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Cours: LE DESIR (4 de 4)

Publié le 22/02/2012

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desir

 

III) LA VALEUR DU DESIR

- L'ambiguïté constitutive du désir – à la fois expérience du manque, de l'altérité et de la création – nous oblige à envisager maintenant la question de la valeur du désir. Que faire finalement de nos désirs pour vivre libre et heureux ? Tout désir est-il souhaitable ? Faut-il tout désirer ?  Dans quelle mesure l'expérience du désir peut-elle être aussi celle de notre liberté ?

1.     FIGURES DU DESIR ALIENE

- Quand le désir signifie-t-il, pour l'homme, la servitude, l'aliénation, la dépossession de soi et finalement le malheur ? En clair, quand et comment le désir est-il serf ? La réponse à cette question nous permettra, dans un deuxième temps, d'envisager un désir libéré qui nous permettra de fonder une authentique sagesse du désir. Envisageons quelques-unes des figures classiques du désir aliéné.

1.     Calliclès, figure du désir intempérant (texte de Platon, in Gorgias, 491 e-492 d)

- Explication du texte de Platon. Cf. Corrigé de l’explication de texte (rubrique « corrigés «).

2) Don Juan, figure du désir aliéné

- La puissance créatrice du désir semble poser problème quand elle substitue un objet rêvé à un objet réel. La construction de soi qui est à l'oeuvre dans le désir risque de se commuer en destruction, de sorte que la recherche de l'altérité prend la forme perverse de l'aliénation. Nous allons dégager ici une première grande figure du désir aliéné, celle notamment qu'incarne Don Juan.

- Le Don Juan de Mozart qui, d'après Kierkegaard, est le paradigme du stade esthétique, est un exemple privilégié d'un individu en quête de soi à travers ses conquêtes féminines. Derrière la séduction de chaque femme réelle, Don Juan vise, en fait, à rendre hommage à la gent féminine tout entière. Don Juan se meut dans un univers de purs fantasmes et en proie à ce que Hegel appelle le mauvais infini du désir : il ne parvient jamais à exhausser son désir.

- En réalité, en voulant embrasser la totalité du genre féminin, en suspendant son désir à tout être " pourvu qu'il porte jupe ", en voulant aimer toutes les femmes, n'en aime aucune. Aucune femme n'est véritablement l'objet de son désir. L'objet réel et l'objet fantasmé ne se recouvrent pas. La femme singulière se fait toujours doubler par l'Eternel féminin. Ce qu'aime Don Juan, c'est la chasse et non la prise. L'objet atteint, le désir s'éteint. Don Juan se repaît plus du désir que de sa satisfaction.

- En somme, Don Juan désire le désir. Seul un objet infini peut raviver sa flamme et entretenir sa soif. La séduction du beau sexe n'est que la figure particulière du désir de désir.

- D'un côté, on peut dire que Don Juan exprime l'essence même de l'homme qui ne peut cesser de désirer sans être mort, de sorte que la visée d'un objet infini fait précisément de nous des êtres infinis.

- Mais, en même temps, Don Juan reste le paradigme du désir aliéné : il reste enfermé en lui-même, il ne parvient pas à inscrire l'infini dans le fini. Il ne peut accomplir son désir d'être lui-même. Il ne rencontre que le mur de l'altérité radicale, il ne peut se reconnaître dans ses objets, ni être reconnu par eux. Il se perd dans ses objets et les confond dans le tourbillon de ses exploits amoureux. Don Juan a d'ailleurs besoin de dresser un catalogue de ses conquêtes pour s'y retrouver. Il lui arrive même de se méprendre en recommençant à séduire des femmes déjà inscrites à son tableau de chasse (par exemple, il entreprend de consoler une belle abandonnée, qui n'est autre que sa propre épouse Elvire).

