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Commentaire Composé Sur La Nouvelle "Monseigneur" D'Anton Tchékhov

Publié le 12/09/2006

Extrait du document

L’influence d’Anton Tchékhov sur l’évolution de la nouvelle dans la littérature mondiale du XXe siècle est considérable. Estimant que « la brièveté est sœur du talent «, il érige en idéal de perfection la sobriété, la simplicité, l’économie de moyens et la concision. Il s’agit pour lui de peindre la vie dans toute sa complexité – mais de la manière la plus ramassée, la plus sobre possible. Il publie à partir de 1880 de nombreux récits humoristiques, brefs croquis des absurdités du quotidien qui auront beaucoup de succès. Vers le milieu des années 80, l’humour de ces récits acquiert des résonances plus complexes – comme c’est le cas dans Monseigneur, la nouvelle qui nous intéresse.    Les personnages tchékhoviens, de tous milieux et de toutes conditions, sont des gens ordinaires devant qui se dérobent soudain, à la faveur d’une circonstance souvent mineure, les repères familiers. De fait, toutes les nouvelles de Tchékhov racontent l’histoire d’une révélation troublante, généralement inutile. Par ailleurs ces récits – tout comme le théâtre tchékhovien – peignent le quotidien, la torpeur provinciale. Pour ce faire, ils empruntent à l’objectivité du médecin – rigoureuse mais attentive à l’individu, puisque chaque cas est particulier. Du reste, ils parlent souvent de destins avortés, de non-communication, car ces thèmes tiennent extrêmement à cœur à Tchékhov.    Il est certain que l’écriture tchékhovienne se caractérise par une tonalité majoritairement pessimiste et mélancolique, malgré l’humour toujours présent. C’est ainsi que Léon Chestov surnommait Tchékhov « le chantre de la désespérance « – et il ajoutait : « Il a tué les espoirs humains vingt-cinq ans durant ; avec une morne obstination, il n’a fait que cela. « Effectivement, les récits et pièces de Tchékhov – qui ont pour point commun de peindre la misère de la condition humaine – semblent n’exprimer que tristesse et désenchantement. Ainsi, Monseigneur est l’histoire d’un vieil évêque qui, arrivé à la fin de sa vie, ressent avec acuité sa solitude et son abandon. Ce récit dépeint également les sentiments d’irritation, de lassitude et d’insatisfaction qui assaillent le vieillard se penchant sur sa vie – car Tchékhov avait une conscience aiguë du non-sens et de l’absurdité de l’existence.    Monseigneur est donc un récit sur la solitude et sur la mort – récit d’autant plus poignant que Tchékhov malade s’y met lui-même en scène. Cependant, le pathétisme ne constitue pas la seule tonalité de cette nouvelle où la solitude et la mort même semblent s’effacer devant une poésie du quotidien. Du reste, les incursions lyriques dans une trame réaliste sont fréquentes chez Tchékhov, particulièrement dans les œuvres de la maturité. Par ces alternances de réalisme et de poésie, l’auteur veut obliger son lecteur à réfléchir, à revenir sur lui-même et sur la pauvreté de sa vie.    Ainsi, Tchékhov se propose de « décrire la vie telle qu’elle est «, avec sa part d’ennui et de médiocrité – ce qui est pour l’auteur prétexte à une écriture de la dérision et du pessimisme. Mais cette vie banale, il entend la décrire d’après les canons d’une esthétique entièrement nouvelle. Du reste, il serait absurde de réduire Tchékhov au réalisme, car il pratique le mélange des genre et le « tragique des petites choses « alterne dans ses récits avec un lyrisme suave. Dans cette perspective, il conviendra d’étudier d’abord Monseigneur comme un récit du quotidien – relatant la vie et la mort d’un vieil homme, « le plus insignifiant de tous « ; puis nous nous arrêterons sur les questions existentielles que pose cette écriture du quotidien ; enfin, nous nous attacherons à déceler et analyser le lyrisme tchékhovien dont cette nouvelle est imprégnée – et qui finit par transcender la tristesse et le pessimisme inhérents à l’écriture de Tchékhov.    