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Cours: LE POUVOIR (3 de 3)

Publié le 22/02/2012

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III. L’ESSENCE DEMOCRATIQUE DE LA POLITIQUE

On a tendance aujourd’hui à considérer la démocratie comme le "meilleur" régime politique, mais parce que c’est le seul régime réellement politique. Sous-entendu: ce n’est pas le meilleur absolument, c’est le seul. Ou comme le disait Winston Churchill: "ce n’est pas le meilleur, c’est le moins pire."

Faut-il accepter cette idée cynique? Ce qu’on peut attendre de la philosophie ici, c’est qu’elle éclaircisse l’idée même de démocratie...

1) la critique platonicienne

Dans la République, Platon élève plusieurs réserves contre le régime démocratique (elle cultive le désir et donc l’injustice dans les hommes, c’est un régime laxiste, chacun s’y occupe de ses seuls intérêts particuliers, elle permet la constitution de "lobbies", bref, c’est le régime dans lequel on retrouve ce qui caractérise normalement tous les autres régimes, ce n’est qu’un melting-pot de tous les autres régimes dont elle reprend toujours ce qu’il y a de pire...). Mais le reproche le plus décisif à ses yeux, c’est que dans toute démocratie, à plus ou moins long terme, c’est que c’est le désir, l’intérêt personnel qui mène la barque. Il ne s’agit donc pas vraiment d’un régime politique: c’est un laisser-aller généralisé. L’opinion commande, c’est-à-dire que le nombre et l’ignorance l’emporteront toujours sur les avis les plus autorisés, c’est le règne du hasard là où il faudrait la plus haute science. Le meilleur indice en est que c’est la très démocratique Athènes qui a condamné Socrate, "le plus juste des Grecs" à boire la ciguë.

Il revient à la charge dans le Gorgias. Ce qu’il reproche à la démocratie, c’est d’être le domaine de la flatterie. Le premier sophiste venu aura tôt fait de convaincre la masse de n’importe quoi. C’est la rhétorique, "ouvrière de persuasion" qui détient le vrai pouvoir, contre les compétences réelles des individus les plus qualifiés. Il ne s’agit pas d’être le plus qualifié, mais de paraître l’être. La politique reste le domaine des apparences par excellence.

Il semblerait qu’aujourd’hui encore ces critiques gardent une certaine acuité. C’est celui qui parle le plus fort (le tribun) qui s’impose le plus facilement. Les promesses électorales semblent n’être que des engagements de pure forme pour plaire ("flatterie") à la masse. Et à quoi arrive-t-on? A ce qu’on appelle pudiquement les "affaires", la collusion du politique et du monde des affaires, où les déshérités sont laissés pour compte (la "ploutocratie"). Et le vrai pouvoir revient toujours aux mêmes experts malgré les changements de majorité, qui défendent des intérêts corporatistes (les "grands corps de l’Etat").

Mais est-ce réellement ça la démocratie? Le pouvoir, non du peuple, mais du plus grand nombre, où ce n’est pas la compétence, mais l’opinion, l’ignorance qui l’emportent, où on n’accorde un rôle politique au peuple que pour qu’il s’en désaisisse aussitôt au profit de ses élus?

2) la conception rousseauiste de l’essence de la démocratie

Toute l’oeuvre politique de Rousseau est commandée par une seule et même question: à quelle condition un pouvoir est-il légitime? Pour répondre à cette question, il ne s’agit surtout pas de s’appuyer sur ce qui est déjà: "l’homme est né libre et partout il est dans les fers" (Contrat social, livre I, chapitre 1, première phrase). C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas ici de savoir ce qui est, mais ce qui doit être. Comme dans toute démarche philosophique, il s’agit d’éclairer ce qui par ce qui devrait être.

a) premier constat: la force ne fait pas droit Contrat social, liv. 1, chap. 3

Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort, droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S'il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé d’obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout.(...)

Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.

RETENIR: comment Rousseau démonte-t-il l’argument de la "loi du plus fort"? Il faut commencer par distinguer les deux termes force/droit. Force désigne une puissance actuelle qui s’exerce sur un corps à un moment donné. Droit désigne une obligation morale à laquelle on ne peut pas se soustraire. Vouloir fonder un droit du plus fort revient à vouloir donner à la force un pouvoir de contrainte qui dépasse le moment de l’usage de la force.