- Mais ce n'est pas le caractère unique ou multiple des relations qui est source en soi d'aliénation, c'est plutôt le refus de rencontrer et d'admettre une altérité véritable (cf. Cours sur autrui). La revendication d'exclusivité peut déboucher elle aussi sur la négation de l'altérité : derrière la fidélité jurée peut se profiler la peur du changement, d'une remise en cause de l'image officielle du moi social; cette fidélité peut exprimer la peur d'éprouver de nouveaux désirs, de nouer d'autres relations. De même, la relation exclusive peut devenir aliénante lorsque les deux consciences perdent leur autonomie et s'étouffent mutuellement.

Conclusion :

- Au total, il apparaît que le désir sans frein soit davantage source d'aliénation que de liberté ou d'épanouissement. En un sens, l'homme intempérant est paradoxalement esclave de lui-même et est obligé d'opprimer l'autre pour satisfaire tous ses désirs. En un autre sens, le désir infini du désir ne mène qu'à la solitude et à l'incapacité d'une rencontre authentique d'autrui. Mais, dans le désir aliéné, est-ce vraiment le désir en tant que tel qui est en cause ? Faut-il, pour être libre, ne plus désirer et aspirer à la solitude paisible des dieux ? La solution ne réside-t-elle pas au contraire dans un juste maîtrise de ses désirs et de soi-même par conséquent ?

2.     LA MAITRISE DE SOI ET DE SES DESIRS : EPICURISME ET STOICISME

- L'épicurisme et le stoïcisme ne nous invitent pas à renoncer au désir mais à être maîtres de nos désirs. La maîtrise du désir devient alors une figure essentielle de la maîtrise de soi et de la liberté intérieure puisque, comme nous l'avons vu avec Platon, l'intempérance est la marque par excellence de l'aliénation et de l'esclavage.

1) La hiérarchie des désirs (texte d'Epicure, manuel de philo p.44)

- Selon Epicure (342-271), le rôle de la philosophie consiste à savoir rechercher d’une manière raisonnable le plaisir (hédonisme), c’est-à-dire en fait à rechercher le seul plaisir véritable, le pur plaisir d’exister. Le but de la vie humaine est, en effet, d’obtenir le bonheur. Le moyen de parvenir au bonheur est le plaisir né de la satisfaction des désirs.

- Le plaisir est un bien recherché par tous, la douleur étant fuie par tous. Il faut rechercher le plaisir, car c’est son accumulation qui constitue le bonheur. Mais le plaisir n'est pas un mouvement mais un état; il n'est pas mêlé de douleur, mais homogène et pur. Mais tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ignorent le véritable plaisir. Recherchant tous le plaisir, ils ne peuvent l’atteindre, parce qu’ils ne peuvent se satisfaire de ce qu’ils ont, ou parce qu’ils recherchent ce qui est hors de leur portée, ou parce qu’ils gâchent ce plaisir en craignant sans cesse de le perdre.

- La souffrance des hommes vient pour ainsi dire de leurs âmes, de leurs opinions vides. L’éthique épicurienne propose une définition du véritable plaisir et une ascèse des désirs. Il y a des plaisirs “en mouvement” qui provoquent une excitation violente et éphémère. C’est en recherchant uniquement ces plaisirs que les hommes trouvent l’insatisfaction et la douleur, parce que ces plaisirs sont insatiables et que, parvenus à un certain degré d’intensité, ils redeviennent des souffrances.

- Il faut distinguer de ces plaisirs mobiles le plaisir stable, le plaisir en repos comme état d’équilibre. C’est l’état du corps apaisé et sans souffrance, qui consiste à ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid. Le plaisir, comme suppression de la souffrance, est un bien absolu, c’est-à-dire qui ne peut croître, auquel ne peut s’ajouter un nouveau plaisir. Ce plaisir stable est d’une autre nature que les plaisirs mobiles et s’oppose à eux comme le repos au mouvement.

