de Louis XIV et de Louis XV et c'est sur ces seuls critères qu'il \"commande\" un roman à Quignard qui servira de trame de départ à leur écriture conjointe du scenario. C'est agréablement surpris qu'il reçoit un roman aux thèmes variés et profond. Il dira lors d'une interview: \"Il y a le texte de Quignard que j'ai provoqué, chose très bizarre, et qui m'est arrivé tout armé, avec toutes les obsessions de l'écrivain, la voix, la mue, le corps des femmes\". Corneau à donc inséré à son scenario des thèmes qu'ils n'avaient pas envisagés. Les divergences de point de vue les plus flagrantes se trouve dans le rendu des personnages. Toinette et Marais sont traités par le narrateur extradiégétique de Quignard comme étant des arrivistes égocentriques qui n'ont que faire de la santé de Madeleine, tandis que Corneau dans son film minimise ce penchant et met davantage en avant l'image du père borné, froid et autoritaire qu'est Sainte-Colombe. Jordi Savall, quant à lui, ne semble pas prendre part à ses \"querelles\", la musique étant le seul point sur lequel romancier et cinéastes sont tout à fait d'accord.

            Enfin, Tous les matins du monde, bien qu'ayant essuyé des divergences de points de vue, parvient à créer, par l'association de trois spécialistes, une harmonie pluridisciplinaire proche de la synesthésie chère à Baudelaire et aux symbolistes. Dans une interview, Pascal Quignard évoque sans la nommer cette synesthésie à laquelle leur travail a abouti: \"J'ai une conviction sur le rapport de la musique et du cinéma : ce ne sont pas toujours des mariages réussis, car c'est très difficile. Mais quand ils le sont, c'est magique, car il s'agit de la rencontre de deux moyens d'expression très concomitants. Ils ont l'air extraordinairement différents, c'est-à-dire que la musique paraît être un medium abstrait, éthéré, alors que le cinéma semble concret et réaliste, mais ce n'est pas vrai. C'est le faux réalisme absolu : c'est le point ultime de l'effet de réel, mais certainement pas de réalisme, c'est le contraire.\" C'est en effet grâce au travail des trois hommes qu'une telle correspondance est possible. Musique, poésie, cinéma, mais aussi peinture grâce à l'énorme travail pictural entrepris se répondent et forment une foule de sensations quasi-mystique.

            Tous les matins du monde, est donc de toute évidence un film essentiellement esthétique et musical, un hommage à la musique et à la peinture du XVIIe siècle. Une telle entreprise, qui s'avérait ardue, n'a été rendue possible que par la passion commune des trois protagonistes pour la musique et ses mystères. Les divergences de points de vue auxquelles ils ont fait face, n'en révèlent que mieux la profondeur. Il s'agit d'un chef d'œuvre de correspondance entre les arts.

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