I – Une écriture du quotidien    Comme nous l’avons vu en introduction, les nouvelles de Tchékhov ont pour sujet des situations de la vie courante, et pour héros des gens ordinaires. Elles reposent donc sur une observation constante et minutieuse du quotidien et – selon le mot de Vladimir Volkoff – « tiennent plus de la photographie objective du réel que de la réalisation d’un plan subjectivement conçu. « (1) C’est ainsi que Tchékhov réussit ce tour de force de passionner son lecteur par des récits dénués d’affabulation romanesque, de toute péripétie, de toute concession à la facilité quelle qu’elle soit. Ses nouvelles sont des nouvelles écrites en creux, sans héros et sans sujet – selon l’idée tchékhovienne que « dans la vie il n’y a pas d’effets ni de sujets bien tranchés «. De fait, tout est pour Tchékhov matière à écriture. Ainsi que l’expose Sophie Laffitte : « N’importe quel fragment de vie recèle un sujet digne d’une œuvre artistique, si, ce sujet, on sait l’approfondir, l’explorer jusqu’au bout. Simple, quotidienne, banale en apparence, telle est souvent l’anecdote qui sert de support aux nouvelles de Tchékhov. Mais elle n’apparaît telle qu’au regard superficiel qui ne sait pas discerner le grand et le profond dissimulés dans le quotidien, dans les plus petits faits de la vie courante. « (2)    (1) A. TCHEKHOV, Nouvelles. Préface de Vladimir Volkoff. Paris, Le Livre de Poche, 1993.  (2) S. LAFFITTE, Vie de Tchékhov. Paris, Hachette, 1971.  C’est ainsi que Monseigneur décrit la vie quotidienne d’un vieil ecclésiastique – vie rythmée par la prière, les offices et les visites des solliciteurs –, avant de décrire son agonie et sa mort. Par conséquent, le texte regorge de détails de la vie courante. On peut tout d’abord noter l’abondance et l’extrême précision des indications concernant l’heure, la saison, le temps qu’il fait. En effet, le début du récit nous apprend que l’action se déroule au « début d’avril «, et le narrateur mentionne à plusieurs reprises le « soleil printanier « ou « l’air printanier «. Par ailleurs, le texte est semé d’indications temporelles précises. Le lecteur apprend ainsi qu’il est « près d’onze heures « lorsque les vigiles s’achèvent, que l’évêque dîne « à une heure passée «, que le service se termine à « minuit moins le quart « et que Monseigneur entre en agonie « vers huit heures «. A ce propos, il est remarquable que les personnages tchékhoviens, quels qu’il soient, ne cessent de s’enquérir de l’heure, de consulter montres et pendules, de s’exclamer : « il est temps « ou « je suis en retard « – exprimant ainsi de manière concrète l’angoisse du temps qui s’écoule et qu’on ne peut rattraper. Quoi qu’il en soit, ces indications temporelles contribuent au réalisme du texte par leurs apparitions régulières. De fait, les nouvelles de Tchékhov s’inscrivent dans un monde réel et concret – et, par conséquent, dans une temporalité bien précise.    Par ailleurs le texte est scandé – ainsi que l’existence même de Monseigneur – par le rite orthodoxe. De fait, le narrateur mentionne avec précision les divers offices de la journée, fournissant des indications telles que : « Monseigneur se changea et commença à dire les prières du soir « ; « A une heure et demie, on sonna matines « ; « Rentré de l’église, Monseigneur fit des prières hâtives « ; « Les cloches sonnèrent les vêpres et il fallut aller à l’église «. De la sorte, le lecteur est invité à entrer dans l’intimité de Monseigneur Piotr, dans le quotidien de sa vie d’évêque. Il découvre ainsi les détails de son existence partagée entre le monastère et l’église. Il découvre aussi les lassitudes et les faiblesses du prélat – parfois exaspéré par la longueur des offices, ou fatigué au point de négliger ses prières.    De même, le texte fournit des précisions temporelles et spatiales liées au calendrier liturgique, telles que : « La veille du dimanche des Rameaux, au couvent de Staro-Pétrovsk, c’étaient les vigiles « ; « Le lendemain, dimanche des Rameaux, Monseigneur dit la messe à la cathédrale de la ville « ; « Le jeudi, il dit la messe à la cathédrale, avec le rite du lavement des pieds «. Même après le décès de Monseigneur Piotr, survenu dans la journée du Samedi Saint, le texte continue de donner des précisions sur le temps liturgique – pour bien montrer que la vie continue de suivre son cours et que la disparition du vieil évêque est passée pratiquement inaperçue, même de ses fidèles.    