- La méthode pour atteindre à ce plaisir stable consiste dans une ascèse des désirs. Si les hommes sont malheureux, c’est qu’ils sont torturés par des désirs immenses et creux, - la richesse, la luxure, la domination. Il est absurde de désirer des plaisirs inaccessibles ou qui ont des conséquences fâcheuses et se paient de plus grandes souffrances, comme les plaisirs de la gourmandise qui, pratiqués à l’excès, finissent par nous rendre malades. Il convient donc de modérer ses désirs, d’opérer un tri entre eux. Il faut rejeter tous les désirs qui ne sont pas naturels et aussi ceux qui ne sont pas nécessaires à notre survie, à notre santé ou à notre bonheur.

- L’ascèse des désirs se fondera donc sur la distinction entre les désirs naturels et  nécessaires , les désirs naturels et non nécessaires, les désirs vides, ceux qui sont ni naturels, ni nécessaires.

- Epicure prend comme critère la nature qui par elle-même admet ordre et mesure. Le philosophe restitue au corps sa place dans l’ordre de la nature en reconnaissant que ses exigences sont saines, modérées et vitales. Le désordre vient de certaines représentations de l’âme, de certains désirs.

1.               Désirs naturels et nécessaires : désirs dont la satisfaction délivre d’une douleur et qui correspondent aux besoins élémentaires, aux exigences vitales. Exemple : la boisson qui étanche la soif. Désirs limités par les exigences de la nature et faciles à satisfaire.

2.               Désirs naturels et non nécessaires : le désir de mets somptueux, le désir sexuel.

3.               Désirs non naturels et non nécessaires : ceux qui sont produits par des opinions vides, les désirs sans limites de la richesse, de la gloire ou de l’immortalité.

- Epicure admet, à l'intérieur de la sphère des désirs naturels, la possibilité de jouir du superflu dans la mesure où il ne devient pas nécessaire et ne suscite aucune peine lorsqu'il vient à faire défaut. La partition opérée au sein des désirs naturels ne doit pas être comprise comme une distinction entre les besoins vitaux et le luxe. Les désirs nécessaires ne se réduisent pas à des impératifs de survie : " parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même ". On peut éventuellement identifier au besoin les désirs nécessaires pour la vie même (manger, boire) et les désirs nécessaires pour la tranquillité du corps (se protéger des dangers et des intempéries). Toutefois, les désirs liés au bonheur (désir de la sagesse, amitié) ne sont pas assimilables à de pures exigences biologiques.

- Il convient de savoir se contenter de peu. Celui qui désire, par exemple, des mets raffinés ne risque fort d’être déçu et malheureux s’il n’a pas toujours les moyens de se les offrir. Avoir des désirs de luxe nous expose à souvent souffrir. Il faut donc les éliminer. En revanche, celui qui ne désire que des nourritures « naturelles «, un peu de pain et d’eau par exemple, trouvera facilement à se satisfaire et peut même en retirer un très vif plaisir s’il a vraiment faim et soif. Le sage qui ne désire rien de plus pourra tout de même, s’il est invité à un banquet, jouir de la nourriture succulente. De tels plaisirs ne sont nullement interdits, à condition de ne pas les désirer toujours, de ne pas en être « accro «.

- Le but d'Epicure n'est pas de réduire le désir au besoin; il ne fait pas non plus l'apologie d'une vie ascétique limitée aux stricts besoins vitaux. Il s'agit plutôt de considérer que la vie heureuse couronne un état d'esprit libéré de la crainte et des opinions vaines.