Plusieurs résultats: la force en elle-même n’a pas besoin du droit (s’il faut obéir par force..obéir par devoir). Mais en plus, si c’est la force qui fait le droit, le droit en question ne sera fondé, légitime, qu’aussi longtemps que la force qui le soutient existe (l’effet change avec la cause). L’obligation que crée la force n’a rien de moral (sitôt qu’on peut désobéir impunément, on le peut légitimement).

De quelque manière qu’on s’y prenne, la force reste un fait, ne peut pas se dépasser vers un droit. Le droit du plus fort reste de la force, n’est pas un droit. On en revient toujours à la même question: qu’est-ce qui fait qu’une puissance est légitime? De toute façon, cela ne peut pas être la puissance.

b) la seule solution, le seul pouvoir légitime, c’est celui auquel on aura soi-même librement souscrit. Je ne suis tenu d’obéir qu’aux lois à l’élaboration desquelles j’aurai participé.

Et comme "obéir aux lois qu’on s’est prescrites, c’est liberté", le problème de la légitimité du pouvoir politique devient celui de la liberté politique. Sera légitime la constitution civile qui réunit un "pouvoir irrésistible" et "la liberté individuelle" (formulation de Kant, Idée d’une histoire universelle...). Le pouvoir politique n’est légitime que s’il s’agit d’une libre contrainte que je me suis imposée à moi-même.

N.B. la liberté politique ainsi entendue ne peut pas consister à "faire ce qu’on veut". Il ne s’agit pas d’indépendance (ne pas avoir de maître). Ce serait l’anarchie: obéir aux lois quand cela me convient et à condition que cela me convienne et seulement aussi longtemps que cela me conviendra...

La liberté politique est ici définie comme autonomie (se donner à soi-même ses propres lois, être son propre maître).

Tout autre pouvoir que celui-ci ne sera qu’un despotisme plus ou moins supportable, plus ou moins édulcoré, plus ou moins déguisé.

Le problème, c’est que je ne suis pas toujours d’accord avec les lois votées. Suis-je tenu d’obéir à des lois pour lesquelles je n’ai pas voté? Est-ce que ce ne serait pas retomber dans le despotisme, une dictature du plus grand nombre? Mais en même temps, si chacun n’obéit qu’aux lois qui lui conviennent, c’est le retour à l’état de nature, à la loi du plus fort!

c) c’est que chez Rousseau, il faut distinguer le "pacte social", contrat par lequel les hommes entrent librement en société et renoncent à leur liberté naturelle (leur droit naturel sur toutes choses), et l’acte par lequel on vote des lois.

Le "contrat social" suppose une libre adhésion individuelle à une communauté politique. C‘est l’acte solennel par lequel je deviens citoyen, c’est là que naît une communauté politique, par un consentement unanime. Et devenir citoyen, c’est s’engager à l’avance à obéir aux lois, sans réserve, et c’est là la vraie liberté. Paradoxe? Non, si l’on se rappelle que "obéir aux lois qu’on s’est prescrites, c’est liberté".

Le vrai paradoxe, c’est donc que obéir aux lois, c’est être libre. La liberté politique, ce n’est pas faire ce qu’on veut dans les limites autorisées par la loi: c’est obéir aux lois. Et si on a des lois, c’est "pour ne pas avoir de maître" (lettres de la montagne)

On a beau vouloir confondre l'indépendance et la liberté. Ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d'autres, et cela ne s'appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n'être pas soumis à celle d’autrui; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrai à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner c'est obéir. Vos Magistrats savent cela mieux que personne, eux qui comme Othon n’omettent rien de servile pour commander. Je ne connais de volonté vraiment libre que celle à laquelle nul n'a droit d'opposer de la résistance ; dans la liberté commune nul n'a droit de faire ce que la liberté d’un autre lui interdit, et la vraie liberté n’est jamais destructive d’elle-même. Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction ; car comme qu’on s’y prenne, tout gêne dans l’exécution d'une volonté désordonnée.

Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni où quelqu’un est au-dessus des Lois : dans l’état même de nature l'homme n'est libre qu’à la faveur de la Loi naturelle qui commandeà tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux Lois et c'est par la force des Lois qu'il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l'enceinte sacrée des Lois : ils en sont les Ministres non les arbitres, ils doivent les garder non les enfreindre. Un Peuple est libre, quelque forme qu’ait son Gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain.