De fait, à peine notre évêque a-t-il « passé le pas « – selon l’expression de Tchékhov – que le texte annonce : « le lendemain, ce fut Pâques «. Du reste, il semble que la mort de Monseigneur n’enlève rien à la joie liée à la fête de la Résurrection – ainsi qu’en témoignent les lignes suivantes : « La ville comptait quarante-deux églises et six monastères : les carillons sonores, joyeux, régnèrent sur la ville du matin au soir, sans répit, faisant vibrer l’air printanier. « Un peu plus loin, le texte ajoute : « Dans la rue principale, passé midi, on se promena dans des calèches attelées de trotteurs, en un mot on s’amusait, on était heureux, comme on l’avait été l’année dernière et comme on le serait, selon toute vraisemblance, l’année prochaine. « Enfin, le narrateur précise qu’« un mois plus tard, un nouvel évêque suppléant fut nommé «, et que « personne ne pensa plus à Monseigneur Piotr «.    Ainsi, Monseigneur décrit le quotidien d’un vieil ecclésiastique – un quotidien décevant et répétitif – avant de décrire sa mort – une mort obscure et solitaire, rapidement oubliée. Sous cette écriture du quotidien couve d’ailleurs ce que Sophie Laffitte appelle « le sentiment tragique de la vie «, c’est-à-dire le sentiment profond qu’avait l’auteur de la solitude et de la misère de l’homme. Il s’agit là d’un sous-texte psychologique commun à tous les récits tchékhoviens – imprégnés d’ironie en même temps que de compassion pour les faiblesses humaines. Les spécialistes de Tchékhov appellent cet arrière-texte « le courant souterrain « – c’est-à-dire le second plan des événements du récit. De fait, dans les récits tchékhoviens comme dans la vie, l’essentiel n’est pas dit simplement et directement, la communication est imparfaite et intermittente, les silences sont plus signifiants que les mots. C’est ainsi que l’écriture de Tchékhov est bien plus complexe et profonde qu’il n’y paraît tout d’abord. D’une manière générale, elle implique une interrogation sur le sens de la vie.    II – Une écriture de l’absurde    Dans ses nouvelles comme dans son théâtre, Tchékhov décrit la vie qui passe dans sa navrante monotonie, ainsi que l’atmosphère étouffante des petites sociétés provinciales. L’absurdité du « quotidien « saute aux yeux du spectateur ou du lecteur, sans que l’auteur soit intervenu pour appuyer sa thèse. De fait, il n’y a pas de plaidoirie, pas de réquisitoire dans l’œuvre de Tchékhov. L’auteur se contente, selon le mot d’Henri Troyat, de « montrer un tableau « à son public : « Le public juge sur pièces. On lui montre un tableau. C’est tout. Mais chaque trait, chaque touche de couleur, dans ce tableau, a été disposé avec une science telle, qu’il est impossible de nier la signification tragique de l’ensemble « déclare Troyat. (1) De fait, toutes les nouvelles de Tchékhov expriment – sans didactisme aucun – l’idée désespérante que la vie est absurde et incompréhensible. Ainsi, les personnages tchékhoviens provoquent la pitié, car ils cherchent vainement un sens à leur existence et ressentent avec anxiété la fuite du temps.    Effectivement, les nouvelles de Tchékhov abordent fréquemment le thème du vieillissement qui s’amorce sans qu’on s’en aperçoive – puis sur ce qui s’ensuit lorsque, soudain, on le remarque. Ces « récits du quotidien « soulignent le côté tragique, négatif, irréversible de l’existence, et traduisent l’angoisse de l’homme face au temps qui passe. C’est ainsi que Monseigneur Piotr, évoquant sa jeunesse avec nostalgie, déplore la fuite du temps et se rend compte qu’il n’est pas prêt à mourir – ainsi qu’en témoignent les lignes suivantes : « Il constatait qu’il avait atteint tout ce que pouvait atteindre un homme dans sa position, il avait la foi, mais tout n’était pas clair, il manquait encore quelque chose, il n’avait pas envie de mourir ; et il lui semblait toujours qu’il ne possédait pas la chose la plus importante dont il avait confusément rêvé jadis. «    Par ailleurs, l’approche de la mort donne à Monseigneur Piotr la claire conscience du vide et de l’inanité des préoccupations humaines, ainsi que de la sottise des hommes, ses semblables. Les lignes suivantes sont révélatrices de l’état d’esprit de l’évêque malade : « Maintenant, souffrant lui-même, il était frappé par le vide, la mesquinerie des sollicitations et des sujets de larmes ; il s’irritait de l’inculture, de la pusillanimité ; toutes ces choses mesquines et inutiles l’oppressaient par leur masse. « Un peu plus loin, le narrateur ajoute : « Le peuple lui semblait grossier, les solliciteuses ennuyeuses et sottes, les séminaristes et leurs professeurs incultes, quelquefois sauvages. « De plus Monseigneur Piotr éprouve le sentiment d’être méconnu et incompris, il souffre d’être redouté au lieu d’être aimé. Le texte nous apprend en effet qu’« il n’arrivait pas à s’habituer à la crainte que, sans le vouloir, il suscitait chez les gens, malgré son caractère tranquille, modeste. Tous les gens du département lui semblaient, quand il les regardait, petits, apeurés, culpabilisés. En sa présence, tout le monde était intimidé, même les vieux archiprêtres ; tout le monde se jetait front contre terre devant lui, et récemment une solliciteuse, vieille épouse de curé de  (1) H. TROYAT, Sainte Russie : souvenirs et réflexions. Paris, Grasset, 1956.  