- C’est en fait la crainte de la mort qui est finalement à la base de toutes les passions qui rendent les hommes malheureux. En effet, la peur du néant se convertit ici-bas en peur de manquer; celle-ci suscite des désirs multiples portant sur des biens palpables ou immédiats; ces désirs à leur tour en créent d’autres et l’homme, constamment à la recherche d’un plaisir supérieur ou nouveau, gâche sa vie en se privant du contentement. Ce sont les opinions fausses sur la mort qui engendrent cette quête anxieuse d’un bien terrestre immédiat. Nos passions dérivent toutes du refoulement de l’effigie menaçante de la mort et de la réalisation imaginaire du désir d’immortalité. Epicure nous enseigne que la mort n’est rien pour nous. Je peux vivre, agir et profiter des plaisirs de cette vie sans redouter aucune punition après, sans me gâcher la vie à m’angoisser à l’idée de ce qui m’attend. Je sais que c’est ici et maintenant qu’il me faut être heureux, en cette vie, car je n’en ai aucune autre.

- Une autre cause d’angoisse chez les hommes est l’inquiétude religieuse et la superstition. Bien des hommes vivent dans la crainte des dieux. Toutes ces croyances qui empoisonnent la vie des hommes ne sont que des superstitions et des fariboles. Les dieux certes existent, selon Epicure, bien qu’ils n’aient aucune action sur le monde. Epicure ne se représente pas la divinité comme un pouvoir de créer, de dominer, mais comme la perfection de l’être suprême : bonheur, indestructibilité, beauté, plaisir. Les dieux d’Epicure sont la projection et l’incarnation de l’idéal de vie épicurien. La vie des dieux consiste, en effet, à jouir de leur propre perfection, du pur plaisir d’exister, sans besoin, sans trouble. Leur beauté physique n’est autre que la beauté humaine.

- Pour s’en convaincre, il faut rechercher quels sont les fondements réels des choses. La science nous révèle alors que le principe de toutes choses est la matière. Elle peut expliquer tous les événements du monde, tous les phénomènes de la nature, même ceux qui étonnent et terrorisent les hommes, comme procédant de mécanismes matériels dépourvus de toute intention de nuire, et nullement d’esprits divins aux volontés variables. Par exemple, les intempéries qui dévastent nos biens et nous ruinent ne sont nullement l’expression d’une vengeance divine pour punir nos fautes passées, mais seulement la résultante de forces naturelles aveugles et indifférentes à votre devenir.

- Où l’on voit ici que le savoir délivre des angoisses religieuses. La connaissance du mouvement naturel de la vie et de la mort dédramatise la mort et détruit les mythes de l’immortalité. La connaissance est ainsi une arme contre l’investissement de l’homme dans des désirs vides et vains. Le vulgaire comble le vide du néant qu’il redoute par le  vide de ses désirs indéfinis; l’homme sage substitue au vide des fantasmes démasqués le plein des jouissances de la vie; c’est la fonction réflexive de l’esprit qui produit ce changement bénéfique.

- Au total, il faut passer ses désirs au crible de sa raison et éliminer tous ceux qui ne sont pas naturels et nécessaires, tous ceux qui sont vains, artificiels, superflus. C’est la condition pour atteindre l’ataraxie, l’état d’absence de trouble dans l’âme, c’est-à-dire le bonheur. Epicure redéfinit le plaisir à l’encontre de la pensée commune, qui n’aperçoit de plaisir que dans une excitation positive des sens et de l’esprit. La morale d’Epicure est avant tout une ascèse, une maîtrise des désirs. C'est au sein de ce monde-ci que peut s'atteindre un bonheur réel et que la vie peut mériter d'être vécue.

- Nous nous demanderons, dans le cours sur le bonheur, si cette sagesse épicurienne est vraiment satisfaisante.

2.     La citadelle intérieure : le stoïcisme (texte d'Epictète)

- Les stoïciens partent de l’idée platonicienne que l’homme, esclave de ses désirs, n’a ni bonheur, ni liberté. En effet, avoir tout ce que je désire et faire tout ce que je veux ne sont pas en mon pouvoir. Obtenir tout cela ne dépend pas de moi, mais de circonstances extérieures, de la coopération d’autrui, de la chance, bref de l’ensemble de l’univers. Par exemple, être aimé ne se commande pas. Cela dépend des sentiments d’autrui.

