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Commentaire Composé Acte III, Scène 5 Dom Juan De Molière

Publié le 05/12/2010

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juan

T E X T E

 

Acte III

Scène 5. DOM JUAN, SGANARELLE.

 

         DOM JUAN. Holà, hé, Sganarelle !

 

         SGANARELLE. Plaît-il ?

 

         DOM JUAN. Comment ? coquin, tu fuis quand on m’attaque ?

 

         SGANARELLE. Pardonnez-moi, Monsieur ; je viens seulement d’ici près. Je crois que 

5       cet habit est purgatif, et que c’est prendre médecine (1) que de le porter.

 

         DOM JUAN. Peste soit l’insolent ! Couvre au moins ta poltronnerie d’un voile plus 

         honnête. Sais-tu bien qui est celui à qui j’ai sauvé la vie ?

 

         SGANARELLE. Moi ? Non.

 

         DOM JUAN. C’est un frère d’Elvire.

 

10     SGANARELLE. Un …

 

         DOM JUAN. Il est assez honnête homme (2), il en a bien usé (3), et j’ai regret d’avoir 

         démêlé avec lui.

 

         SGANARELLE. Il vous serait aisé de pacifier toutes choses. 

 

         DOM JUAN. Oui ; mais ma passion est usée pour Done Elvire, et l’engagement ne 

15     compatit point avec mon humeur. J’aime la liberté en amour, tu le sais, et je ne saurais 

         me résoudre à renfermer mon cœur entre quatre murailles. Je te l’ai dit vingt fois, j’ai 

         une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire. Mon cœur est à toutes les 

         belles, et c’est à elles à le prendre tour à tour et à le garder tant qu’elles le pourront. 

         Mais quel est ce superbe édifice que je vois entre ces arbres ?

 

20     SGANARELLE. Vous ne le savez pas ?

 

         DOM JUAN. Non, vraiment.

 

         SGANARELLE. Bon ! c’est le tombeau que le Commandeur faisait faire lorsque vous 

         le tuâtes.

 

         DOM JUAN. Ah ! tu as raison. Je ne savais pas que c’était de ce côté-ci qu’il était. Tout 

25     le monde m’a dit des merveilles de cet ouvrage, aussi bien que de la statue du 

         Commandeur, et j’ai envie de l’aller voir.

 

         SGANARELLE. Monsieur, n’allez point là.

 

         DOM JUAN. Pourquoi ?

 

         SGANARELLE. Cela n’est pas civil (4), d’aller voir un homme que vous avez tué.

 

30     DOM JUAN. Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit 

         recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme (5). Allons, entrons dedans.

 

         Le tombeau s’ouvre, où l’on voit un superbe mausolée et la statue du Commandeur.

 

         SGANARELLE. Ah ! que cela est beau ! Les belles statues ! le beau marbre ! les beaux 

         piliers ! Ah ! que cela est beau ! Qu’en dites-vous, Monsieur ?

 

35     DOM JUAN. Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort ; et ce que 

         je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé (6), durant sa vie, d’une assez 

         simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire.

 

         SGANARELLE. Voici la statue du Commandeur.

 

         DOM JUAN. Parbleu ! le voilà bon (7), avec son habit d’empereur romain !

 

40     SGANARELLE. Ma foi, Monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble qu’il est en vie, et 

         qu’il s’en va parler. Il jette des regards sur nous qui me feraient peur, si j’étais tout seul, 

         et je pense qu’il ne prend pas plaisir de nous voir. 

 

         DOM JUAN. Il aurait tort, et ce serait mal recevoir l’honneur que je lui fais. Demande-

         lui s’il veut venir souper (8) avec moi.

 

45     SGANARELLE. C’est une chose dont il n’a pas besoin, je crois.

 

         DOM JUAN. Demande-lui, te dis-je.

 

         SGANARELLE. Vous moquez-vous ? Ce serait être fou que d’aller parler à une statue.

 

         DOM JUAN. Fais ce que je te dis.

 

         SGANARELLE. Quelle bizarrerie ! Seigneur Commandeur … Je ris de ma sottise, 

50     mais c’est mon maître qui me la fait faire. Seigneur Commandeur, mon maître Dom 

         Juan vous demande si vous voulez lui faire l’honneur de venir souper avec lui. (La 

         Statue baisse la tête.) Ha !   

 

         DOM JUAN. Qu’est-ce ? Qu’as-tu ? Dis donc, veux-tu parler ?

 

         SGANARELLE fait le même signe que lui a fait la Statue et baisse la tête. La Statue …

 

55     DOM JUAN. Eh bien ! que veux-tu dire, traître ?

 

         SGANARELLE. Je vous dis que la Statue …

 

         DOM JUAN. Eh bien ! La Statue ? Je t’assomme si tu ne parles.

 

         SGANARELLE. La Statue m’a fait signe.

 

         DOM JUAN. La peste le coquin !