front contre terre devant lui, et récemment une solliciteuse, vieille épouse de curé de campagne, de peur n’était pas arrivée à prononcer une seule parole et était repartie comme elle était venue. «    Du reste, l’incompréhension entre les hommes et le tragique de la condition humaine comptent parmi les thèmes de prédilection de Tchékhov, dont les personnages ne cessent de s’interroger – sans jamais trouver de réponse – sur le sens de la vie. Voici ce que déclare à ce sujet le metteur en scène Peter Stein, dont les propos peuvent s’appliquer aux nouvelles de Tchékhov aussi bien qu’à ses pièces : « Par une analyse au scalpel, impitoyable, Tchékhov a établi que la vie est dépourvue de sens et, avec une imagination intarissable, il a reconstitué cette vie sous tous ses aspects, ce qui est typiquement russe, en affirmant, peut-être parfois de manière un peu exagérée, qu’il est absurde de continuer à vivre si l’on ne cherche pas un sens à la vie, bien que ce sens n’existe pas. Tel est le paradoxe original qu’il a avancé. « (1)    Il est certain que Tchékhov – médecin de son état – manie la plume comme le bistouri, et que son regard incisif met implacablement en lumière un monde trivial, morne et désenchanté. C’est ainsi que l’écriture tchékhovienne, qui peint la misère de la condition humaine, paraît baignée par une philosophie du désespoir et de l’absurde. Du reste, l’un des thèmes favoris de Tchékhov – et, sans doute, le plus caractéristique et le plus profond – est le thème de la solitude : solitude métaphysique, inhérente à la condition humaine. En effet, nombre de personnages tchékhoviens ressentent douloureusement que leur malheur n’intéresse personne, qu’ils ne peuvent pas le communiquer à leurs semblables, parce que les sentiments profonds sont incommunicables par essence ; parce que – selon le mot de Sophie Laffitte – « un noyau essentiel de l’homme reste tragiquement séparé de tous. « (2)    Monseigneur montre que si l’homme est irrémédiablement seul dans la vie, il l’est aussi dans la mort. De fait, le vieil évêque éprouve amèrement, au moment de mourir, la solitude à laquelle le condamne sa haute position. Comme tant d’autres personnages de Tchékhov, il découvre que le « noyau « qui constitue son être profond est incommunicable à autrui. Sa mère elle-même semble craindre le prélat qu’il est devenu et n’ose lui témoigner qu’un respect distant, insupportable au cœur solitaire du vieil homme. Précisons au passage  (1) P. STEIN, Mon Tchékhov. Paris, Actes Sud, 2002.  (2) S. LAFFITTE, Vie de Tchékhov. Paris, Hachette, 1971.  qu’un respect distant, insupportable au cœur solitaire du vieil homme. Précisons au passage que Tchékhov – dont Monseigneur est l’une des dernières nouvelles – apparaît en filigrane derrière son personnage, cet évêque qui sait qu’il va bientôt mourir. A travers lui, Tchékhov nous dit l’espèce d’étonnement désenchanté qu’il éprouve à se trouver dans cette zone médiane entre la vie et la mort. Déjà son héros se sent séparé comme par un écran du monde des vivants, il se juge « plus insignifiant que n’importe qui «, et cette solitude dans laquelle il s’enfonce depuis des années, il en a désormais atteint le fond. Avant de céder à la mort, il exprime le souhait de s’évader une dernière fois, « d’aller à l’étranger «, et il regrette de n’avoir personne « à qui parler, pour soulager son cœur «.    Ainsi, les récits de Tchékhov ont pour sujet des situations tragiques, et pour héros des personnages tristes et solitaires. Mais dans ces récits tragiques apparaît toutefois l’idée d’un avenir meilleur, d’une mutation proche et radicale. En effet, Tchékhov tire de la frustration et de l’échec une foi renouvelée dans la vie et dans ses desseins. Il sait bien que la vie est incompréhensible, mais il souhaite que l’avenir soit radieux. De fait, les personnages tchékhoviens évoquent généralement le futur avec lyrisme, espérant être bientôt délivrés de l’inertie et du mortel ennui qui les habitent. C’est ainsi que les nouvelles de Tchékhov offrent des variations poétiques sur un même thème, chaque personnage exposant sa définition de l’existence et sa vision de l’avenir. Là se trouve la part lyrique de l’écriture tchékhovienne.    