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Commentaire : Philippe JACCOTTET : « La voix ».

Publié le 15/09/2006

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Philippe JACCOTTET, un poète du XXe siècle, a écrit un poème intitulé « La voix «, dans un recueil publié en 1956, L'Ignorant. Le poème porte le même titre qu'un poème de BAUDELAIRE, qui entendait définir sa conception de la poésie et du poète ; après le surréalisme, quelle conception de la poésie peut s'énoncer, en un poème de quatorze vers ? On tentera d'abord de cerner l'identité de cette voix éponyme avant de constater que le poème établit entre elle et la poésie un lien de nature métaphorique. On peut alors lire le texte comme un art poétique. ********** Le poème se présente comme une interrogation concernant une voix anonyme et venue d'on ne sait où. Il distingue la voix éponyme, qui « chante «, de toutes les autres, qui font silence pour l'écouter. Ce sera le fil conducteur du texte : s'interroger sur la source de la voix, et en même temps tendre l'oreille pour l'écouter. Ainsi on peut lire une série de questions, anaphoriques d'abord : « Qui chante ? « Et d'où vient cette voix ? « là «, nous indique le premier vers ; mais l'adverbe est finalement indéterminé : « hors de la ville « ou « là tout près « ? La suggestion d'un lieu précis, « à Robinson « demeure obscure pour le lecteur, qui projette par association d'idées la solitude du héros de DUFOE. La fin du texte apportera une réponse négative à cette série de questions : « nul ne le sait «. Mais l'ignorance de la source et l'identité de cette voix ne suspend pas le désir de l'entendre Au constat du silence accompagnant la voix au premier vers fait écho aux vers 8 et 9 le conseil de faire durer cette attention. Le « silence « appelé est placé en position de rejet, ce qui rend la demande solennelle. Et l'on comprend sa nécessité : comparée à « un vent de mars «, elle porte à ceux qui l'écoutent « leur force « ; ils sont comparés aux « bois vieillis «, et ainsi pourront sourire, à la suite de la voix « devant la mort «. Alors cette voix permet-elle d'accepter la mort, terme de la condition des êtres vivants ? Ainsi « notre lampe [qui] s'est éteinte « symboliserait cette fin ? Mais en même temps cette lampe est celle qu'éteint tous les soirs celui qui en a fini avec les travaux des jours pour se mettre à l'écoute de ce que permet d'entendre le silence de la nuit … la voix. Et si « nul ne [...] sait « ni qui elle est ni d'où elle vient, celui qui est capable de l'entendre est celui qui entretient un rapport pacifié avec le monde : « la possession « et « la victoire « sont en effet les deux modes par lesquels l'être humain prétend s'affirmer au détriment des autres et du monde. L'énigmatique voix permet donc d'établir pour celui qui sait l'écouter un rapport avec le monde qui est aussi celui de l'écoute. C'est alors bien une certaine conception de la poésie que nous présente Philippe JACCOTTET: une « voix sourde et pure « qui chante « un si beau chant «, à l'instar d'Orphée ; la beauté s'allie à la douceur, au sourire, mais en même temps à « la force «. De ce fait, le poème peut être lu comme un Art Poétique. Et cette voix que nous entendons est celle de Philippe JACCOTTET lui-même, une voix dont la poésie nous parvient, en « mode mineur «, si nous tentons une métaphore musicale : le texte est écrit en vers, en alexandrins, au nombre de quatorze, comme dans un sonnet. Mais il n'est pas séparé en strophes, et ces vers tendent vers la prose : ils ne présentent pas de majuscules en début de vers, sauf quand ces débuts sont aussi des débuts de phrases, ce qui n'est pas fréquent, étant donné la généralisation de l'enjambement. Un seul vers contient strictement une phrase : le vers douze : « Qui chantait là quand notre lampe s'est éteinte ? « La phrase fait écho au