- Ainsi en poursuivant l’amour, la gloire, la richesse, le pouvoir, je désire des choses que ma volonté et mon pouvoir ne suffisent pas à m’octroyer, mais qui dépendent de l’ordre de l’univers. La sagesse serait donc de limiter mes désirs à ce qui dépend de moi, à ce que je suis certain de posséder et conserver. Mais qu’est-ce qui dépend de moi ? Qu’est-ce qui est en mon pouvoir ?

- Il s'agit précisément d'une "délimitation de notre sphère propre de liberté, d'un îlot inexpugnable d'autonomie au centre du fleuve immense des événements, du destin" (Pierre Hadot, La citadelle intérieure, p. 100). En nous, à l'intérieur de notre être, nous devons distinguer ce qui dépend de nous (notre raison, notre pouvoir de juger, notre "assentiment") et ce qui ne dépend pas de nous (l'enchaînement nécessaire des causes et des effets, notre corps, sa sensibilité, ses passions). Le pouvoir de l'individu en quête de liberté réside dans le fait que ses jugements et opinions proviennent de lui seul.

- La liberté est le pouvoir de juger. Toute action suppose un jugement sur la valeur accordée à l'objet d'une action; ce jugement est une opinion, une valeur en quelque sorte, qui repose sur un acte intérieur d'adhésion ou de refus. Les stoïciens nomment cet acte d'adhésion ou de refus "assentiment". En somme, notre liberté réside dans nos opinions. La seule chose qui dépende de nous est notre intention morale, le sens que nous donnons aux événements. Dans cette perspective, la liberté intérieure est synonyme d'indifférence à l'égard des causes extérieures et du destin.

- Il n'est donc qu'une chose qui ne dépend que de moi, sur laquelle j’ai un pouvoir absolu : c’est ma volonté. Moi seul décide de ce que je veux. Par exemple, si je veux pas aller à un endroit, on peut m’y contraindre par la force, mais on ne me fera pas vouloir y aller. On aura changé mon corps de place, mais on n’aura pas pu changer ma volonté. Certains hommes ont subi les plus longs emprisonnements (exemple de Nelson Mandela), les pires tortures, rien n’a pu cependant ébranler leur volonté. Je découvre ainsi que je possède, comme chaque homme, une volonté absolument libre, ou encore un libre-arbitre. Je dispose en quelque sorte d’un domaine de pouvoir et de liberté, qui est tout intérieur à moi-même. 

- Quel est alors le secret du bonheur selon les stoïciens ? Il réside en peu de chose : savoir bien user de ma volonté, ne vouloir que ce que j’ai et que ce qui m’arrive. Autrement dit, ne pas désirer ce qui excède mon pouvoir. Ce n’est pas, comme chez les bouddhistes, une extinction de la volonté qui mène au bonheur, mais une apothéose de la volonté. Il nous faut avoir une grande force de volonté pour ne vouloir que ce qui convient. La maîtrise de soi ne passe pas par une extinction de soi, mais par une exaltation de sa force morale personnelle.

- Dès lors, mon bonheur dépend uniquement de la pente que je donnerai à ma volonté et à mes idées, à mes représentations des choses, qui sont essentiellement au pouvoir de ma volonté. C’est ce que nous dit Epictète : “Souviens-toi que ce n’est ni celui qui te dit des injures, ni celui qui te frappe, qui t’outrage; mais c’est l’opinion que tu as d’eux, et qui te les fait regarder comme des gens dont tu es outragé. Quand  quelqu’un te chagrine ou t’irrite, sache que ce n’est pas cet homme-là qui t’irrite, mais ton opinion. Efforce-toi donc, avant tout, de ne pas te laisser emporter par ton imagination” (Manuel, Pensée 20). En effet, si je suis vexé de l’insulte qu’un individu m’adresse, c’est que j’accorde une certaine valeur à son estime. Mais si je pense que ce n’est qu’un imbécile, ses propos ne m’atteignent plus. Cette maîtrise de ma volonté, de mes pensées, de mes désirs est une règle de vie fondamentale.