 

60     SGANARELLE. Elle m’a fait signe, vous dis-je : il n’est rien de plus vrai. Allez-vous-

         en lui parler vous-même pour voir. Peut-être …       

 

         DOM JUAN. Viens, maraud, viens, je te veux bien faire toucher au doigt ta 

         poltronnerie. Prends garde. Le Seigneur Commandeur voudrait-il venir souper avec 

         moi ?   

 

65     La Statue baisse encore la tête.

 

         SGANARELLE. Je ne voudrais pas en tenir dix pistoles (9). Eh bien ! Monsieur ?  

 

         DOM JUAN. Allons, sortons d’ici.

 

         SGANARELLE. Voilà de mes esprits forts (10), qui ne veulent rien croire.  

 

Molière, Dom Juan, Acte III, scène 5.

 

(1) Médecine : médicament.

(2) Il est assez honnête homme : c’est un homme d’honneur.

(3) Il en a bien usé : il s’est bien conduit.

(4) Civil : courtois.

(5) Galant homme : homme de bonne éducation.

(6) Qui s’est passé : qui s’est contenté.

(7) Bon : beau.

(8) Souper : dîner

(9) Expression de satisfaction. Sganarelle a eu effectivement raison, et son maître a eu tort. L’expression complète serait : « Je ne voudrais pas pour dix pistoles qu’il en fût autrement. «

(10) Esprits forts : libertins, libres penseurs.

 

ÉTUDE  ANALYTIQUE

 

Introduction

 

Comme Dante ou Goethe, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière (1622 – 1673), incarne le génie propre d’une langue et d’une culture nationales : il n’est pas d’auteur plus français que lui. Mais il n’est pas non plus d’auteur plus universel : comme Cervantès ou Chaplin, il incarne le rire dans sa puissance souveraine, qui transcende frontières et époques. Enfin, en matière de théâtre, son œuvre, avec celle de Shakespeare, constitue la référence absolue : pour tous les comédiens du monde, Molière demeure le « patron «. 

La plupart des comédies de Molière reposent sur des conflits entre des parents cristallisant un défaut (avare, malade imaginaire, femmes savantes, dévot naïf) et le reste de la famille (épouse la plus souvent, enfants qui cherchent à échapper aux conséquences désastreuses de ces manies).

En 1665, alors que l’affaire du Tartuffe bat son plein, pièce qui, bien qu’ayant plu au Roi, fut aussitôt interdite sous la pression de la dévote Compagnie du Saint-Sacrement qui accusait l’auteur d’impiété et lui reprochait de donner une mauvaise image de la dévotion et des croyants, Molière contre-attaque en écrivant une autre pièce, Dom Juan ou le Festin de pierre, afin de nourrir sa troupe et de dénoncer explicitement la cabale des dévots. C’est une pièce qui ne ressemble en rien aux autres comédies, dont le héros est un maniaque ridicule. Représentant une phase importante de la lutte de Molière contre les dévots de la Compagnie du Saint-Sacrement, Dom Juan illustre un mythe occidental moderne (c’est une réflexion sur le libertinage et ses excès) qui dit le désir profond de liberté de l’individu, borné par des contraintes multiples nécessaires à la vie en société. 

Alors que les scènes précédentes ont vu Dom Juan porter secours à Dom Carlos, un frère de Done Elvire, et en démêler avec Dom Alonse, un autre frère, vérifiant ainsi le courage de son titre de noblesse, cette scène témoigne de la rencontre par le héros et son valet du tombeau d’un Commandeur que Dom Juan a tué autrefois. Par bravade, il invite la statue à dîner, celle-ci acceptant d’un mouvement de tête.

 

I-    Un libertin cynique défiant la mort

 

Dans cette scène, Don Juan va confirmer son statut de séducteur cruel et ajouter à son personnage un comportement qui sera la cause de sa mort : le refus de croire à une vie après la mort, niant et même bravant ainsi Dieu.

 

a-    L’autoportrait du séducteur

 

Don Juan va ici reprendre sa tirade sur l’inconstance amoureuse (acte I, scène 2), affichant :

 

- son cynisme

Ainsi, c’est avec franchise qu’il avoue brutalement la fin de sa passion pour Done Elvire (Oui ; mais ma passion est usée pour Done Elvire, ligne 14) et ce qu’il pense du mariage (l’engagement ne compatit point avec mon humeur, ligne 15 et je ne saurais me résoudre à renfermer mon cœur entre quatre murailles, ligne 16). Sa remarque sur l’engagement laisse entendre la soumission déclarée de Don Juan à son humeur, comme si s’engager signifiait se lier, et que la décision du lien se trouvait dans le « tempérament «, compris comme la nature humorale de l’homme. 