III – Une écriture lyrique    Tchékhov, malgré son pessimisme, garde foi en l’homme – et cela transparaît dans son œuvre, où s’exprime avec lyrisme l’espoir d’un avenir meilleur. Ainsi que l’expose Sophie Laffitte : « Nous nous trouvons face au thème si tchékhovien de la mélancolie coexistant avec un immense espoir ; de la constatation du mal et de la souffrance qui règnent encore sur la terre et d’une foi en l’avènement de quelque chose de grand, de bienfaisant et d’informulé, dont l’attente apaise, berce et console. « (1) De fait, les personnages tchékhoviens conservent leur foi en l’avenir malgré les vicissitudes de l’existence. Leurs espérances ont beau mourir les unes après les autres, ils ne cessent d’en forger de nouvelles. En effet, déclare Peter Stein, « on s’aperçoit qu’il est impossible de vivre sans illusions, qu’on a besoin de quelque chose qui leur ressemble, d’un élan passionné ou d’un regret. La foi est nécessaire ! Même si la foi, du point de vue des sciences naturelles, est aussi une sorte  (1) S. LAFFITTE, Vie de Tchékhov. Paris, Hachette, 1971.  nécessaire ! Même si la foi, du point de vue des sciences naturelles, est aussi une sorte d’illusion. « (1)    Le cas de Monseigneur est un peu particulier, puisque l’avenir meilleur dont rêve le personnage se trouve pour lui dans la mort – et ce, bien qu’il commence par en refuser l’idée : « Tout n’était pas clair, il manquait encore quelque chose, il n’avait pas envie de mourir «, dit le texte. En tout cas, il est certain que Monseigneur Piotr a la foi, plus que tout autre personnage tchékhovien. Au seuil de la mort, il continue à croire en l’avenir – un avenir terrestre tout d’abord, car le premier mouvement de l’évêque malade est de se raccrocher à la vie ; mais bientôt, Monseigneur se met à évoquer l’au-delà, cet au-delà que les textes bibliques – qu’il connaît si bien – comparent à un festin de noces. De fait, Monseigneur Piotr a foi en l’avenir proche, mais aussi en la vie éternelle qui lui apparaît comme le simple prolongement de la vie terrestre. C’est ainsi qu’après avoir évoqué le passé avec nostalgie, il se met à imaginer ce que sera le Paradis.    Du reste, le texte établit un parallèle entre les lectures du temps pascal et la mort prochaine du vieil évêque, afin d’insister sur l’espérance qui habite le cœur de Monseigneur Piotr – et qui est une espérance de résurrection. Les lignes qui suivent sont emblématiques de toute la nouvelle : « Monseigneur, en écoutant les textes sur l’Epoux qui vient de nuit et la salle des noces, éprouvait non pas du repentir pour ses péchés ni de l’affliction, mais la paix de l’âme, le calme, et il laissait ses pensées s’envoler dans un passé éloigné, dans son enfance et dans sa jeunesse ; alors aussi on chantait l’Epoux et le séjour, et maintenant ce passé lui apparaissait vivant, sublime, joyeux, tel qu’il n’avait sans doute jamais été. Peut-être, dans l’au-delà, dans l’autre vie, nous souviendrons-nous de notre vie d’ici avec le même sentiment. Qui sait ! « Par ailleurs, le sentiment d’insatisfaction qu’éprouve le vieil évêque en se penchant sur sa vie n’est que l’autre versant de sa foi en un avenir meilleur – ainsi qu’en témoignent les lignes suivantes : « Il lui semblait toujours qu’il ne possédait pas la chose la plus importante dont il avait confusément rêvé jadis, et qu’aujourd’hui encore il était troublé par cette espérance de l’avenir qu’il ressentait enfant, et au séminaire, et à l’étranger. «    Du reste, cette promesse de Paradis est préfiguré par de nombreuses incursions lyriques ayant pour objet la nature. En effet Tchékhov a coutume d’offrir à son lecteur, au fil de son récit, de merveilleuses descriptions de paysages. Son amour de la nature fait de lui un  (1) P. STEIN, Mon Tchékhov. Paris, Actes Sud, 2002.  