Vous avez des Lois bonnes et sages, soit en elles-mêmes, soit par cela seul que ce sont des Lois. Toute condition imposée à chacun par tous ne peut être onéreuse à personne, et la pire des Lois vaut encore mieux que le meilleur maître ; car tout maître a des préférences, et la Loi n'en a jarnais.

(Lettres de la Montagne, 8e lettre)

Il ne faut pas croire que Rousseau diffère de Hobbes en ceci qu’il essaie de ménager une place possible pour la liberté naturelle dans l’état civil. La liberté politique n’est pas la liberté naturelle transplantée dans l’état social. La formule de Montesquieu: "ma liberté s’arrête là où commence celle des autres" définit l’espace public comme celui où l’on essaie de rendre possible une coexistence pacifique des libertés, le plus de liberté pour tous, mais où chacun est un obstacle pour la liberté de l’autre. Une telle conception (qui est celle des révolutionnaires de 1789), fait de la communauté politique un espace public où l’on se gêne mutuellement, où les intérêts particuliers s’opposent en une incessante guerre des frontières... Dans une telle conception, Rousseau dirait qu’il n’y a ni liberté, ni citoyen au sens propre.

Pour Hobbes, les lois sont un pis-aller: chacun renonce à un peu de sa liberté naturelle, pour obtenir une liberté garantie et soutenue par les lois. Moins de liberté, mais plus de sécurité. La liberté politique, c’est la liberté naturelle transposée dans le domaine politique.

En fait, Rousseau nous montre que, à strictement parler, il n’y a pas de "liberté naturelle": à l’état de nature, il n’y a que des forces qui s’exercent et qui s’affrontent. La liberté, ce n’est que le pouvoir de faire quelque chose, c’est une latitude d’action, mesurée par la force, et vite empêchée par une force contraire, qu’il s’agisse de celle d’un autre homme ou de celle d’une puissance naturelle. La liberté naturelle (faire ce qu’on veut) est vite contrainte (on ne peut pas faire tout ce qu’on veut: je ne peux pas m’envoler comme un oiseau).

RETENIR: la liberté comme indépendance, la liberté naturelle d’action et de mouvement, c’est la liberté de suivre ses désirs, et elle débouche sur le conflit de chacun contre tous. Ce n’est pas une vraie liberté, c’est l’abus de liberté, c’est le simple usage de sa force. La vraie liberté, c’est de suivre sa volonté, éclairée par la raison. C’est faire ce qu’on veut vraiment, ce dont on n’a pas immédiatement conscience, aveuglé qu’on est par ses désirs.

d) la volonté générale

Comment se font les lois?

Chaque individu est double: il est à la fois un homme particulier qui a des intérêts particuliers (des désirs) souvent opposés à ceux des autres, et il est en même temps un citoyen qui a les mêmes intérêts que tous les autres. A la fois particulier et universel.

N.B. le particulier, c’est le désir. Le désir est particularisant, il m’oppose aux autres hommes. Mais en tant que citoyen, j’ai les mêmes intérêts que tous les autres citoyen. Exemple: comme homme, j’ai peut-être intérêt à devenir tyran pour pouvoir assouvir tous mes désirs. Comme citoyen, j’ai intérêt à ce qu’il n’y ait pas de tyran du tout.

Et lorsqu’il s’agit de voter des lois, je ne me repère pas sur mes intérêts particuliers, mais sur l’intérêt général. C’est-à-dire, au fond, je me repère sur les intérêts de tous, moins les miens.

Remarques:

- faire des lois ne relève pas tant de l’opinion que de la volonté. Ce n’est pas une affaire d’opinion, au sens où il y aurait des opinions plus ou moins bien informé, au sens où certains seraient mieux placés, plus experts pour discerner de quel côté est l’intérêt général... Les lois ne sont rien d’autre que des choix, des actes de volonté du peuple où le peuple statue sur lui-même. Et, au fond, tout choix en vaut un autre, tant que c’est bien un choix, c’est-à-dire qu’il aura été fait en pleine connaissance de cause et qu’on en accepte à l’avance les conséquences. Et en ce sens, "la volonté générale ne peut pas errer", ne peut pas se tromper. Car il ne s’agit pas ici de savoir ce qui est vrai, mais de décider, de choisir notre avenir.