premier vers, structure donc le poème de façon anaphorique, ce qui met l'accent sur l'usage de l'imparfait à la place du présent : en l'espace de onze vers, du temps a passé, celui qui a permis à la voix de s'exprimer, et ainsi d'adoucir la proximité de « la mort «.Ainsi la tradition poétique est-elle ici convoquée pour être utilisée sans la moindre ostentation. Le texte est injonctif, à la manière d'un Art Poétique. Mais le poète ne s'adresse pas seulement aux autres poètes dans une posture d'autorité. Il s'adresse à tous ne s'affirme pas à la première personne pour distinguer une élite du commun des mortels. C'est au vers 5 un « on « représentant l'humanité qui écoute la voix ; et le poète qui conseille ses semblables à l'impératif, s'exprimant à la première personne du pluriel, s'adresse aussi à lui-même ; seuls semblent être exclus de cette communauté ceux qui prétendent au savoir. Paradoxalement, ceux qui ont accès à la beauté de la voix poétique sont ceux qui vivent dans la posture de … L'Ignorant. Ainsi s'éclaire pour nous le titre du recueil d'où est extrait ce poème. La poésie consiste dans une écoute humble de la beauté du monde. Comment chante la voix de Philippe JACCOTTET ? Si nous avons parlé de mode mineur pour la prosodie, l'expression peut être utilisée aussi pour rendre compte du « si beau chant « : le vocabulaire est simple, aucun terme savant n'est utilisé, aucune référence érudite non plus. Le monde dans lequel nous nous trouvons est réduit à des notations de lieu simples : « la ville « ; « un jardin couvert de neige «. L'expression prolonge les qualificatifs choisis pour parler de la voix « sourde et pure «. L'évocation du temps est simple aussi, « le jour « étant opposé à « notre lampe [qui] s'est éteinte «. Cette périphrase, pour parler de la nuit, construit un univers poétique de la vie quotidienne des humains. L'univers de la banalité de la vie n'est cependant pas exempt d'une dimension énigmatique. Toutes ces questions sans réponse y concourent, les quelques images choisies aussi : qu'est-ce donc que cet « invisible oiseau «, évoqué à l'aide d'un déterminant défini, mais qui ne renvoie à rien de connu ? Figurerait-il par ses ailes l'enveloppe nocturne couvrant la terre pendant la nuit et qui s'efface à l'aube ? La voix elle-même est comparée à un « vent de mars «. Qu'est-ce qui motive une telle comparaison, qui met en lien un phénomène perceptible par l'ouïe, à un autre perceptible lui par la peau ? Deux éléments peuvent l'expliquer : le vent peut être en effet senti tactilement, mais il est impossible de le saisir, c'est donc ce que la voix a d'impalpable qui est souligné par la comparaison. D'autre par, le vent « monte « ; cette direction ascendante figure l'énergie, qui est aussi prêtée à la voix, et on la ressent à la lecture grâce à l'allitération en [v], qui relie « la voix « avec le « vent «, qui lui-même exerce une action bénéfique sur les « bois vieillis «, de même que la voix « nous vient «. Ce passage constitue le nœud du poème, celui vers lequel est tendue la série de questions qui l'inaugure. Le silence appelé en rejet au vers 9 permet par antithèse à la voix de se développer jusqu'au sourire. ********** Le poème de Philippe JACCOTTET peut être lu comme une profession de foi en faveur d'une certaine conception de la poésie : celle qui « invoque par le mot juste, par son nom juste « « la splendeur de la vie «. « L'utopie du poète «, c'est pour lui le fait d'appréhender par le moyen privilégié de l'être humain, le langage, ce qui, impalpable, fait la beauté du monde. Il utilise pour cela la tradition poétique tout en gommant ce qu'elle peut avoir pour les modernes de grandiloquent : l'alexandrin est là à l'état de trace, laissant s'exprimer une voix douce, qui fait « ce peu de bruit « qui nous enchante.

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