de son récit, de merveilleuses descriptions de paysages. Son amour de la nature fait de lui un grand paysagiste que ses contemporains ont souvent comparé à Lévitan. C’est ainsi que nous trouvons dans Monseigneur maintes allusions à une nature radieuse, telles que : « Lorsque l’office fut terminé à l’église et que les gens commencèrent à rentrer chez eux, il y avait du soleil, il faisait chaud, il faisait gai, l’eau coulait à grand bruit dans les caniveaux, et de la campagne provenait incessamment le chant des alouettes, tendre, incitant au repos. Les arbres étaient et souriaient aimablement ; au-dessus d’eux, un ciel bleu, sans fond, immense, s’en allait Dieu sait où. « De même, Monseigneur Piotr agonisant s’imagine, dans un moment de délire, qu’il traverse un paysage riant : « Il lui semblait qu’il était un homme simple, ordinaire, qui traversait un champ rapidement, gaiement, en donnant de petits coups de canne, avec, au-dessus de lui, un ciel vaste, inondé de soleil, et qu’il était libre maintenant, comme un oiseau, qu’il pouvait aller où il voulait. « Enfin, après la mort de Monseigneur, la nature toute entière semble témoigner d’un renouveau : « Le lendemain, ce fut Pâques. La ville comptait quarante-deux églises et six monastères : les carillons sonores, joyeux, régnèrent sur la ville du matin au soir, sans répit, faisant vibrer l’air printanier ; les oiseaux chantaient, le soleil brillait clair. «    Nous avons dit que ces allusions à une nature riante apparaissaient comme une préfiguration du Paradis, de la Résurrection de Pâques. En effet, Tchékhov évoque dans cette nouvelle la question de l’au-delà et de l’immortalité de l’âme – lui qui passe pourtant pour le moins métaphysicien des écrivains russes. Voici ce que déclare à ce propos Ernest J. Simmons : « ce n’est pas le sceptique religieux Tchékhov, mais le merveilleux artiste Tchékhov qui évoque de façon si belle et si touchante la foi du vieil évêque dans ce chef-d’œuvre de la nouvelle. « Un peu plus loin, Simmons ajoute : « dans une série d’impressions délicatement narrées, subtilement choisies et arrangées dans le but d’atteindre un effet d’ensemble, Tchékhov raconte la vie et la mort de l’évêque et en même temps crée l’atmosphère de l’église qui donne un sens à sa foi. « (1) De fait, c’est avec un respect profond que Tchékhov évoque l’Eglise orthodoxe – ses rites, ses prêtres, sa douceur, sa poésie.    C’est ainsi que les nouvelles de Tchékhov mêlent écriture du quotidien, écriture de l’absurde et écriture lyrique. Il s’agit de récits statique, d’où toute action est bannie au profit d’une coupe pratiquée dans l’épaisseur de la vie. Des héros complexes et ambigus évoluent dans une  (1) E. J. SIMMONS, Tchékhov. Paris, Laffont, 1968.  évoluent dans une atmosphère étrange, presque réelle, mais à laquelle un subtil décalage donne un ton inimitable, spécifiquement tchékhovien. En effet, ce qui semble ressortir à l’esthétique réaliste dans l’écriture tchékhovienne consiste à exposer des situations – des scènes quotidiennes simples et complexes et des relations entre les êtres – et cela sans commentaire ni pose. Mais imperceptiblement, sous la surface morne et banale de l’existence de province, Tchékhov révèle les valeurs profondes de la vie qui agitent ses personnages tout en leur échappant si souvent. C’est ainsi que le quotidien et la poésie se rejoignent de manière subtile dans ses nouvelles où, paradoxalement, grâce signifie vraisemblance. De fait, la réunion de ces deux concepts contribue pour une grande partie au charme discret et envoûtant de Monseigneur, qui est peut-être la plus belle nouvelle de Tchékhov. Dans ce récit du quotidien, Tchékhov exprime sa lassitude face à la vie, ainsi que le pressentiment qu’il a de sa mort prochaine – mais il exprime aussi la tendresse nostalgique qu’il garde au fond de son cœur pour les rites et la poésie religieuse de son enfance.  Mon  seigneur, qui    Bibliographie    Corpus :  TCHEKHOV, Anton. Nouvelles. Paris, Le Livre de Poche, 1993.    Biographies :  GILLES, Daniel. Tchékhov. Paris, Julliard, 1967.  LAFFITTE, Sophie. Vie de Tchékhov. Paris, Hachette, 1971.  RITZEN, Quentin. Anton Tchékhov. Paris, Editions universitaires, 1961.  SIMMONS, Ernest J. Tchékhov. Paris, Laffont, 1968.  TROYAT, Henri. Tchékhov. Paris, Flammarion, 1984.    Ouvrages généraux :  BONAMOUR Jean. La littérature russe. Paris, P.U.F., 1992.    Ouvrages critiques :  ERMILOV, Vladimir. Essais sur Tchékhov. Moscou, Editions en langues étrangères, 1960.  GRENIER, Roger. Regardez la neige qui tombe : impressions de Tchékhov. Paris, Gallimard, 1992.  LAFFITTE, Sophie. Tchékhov par lui-même. Paris, Seuil, 1957.  NABOKOV, Vladimir. Tolstoï, Tchékhov, Gorki. Paris, Librairie Arthème Fayard, 1985.  STEIN, Peter. Mon Tchékhov. Paris, Actes Sud, 2002.  TROYAT, Henri. Sainte Russie : souvenirs et réflexions. Paris, Grasset, 1956.