J'ai déjà dit qu’il n’y avait point de volonté générale sur un objet particulier. Mais, quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même, et s’il se forme alors un rapport, c'est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi.

Quand je dis que l’objet des lois est toujours général, j’entends que la loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une action particulière. Ainsi la loi peut bien statuer qu’il y aura des privilèges, mais elle een peut donner nommément à personne ; la loi peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner même les qualités qui donneront droit à ces classes, mais elle ne peut nommer tels et tels pour y être admis; elle peut établir un gouvernement royal et une succession héréditaire, mais elle ne peut élire un roi ni nommer une famille royale ; en un mot toute fonction qui se rapporte à un objet individuel n’appartient point à la puissance législative.

Sur cette idée on voit à l'instant qu’il ne faut plus demander à qui il appartient de faire des lois, puisqu’elles sont des actes de la volonté générale ; ni si le Prince est au-dessus des lois, puisqu’il est membre de l'Etat ; ni si la loi peut être injuste, puisque nul n’est injuste envers lui-même ; ni comment on est libre et soumis aux lois, puisqu’elles ne sont que des registres de nos volontés.

On voit encore que la loi réunissant l'universalité de la volonté et celle de l'objet, ce qu'un homme, quel qu'il puisse être, ordonne de son chef n’est point une loi ; ce qu’ordonne même le Souverain sur un objet particulier n’est pas non plus une loi mais un décret, ni un acte de souveraineté mais de magistrature. (Contrat social II, 6)

- conséquence: lorsqu’un individu ou un groupe d’individus s’élève contre une loi qu’il juge inique, lorsqu’il fait donc sécession, rompt le pacte social, refuse d’obéir à la loi, ce n’est pas parce qu’il serait mieux placé pour savoir de quoi il s’agit et ce qu’il convient de faire en la matière. Il n’est pas question de vérité ici.

Il y a fort à parier qu’il refuse la loi parce qu’elle va contre son intérêt particulier. Au fond, lorsqu’il fait sécession contre la loi, se met en marge de la société, c’est qu’il y a déjà longtemps qu’il n’est plus citoyen: il n’est plus qu’homme, soumis à seuls intérêts et voulant régenter tout le monde selon son propre critère. C’est toujours au nom de la justice qu’on refuse d’obéir à certaines lois, mais en fait, sans qu’on s’en rende clairement compte, c’est pour son intérêt au détriment de celui des aures.

Lorsque donc un individu fait sécession, on va le forcer à obéir aux lois, c’est le "forcer à être libre"! Non pas à être libre au sens où il pourrait faire ce qu’il veut, mais au sens où on va le forcer à être citoyen malgré lui, et à faire ce qu’il veut vraiment, sans en avoir clairement conscience. On va l’empêcher de se faire le tyran de ses concitoyens...

- On voit donc que chaque vote d’une loi est une manière de rééditer le contrat social originaire. Pour maintenir le corps social, garantir la liberté commune, empêcher le retour à l’état de nature, tout ce qu’il y a à faire, c’est d’empêcher que les intérêts privés ne prennent le pas sur l’intérêt général. Il faut que les citoyens soient vertueux, pensent à tous avant de penser à eux, c’est le meilleur rempart de la démocratie.

N.B., la république française telle que nous la connaissons n’incarne en rien les principes de Rousseau! Ce serait plutôt le règne de l’esprit de parti: chacun pense savoir mieux que les autres ce qui est bon pour eux, mais c’est surtout bon pour lui. En plus, la souveraineté du peuple est délégué à de "représentants" (les parlementaires), des "spécialistes" qui s’y connaissent mieux en politique qu’en les affaires qu’ils ont à gérer.

Anecdote: l’esprit de parti, voilà donc l’ennemi! Sur ce point on peut rappeler ce que dit Lévi-Strauss d’une tribu sud-américaine, chez laquelle il a cru lire une reprise des principes de Rousseau. Dans cette tribu, avant toute décision qui engage l’avenir commun, on palabre longuement pour fixer les avantages et inconvénients des options possibles. Puis, symboliquement, on se bat. Enfin, on passe au "vote"! Ce combat qui précède l’expression des avis est une manière de vider à l’avance toutes les querelles qui pourraient naître de l’issue du scrutin. Il y aura forcément des "mécontents", mais comme ils se sont battus avant, ils ne vont plus se battre après. Il s’agit d’une manière symbolique de refaire l’unité sociale à chaque décision communautaire qui pourrait en compromettre l’intégrité.