- Mais comment parvenir à maîtriser complètement mes désirs ? Ma volonté est-elle toujours assez puissante ? Les stoïciens affirment que tout ce qui arrive est nécessaire. Rien ne pouvait arriver autrement. Chaque événement est le fruit d’une longue série de causes. La relation de la cause à l’effet est nécessaire : un autre effet ne peut pas naître d’une même cause. Il ne sert donc à rien de désirer autre choses que ce qui advient ou de se révolter contre ce qui est, car tout est nécessaire. On ne ferait que se rendre inutilement malheureux. Tel est le principe de la consolation : admettre ce qui nous arrive comme inéluctable, pour ne plus s’en affliger : “Il ne faut pas demander que les événements arrivent comme tu le veux, mais il faut les vouloir comme ils arrivent; ainsi ta vie sera heureuse” (Epictète, Manuel, Pensée 8). C’est l’amour du destin auquel il faut parvenir pour être sage. Descartes dira la même chose : “Il faut tâcher de changer ses désirs, plutôt que l’ordre du monde” (Discours de la méthode, II).

- Les stoïciens pensaient que la Nature est un être divin et intelligent, qui ne fait rien en vain. Tout est fait pour quelque chose, tout a un but, tout est finalisé. Le destin qui règne dans le monde est bon, il est une Providence. Ce Bien, c’est la vie et le Bien du Tout, de la Nature elle-même, non de chaque créature qui la compose? Chaque homme n’est qu’un rouage du grand mécanisme universel. Dès lors, chaque homme doit se persuader que la Providence lui a assigné un rôle à jouer sur la terre. Il ne doit pas désirer changer de rôle ou de condition, mais doit simplement s’efforcer de jouer correctement son rôle. En somme, l’homme peut goûter le bonheur quels que soient sa condition et son environnement, par la seule maîtrise de sa volonté.

Conclusion :

  1. L’épicurisme, comme le stoïcisme, dessine une riche figure de la maitrise de soi qui passe non par la mort du désir mais par sa maitrise rationnelle : chez Epicure, il convient, pour être libre et heureux, d’établir une hiérarchie des désirs, si tout désir n’est pas souhaitable ; avec cette hiérarchie des désirs, Epicure fonde une sagesse très exigeante. Avec les stoïciens, il s’agit de savoir bien user de sa volonté, de limiter ses désirs à ce que l'on est certain de posséder et conserver, maitrise de ses représentations qui signifie une authentique liberté intérieure. Mais la dichotomie entre les bons et les mauvais désirs que nous proposent ces deux sagesses n’est-elle pas caduque ?

1.      LE DESIR LIBERE (Spinoza derechef)

- Le projet de Spinoza consiste en une description des sentiments humains en tant que ceux-ci concernent l'ensemble des vivants. Dégagement de lois : la nature humaine suit des lois générales comme n'importe quelle chose de la nature. Caractère naturel de l'affectivité qui autorise un traitement scientifique : comprendre la nature de la vie affective pour en avoir le contrôle.

- L’affect : état ou une disposition de l'âme, dès lors que celle-ci est orientée vers tel ou tel type de préoccupation . Spinoza va distinguer des affects actifs et des affects passifs, les affects passifs étant les passions.

- Lorsque l'affect est passif, il prend la forme de la passion; la passion est un sentiment passivement subi. Et ce n'est que lorsque l'affect prend la forme de la passion qu'il produit des effets dommageables, nuisibles. S'il cesse d'être une passion, l'affect accède à un tout autre statut et devient l'instrument de la libération. Il y a une logique des affects qui détermine leur nature, en arrière de leur désordre ou délire apparent. Reconstituer le réseau d 'ensemble de la réalité affective, en remontant jusqu'à ses sources. Spinoza va montrer dans la troisième partie de L'Ethique que l'aspect le plus manifeste de la vie affective, c'est son instabilité.