« début du récit nous apprend que l'action se déroule au « début d'avril », et le narrateur mentionne à plusieurs reprises le « soleilprintanier » ou « l'air printanier ».

Par ailleurs, le texte est semé d'indications temporelles précises.

Le lecteur apprend ainsi qu'ilest « près d'onze heures » lorsque les vigiles s'achèvent, que l'évêque dîne « à une heure passée », que le service se termine à« minuit moins le quart » et que Monseigneur entre en agonie « vers huit heures ».

A ce propos, il est remarquable que lespersonnages tchékhoviens, quels qu'il soient, ne cessent de s'enquérir de l'heure, de consulter montres et pendules, des'exclamer : « il est temps » ou « je suis en retard » – exprimant ainsi de manière concrète l'angoisse du temps qui s'écoule etqu'on ne peut rattraper.

Quoi qu'il en soit, ces indications temporelles contribuent au réalisme du texte par leurs apparitionsrégulières.

De fait, les nouvelles de Tchékhov s'inscrivent dans un monde réel et concret – et, par conséquent, dans unetemporalité bien précise. Par ailleurs le texte est scandé – ainsi que l'existence même de Monseigneur – par le rite orthodoxe.

De fait, le narrateurmentionne avec précision les divers offices de la journée, fournissant des indications telles que : « Monseigneur se changea etcommença à dire les prières du soir » ; « A une heure et demie, on sonna matines » ; « Rentré de l'église, Monseigneur fit desprières hâtives » ; « Les cloches sonnèrent les vêpres et il fallut aller à l'église ».

De la sorte, le lecteur est invité à entrer dansl'intimité de Monseigneur Piotr, dans le quotidien de sa vie d'évêque.