 

- son hypocrisie

Elle lui sert ici à masquer son libertinage :

                                            .parlant ainsi de son cœur, et non de lui (Mon cœur est à toutes les belles, ligne 17)

                                            .rejetant la responsabilité de sa conduite sur les femmes (c’est à elles à le prendre tour à tour et à le garder tant qu’elles le pourront, ligne 18). Il rejoint ainsi l’ « aveu « de la scène 2 de l’acte I, où il se disait soumis par la beauté de chaque femme, et donc jamais lié à aucune d’elle en particulier.

                                            .justifiant son infidélité par sa générosité (Je te l’ai dit vingt fois, j’ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire, lignes 16-17).

 

b-    Une vision moqueuse de la mort

 

Don Juan s’avère :

 

                             -    insolent avec sa proposition de visite respectueuse du tombeau (Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme, lignes 30-31).

 

- moqueur à l’égard du tombeau du Commandeur, manifestant son 

incompréhension face à sa beauté (Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort ; et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé, durant sa vie, d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire, lignes 35 à 37). Ses explications ne sont que des sarcasmes (c’est une visite dont je lui veux faire civilité, ligne 30) : le défi est clair, et plus encore à l’intérieur du mausolée, où Dom Juan fait comme si le Commandeur était vivant, se moquant de la grandeur de sa demeure et de sa tenue (avec son habit d’empereur romain, ligne 39). Le défi devient alors insolence : Il aurait tort, et ce serait mal recevoir l’honneur que je lui fais (ligne 43). 

 

- provocateur face à la mort, témoignant ainsi sa croyance en une vie 

terrestre et n’attachant aucun prix à ce qui la suit. Toute ambition posthume lui apparaît bouffonne. Ainsi, il force la statue à sortir de son silence et de l’impassibilité des morts, et la tente, ainsi qu’en témoigne son invitation à souper (Demande-lui s’il veut venir souper avec moi, ligne 43), comme il poussait le Pauvre à jurer (acte III, scène 2) ou les paysannes promises à revenir sur leur promesse (acte II, scènes 3 et 4). Mais, cette invitation, et surtout l’acquiescement de la statue, constituent un engagement réciproque, élaborant une temporalité dramatique. 

Si l’invitation est bien un engagement, elle témoigne des liens étroits existant entre Dom Juan et le Ciel. Entrer dans le mausolée, parler à un mort, c’est bien sûr se moquer de la mort, mais c’est aussi défier l’au-delà de se manifester. 

 

Néanmoins, il ne sortira pas vainqueur. Dans un premier temps et conformément au protocole dans la perspective du grand seigneur, c’est à Sganarelle qu’est déléguée la charge du message et il refuse de le croire quand il lui affirme que la Statue du Commandeur a accepté son invitation (ligne 58), niant la réalité du phénomène lorsqu’il lui adresse lui-même l’invitation (Le Seigneur Commandeur voudrait-il venir souper avec moi ?, ligne 63) et scellant sa défaite par sa fuite (Allons, sortons d’ici, ligne 67). 

 

II-    Le comportement de Sganarelle

 

a-    La tonalité comique de la scène

 

À de multiples reprises, le comportement du valet maintient la scène dans une base comique avec :

 

                                       -    la prétendue colique qui explique sa fuite devant le duel (Je crois que cet habit est purgatif, et que c’est prendre médecine que de le porter, lignes 4-5)

 

                                       -    son bon sens populaire. En effet, il ne croit pas au miracle (La Statue m’a fait signe, ligne 58) 

 

                                       -    son conformisme, témoigné par :

                                                           .son respect pour la mort (Cela n’est pas civil, d’aller voir un homme que vous avez tué, ligne 29)

                                                           .son admiration du luxe manifestée par la redondance et les multiples exclamations de sa réplique des vers 33-34 : Ah ! que cela est beau ! Les belles statues ! le beau marbre ! les beaux piliers ! Ah ! que cela est beau ! 

 

b-    L’intuition du valet

 

En effet, c’est son intuition qui lui permet d’annoncer ce qui va succéder au comique, pressentant que le voisinage du tombeau est à éviter (Monsieur, n’allez point là, ligne 27), soupçonnant une vie à l’intérieur de la statue (Il semble qu’il est en vie, et qu’il s’en va parler. Il jette des regards sur nous qui me feraient peur, si j’étais tout seul, et je pense qu’il ne prend pas plaisir de nous voir, lignes 40 à 42) et voyant dans le miracle le bien-fondé de sa foi (Je ne voudrais pas en tenir dix pistoles, ligne 66, expression de satisfaction signifiant qu’il a eu effectivement raison et son maître tort). 

 

Conclusion

 

Cette scène s’achève par un sommet dramatique avec l’intrusion du surnaturel. Le libertin a été en communication avec l’au-delà et les menaces de châtiment, éparses jusqu’à présent, commencent à se vérifier. Cependant, Molière laisse planer l’ambiguïté sur l’attitude de Don Juan et en confie l’interprétation à Sganarelle dans sa dernière réplique (Voilà de mes esprits forts, qui ne veulent rien croire), avec une expression qui désigne le libertin pris en mauvaise part.

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