- Le désir traverse l’expérience humaine et la constitue comme telle : l’homme est un être de désir, mieux il est l’essence de l’homme, et non la marque de sa misère ou de sa finitude. Le désir n'est donc ni un vice ou un péché coupable, ni une souffrance ou un manque. Il est puissance d'exister et non souffrance de vivre ou de manquer, il est l'effort constant conserver et accroître son existence.

- Toute la question que pose Spinoza est de savoir comment les hommes peuvent connaître les lois de la nature et de la nature humaine, et ainsi conquérir sa liberté. Pour ce faire, il faut rechercher les causes qui nous déterminent à agir lorsque nous désirons quelque chose. L’hommes sait qu’il désire mais il ignore pourquoi : c’est alors qu’il croit désirer par un libre décret de lui-même. Il croit que son désir est cause de lui-même, c’est-à-dire libre. D’où la nécessité de connaître l’ordre de la nature et de notre nature. Spinoza combat les idées de péché et de perversion. Il souhaite l'homme non pas coupable et soumis, mais heureux et libre.

- Le but de Spinoza est de rechercher un bien absolu, éternel, infini. Apprendre à penser doit nous permettre de trouver le souverain Bien, un bien véritable qui puisse se communiquer et donner les suprême contentement ou “béatitude” : ce bien, c’est la vie selon la raison, qui nous sauve du trouble des passions. La vie de l’homme dépend de la nature de sa connaissance. Sa servitude est due à l’infirmité de sa conscience, à ses erreurs dans la connaissance de ses rapports avec le tout. La connaissance vraie est salvatrice : la libération de l’homme est due à une purification de l’entendement, rendant possible son accès à la connaissance vraie et au bonheur.

- Le désir produit ou des actions ou des passions. Il n'y a pas lieu de le combattre en tant que désir mais de le comprendre en tant qu'il est la source de la Joie et de la Tristesse. En effet, Le désir est toujours saisi ou comme joie ou comme tristesse, selon que la densité d'être est vécue comme puissance qui s'accroît ou comme puissance qui se réduit. La tâche que se fixe Spinoza est donc de comprendre pourquoi et comment le désir  peut être parfois la source des passions et de la tristesse et de rechercher s'il n'existe pas un " remède " aux passions qui ne soit pas une condamnation moralisatrice et superstitieuse.

- La servitude des passions n'est pas issue du désir en tant que tel, mais du manque de connaissance qui nous réduit à n'être que la cause partielle de nos actes (cette notion de liberté sera étudiée dans la dernière partie du cours). La passion est aliénation du désir à l’imagination qui nous fait croire que les choses sont bonnes et désirables en elles-mêmes. Elle est désir qui s’est fourvoyé, égaré, et qui s’épuise dans la poursuite d’un objet illusoire. En tant que telle, la passion est la dépendance ou l’impuissance et non le mal (le mal réside dans cette servitude).

- A l'origine de la formation d'une passion, il y a le rôle de l'imagination qui produit en nous des idées mutilées, confuses, des jugements erronés sur les choses et sur les biens. L'imagination est une perception sans objet réel; elle suscite dans l'esprit des idées fausses parce que partielles ou sans objet. A partir de là, naît une action qui ne dépend plus entièrement de nous, mais principalement d'une source extérieure non pensée ni maîtrisée.

- Dès lors, l'imagination se fait l'auxiliaire erroné du désir : le désir est le créateur de la désirabilité des objets; l'imagination laisse croire que les biens, les qualités, les valeurs poursuivies dans l'objet appartiennent véritablement à cet objet. L'individu va croire qu'il existe, par exemple, réellement des fantômes, des démons, des biens objectifs, des idéaux (le pouvoir, la gloire, la fortune) dignes d'être poursuivis au risque parfois de sa santé.