Il découvre ainsi les détails de son existence partagée entrele monastère et l'église.

Il découvre aussi les lassitudes et les faiblesses du prélat – parfois exaspéré par la longueur des offices, oufatigué au point de négliger ses prières. De même, le texte fournit des précisions temporelles et spatiales liées au calendrier liturgique, telles que : « La veille du dimanchedes Rameaux, au couvent de Staro-Pétrovsk, c'étaient les vigiles » ; « Le lendemain, dimanche des Rameaux, Monseigneur dit lamesse à la cathédrale de la ville » ; « Le jeudi, il dit la messe à la cathédrale, avec le rite du lavement des pieds ».

Même après ledécès de Monseigneur Piotr, survenu dans la journée du Samedi Saint, le texte continue de donner des précisions sur le tempsliturgique – pour bien montrer que la vie continue de suivre son cours et que la disparition du vieil évêque est passée pratiquementinaperçue, même de ses fidèles. De fait, à peine notre évêque a-t-il « passé le pas » – selon l'expression de Tchékhov – que le texte annonce : « le lendemain, cefut Pâques ».

Du reste, il semble que la mort de Monseigneur n'enlève rien à la joie liée à la fête de la Résurrection – ainsi qu'entémoignent les lignes suivantes : « La ville comptait quarante-deux églises et six monastères : les carillons sonores, joyeux,régnèrent sur la ville du matin au soir, sans répit, faisant vibrer l'air printanier.

» Un peu plus loin, le texte ajoute : « Dans la rueprincipale, passé midi, on se promena dans des calèches attelées de trotteurs, en un mot on s'amusait, on était heureux, commeon l'avait été l'année dernière et comme on le serait, selon toute vraisemblance, l'année prochaine.

» Enfin, le narrateur précisequ'« un mois plus tard, un nouvel évêque suppléant fut nommé », et que « personne ne pensa plus à Monseigneur Piotr ». Ainsi, Monseigneur décrit le quotidien d'un vieil ecclésiastique – un quotidien décevant et répétitif – avant de décrire sa mort –une mort obscure et solitaire, rapidement oubliée.

Sous cette écriture du quotidien couve d'ailleurs ce que Sophie Laffitte appelle« le sentiment tragique de la vie », c'est-à-dire le sentiment profond qu'avait l'auteur de la solitude et de la misère de l'homme.

Ils'agit là d'un sous-texte psychologique commun à tous les récits tchékhoviens – imprégnés d'ironie en même temps que decompassion pour les faiblesses humaines.

Les spécialistes de Tchékhov appellent cet arrière-texte « le courant souterrain » –c'est-à-dire le second plan des événements du récit.

De fait, dans les récits tchékhoviens comme dans la vie, l'essentiel n'est pasdit simplement et directement, la communication est imparfaite et intermittente, les silences sont plus signifiants que les mots.

C'estainsi que l'écriture de Tchékhov est bien plus complexe et profonde qu'il n'y paraît tout d'abord.

D'une manière générale, elleimplique une interrogation sur le sens de la vie. II – Une écriture de l'absurde Dans ses nouvelles comme dans son théâtre, Tchékhov décrit la vie qui passe dans sa navrante monotonie, ainsi que l'atmosphèreétouffante des petites sociétés provinciales.

L'absurdité du « quotidien » saute aux yeux du spectateur ou du lecteur, sans quel'auteur soit intervenu pour appuyer sa thèse.

De fait, il n'y a pas de plaidoirie, pas de réquisitoire dans l'œuvre de Tchékhov.L'auteur se contente, selon le mot d'Henri Troyat, de « montrer un tableau » à son public : « Le public juge sur pièces.

On luimontre un tableau.

C'est tout.

Mais chaque trait, chaque touche de couleur, dans ce tableau, a été disposé avec une science telle,qu'il est impossible de nier la signification tragique de l'ensemble » déclare Troyat.

(1) De fait, toutes les nouvelles de Tchékhovexpriment – sans didactisme aucun – l'idée désespérante que la vie est absurde et incompréhensible.

Ainsi, les personnagestchékhoviens provoquent la pitié, car ils cherchent vainement un sens à leur existence et ressentent avec anxiété la fuite du temps. Effectivement, les nouvelles de Tchékhov abordent fréquemment le thème du vieillissement qui s'amorce sans qu'on s'en. »

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