A cette pratique "tribale" on peut opposer nos pratiques "démocratiques": chaque vote de lois est motif à sécession. C’est un peu ce que décrit Ocatarinabellachichix (Astérix en Corse, p.25), après avoir rempli les urnes, on les jette à la mer, et on se bat. C’est le règne de l’état de nature, c’est le plus puissant parti qui l’emporte au vote, non l’intérêt commun. Le vote des lois, loin de refaire l’unité, est le motif de la dissension.

RETENIR: Rousseau, en posant le problème de l’Etat à partir de la question de la légitimité du pouvoir, a résolu bien des ambiguïtés de la chose politique. Mais surtout, il montre en toute clarté que l’Etat n’est vraiment lui-même que lorsqu’il s’agit d’une république, animée par la vertu, où chacun s’occupe des choses publiques, sans céder à la tentation commune de se replier dans la sphère de ses seuls intérêts privés, de se mettre en marge de la société.

3) les dérives possibles de la démocratie

Pourtant ce repli sur le privé, par opposition au public, reste une tentation permanente: on attend de l’Etat principalementqu’il me permette de vaquer à mes affaires, sans être incommodé par les autres. Et cette tentation, qui peut sembler bénigne, humaine, est le plus grand danger que peut courir une république: c’est la mort de celle-ci. Il en restera toujours la forme extérieure, mais vidée de sa substance. Plus qu’un abandon de la démocratie, c’est un nouveau despotisme qui point.

Méditer ce texte visionnaire de Tocqueville:

Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise, exactement l'idée que je m'en forme et la renferme , les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point , il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elfe, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses: eue les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige, il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple. De la Démocratie en Amérique

- la démocratie suppose l’égalité pour qu’il y ait liberté (principe rousseauiste), mais lorsque l’égalité prend le pas sur la liberté, devient une fin en soi, c’est la fin de la démocratie

- le danger, c’est, en fait, d’attendre de l’Etat qu’il règle tous les problèmes des citoyens, pour que ceux-ci n’aient plus à régler ceux de l’Etat.... C’est-à-dire lorsqu’on considère que l’Etat est là pour le bien de ses sujets, et que ce ne sont pas les citoyens qui font l’Etat.

- ce que décrit Tocqueville est assez proche de ce qu’on appellerait "bureaucratie", où le pouvoir n’est plus détenu par une personne en nom propre, mais est comme dissolu dans un appareil administratif, où plus personne ne semble avoir de décision à prendre, où l’on est constamment renvoyé à un supérieur hiérarchique dont on ne fait qu’exécuter les consignes...

CONCLUSION

L’Etat semble au bout du compte avoir une réalité contradictoire: selon l’idée qu’on se fait de ce qu’il doit être, on lui assigne d’autres buts, d’autres fonctions: il peut ainsi être le garant de la liberté politique (Rousseau), ou de la paix civile (Hobbes). Il peut être le produit de l’aptitude politique des hommes (Aristote) ou avoir comme fonction d’empêcher que les hommes ne fassent de la politique (Platon).

En fait, on pourrait opposer deux familles de penseurs politique: ceux qui se disent réalistes, qui décrivent un fonctionnement réel de l’Etat en termes d’exercice du pouvoir (Machiavel, Hobbes, Platon...) et pour qui la seule justification du pouvoir politique, c’est d’empêcher que les hommes se battent pour le pouvoir, et des penseurs idéalistes, qui espèrent encore en l’homme, qui veulent nous dire ce que l’Etat doit être (Aristote, Rousseau...).

En quelque sorte, il s’agit toujours de la nature humaine: l’homme est-il bon ou méchant, peut-on le réformer? L’Etat est à la fois le reflet de la nature humaine de l’homme, et en même temps, il modifie l’homme, lui donne de nouveaux espoirs en l’avenir, modifie sa nature, etc...

BIBLIO

- Machiavel, le Prince (il faut connaître le chapitre 18)

- Hannah Arendt, le système totalitaire (surtout la dernière partie)

- Claude Lefort, l’invention démocratique (premier chapitre, sur les droits de l’homme)

- Tocqueville, liberté et égalité (profil Hatier)

- Rousseau, Contrat Social (livres 1 et 2 surtout)

 

 

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