- La passion est donc la forme passive du désir issue de l'illusion imaginative et de la connaissance inadéquate.

- Le désir se saisit lui-même comme accroissement ou comme réduction de la puissance d'exister, comme joie ou comme tristesse. La vie du désir est le passage d'une perfection (une réalité effective, significative, notre être, notre puissance) à une perfection supérieure ou moindre et c'est ce passage qui est vécu comme joie ou comme tristesse.

- La joie et la tristesse sont les deux passions fondamentales dont toutes les autres dérivent (amour, générosité, courage, espoir, crainte, envie, haine, etc.).

- La joie est le sentiment de l’épanouissement que chacun de nous éprouve, lorsque sa puissance de vivre se trouve accrue par les changements qu’il subit : elle est passage d’une perfection moindre à une perfection supérieure. La tristesse, au contraire, est cette dépression que nous éprouvons, lorsque notre puissance de vivre se trouve diminuée, lorsque les causes extérieures conditionnent un rétrécissement de notre être : elle est passage d’une perfection plus grande à une perfection moindre. La joie est le signe d’un succès de notre être et c’est pourquoi nous disons toujours “oui” à la joie; la tristesse est le signe d’un échec de notre être et c’est pourquoi nous disons toujours “non” à la tristesse. La joie est toujours bonne, alors que la tristesse est toujours mauvaise.

- De la joie et de la tristesse dérivent l’amour et la haine. Il y a joie dans l’amour , tristesse dans la haine, ces deux passions étant liées à l’idée d’une cause extérieure.  Il y a amour lorsque nous nous efforçons de conserver et de rapprocher la cause de notre joie. Il y a haine lorsque nous nous efforçons de détruire la cause de notre tristesse. L’amour se manifeste ainsi dans la satisfaction qu’éprouve celui qui aime en présence de l’objet aimé. La haine se manifeste par l’effort de détruire ou d’éloigner l’objet de notre haine. L'amour est le fondement de tout bien et de tout mal, dans la mesure où c'est par l'amour que nous sommes reliés à des objets. L'amour et la haine désignent une certaine façon de se rapporter à un objet.

- Spinoza procède à une véritable genèse des passions en dégageant des processus très complexes mettant en jeu le désir, l'imagination, le rapport à l'objet, selon quatre principes fondamentaux : la simultanéité, la ressemblance, l'ambivalence, l'imitation. En clair, les passions sont des modalités de l'amour et de la haine, engendrées par l'activité imaginaire, selon les principes de la ressemblance des objets, de l'inversion ou de l'imitation des affects, de l'ambivalence (les " fluctuations de l'âme ").

CONCLUSION GENERALE

-                  Nous étions demandés, dans l’introduction, si le désir était manque ou bien puissance d’affirmation et de création, mouvement par lequel on peut accroître les perfections de son être. Est-il l’essence de l’homme et l’indice de sa grandeur ? Nous pouvons répondre clairement que le désir est à la fois manque et production, béance et force positive. Il est véritablement l’essence de l’homme, au fondement de l’action, de sorte que toute vraie sagesse s’enracine en lui comme nous allons le voir à nouveau dans la question du bonheur. Si le désir peut seul nous orienter vers des buts pleinement humains, la dichotomie entre les bons et les mauvais désirs est caduque. Pour quitter l’empire du désir aliéné et triste, il faut emprunter les passerelles de la raison, de la connaissance, de la réflexion. Le désir réfléchi et conscient de lui-même renvoie à la puissance créatrice du sujet, source de toutes les évaluations. Le désir atteint sa vérité dans la relation entre les consciences, se perd dans l’aliénation méconnue et se retrouve dans l’altérité reconnue. Le désir, en tant qu’expérience fondamentale du moi qui tente de persévérer dans son être, nous renvoie en même temps au mystère de l’altérite et à la difficile transparence où l’on se voile finalement pour se dévoiler. 

 

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