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Cours: TEMPS & MEMOIRE (3 de 9)

Publié le 22/02/2012

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temps

&

 

D) LA QUESTION DE LA MEMOIRE

1)     Problématique

-        La mémoire est cette capacité étrange et prodigieuse de conserver la trace de son passé, de le convoquer et de s’y mouvoir plus ou moins librement. La mémoire est reproduction d'un état de conscience passé, avec ce caractère qu'il est reconnu par le sujet comme passé. Comment se fixe le souvenir ? Sous quelle forme survit-il ? Est-il capable de nous restituer fidèlement le passé ?

-        Par ailleurs, que nous apprend le problème de la mémoire sur la nature de notre identité, de notre être, de notre liberté ? En effet, si l’on prend l’exemple du sommeil et du rêve, on s’aperçoit que l’on se retrouve, après le sommeil, le même qu’avant : on ouvre les yeux, on revient à soi, le monde resurgit. Se réveiller, n’est-ce pas être plein de mémoire, conserver un certain savoir sur le monde et sur soi-même, savoir qui est réactivé au moment du réveil ? De plus, lorsque je me réveille, je me retrouve le même qu’avant.

-        D’où une première question : comment ce savoir a-t-il pu se maintenir ? Comment cette identité est-elle rendue possible ?

-        La mémoire, c’est aussi l’expérience de l’oubli ou des ratés de la mémoire : chercher un mot qui ne vient pas et qui est pourtant sur «le bout de la langue «, avoir un trou de mémoire…L’oubli vient casser la continuité mentale, de sorte que les défaillances de la mémoire nous obligent à être inventifs pour laisser une trace sensible : pense-bêtes, prises de notes, fiches de lecture (la bête noire des élèves qui lisent ce cours). L’oubli nous contraint à interroger la dimension de la passivité en nous, sur le rapport entre le machinal et la liberté.

-        Mais qu’est la mémoire précisément ?

-        1) au sens large : faculté de conserver des informations. Cette faculté peut appartenir à des êtres vivants (mémoire dite élémentaire), à des machines (ordinateurs), voire, par une extension contestée, à la matière : dans ce dernier cas, la mémoire se confond avec la trace (exemple, le pli de la feuille ou du pantalon). 

-        2) Au sens biologique : fonction générale du système nerveux caractérisée par la capacité qu’ont les êtres vivants de conserver les traces du passé, ou de modifier leur comportement en fonction de leur expérience (l’apprentissage et le dressage reposent sur cette faculté).

-        3) Au sens psychologique, ensemble des fonctions par lesquelles l’homme conserve et organise ses souvenirs, les identifie et les situe dans le passé. Bergson distingue la « mémoire habitude « de la « mémoire-souvenir « : la « mémoire-habitude « est l’ensemble des mécanismes moteurs qui permettent l’organisation de l’action (ex : apprendre un poème par coeur). La « mémoire-souvenir « est la mémoire authentique retient le passé comme tel et peut le restituer volontairement sous la forme de souvenirs précis. La mémoire est donc étroitement liée à la conscience : la mémoire suppose la conscience, et en retour la rend possible (cf Bergson : “ Toute conscience est mémoire ”).

-        La mémoire nous renvoie donc à la question de l’identité, de la subjectivité, mais aussi de la liberté : un homme sans mémoire peut-il véritablement être libre ? L’oubli n’est - il pas nécessaire à la mémoire, à l’action, à la pensée, à la vie ? La mémoire n’est - elle pas aussi ce qui rend possible la fidélité, la promesse, le respect de l’autre, la responsabilité morale ?

2) Qu’est-ce que la mémoire ?

-        Comment définir la mémoire ? Quelles sont ses propriétés actives ? Quelles sont ses fonctions ? Qu’est-ce que mémoriser ? Ces interrogations, traditionnellement philosophiques, relèvent aujourd’hui plus spécifiquement de la psychologie. Le questionnement moderne ne se pose plus le problème de la localisation des souvenirs (problème physiologique) mais du rôle et de la valeur de la mémoire.

-        Descartes décrit la mémoire comme un ensemble de traces ou de vestiges imprimés dans le cerveau que l’âme reconnaît :

“ Les vestiges du cerveau le rendent propre à mouvoir l’âme en la même façon qu’il l’avait mue auparavant, et ainsi à la faire souvenir de quelque chose ; tout de même que les plis qui sont dans un morceau de papier ou dans un linge, font qu’il est plus propre à être plié derechef comme il a été auparavant, que s’il n’avait jamais été ainsi plié ” (Lettre au Père Mesland, 2 mai 1644).

-        Descartes articule donc les deux niveaux de mémoire : mémoire élémentaire (trace =  corps) et mémoire supérieure (reconnaissance =  âme ou pensée). L’explication ne va pourtant pas de soi : si l’âme reconnaît une trace comme étant un souvenir, c’est qu’elle possède déjà une mémoire. Il ne suffit pas qu’une image réapparaisse : il faut l’identifier comme passée. L’image doit donc être d’abord éprouvée comme du déjà vu, ce qui relève de l’interprétation de la conscience et non de la trace elle-même.

-        Descartes est donc amené à distinguer deux types de mémoires : 1) une mémoire strictement physiologique commune aux hommes et aux animaux rendant possible le dressage et l’habitude (le pli) et  2) une mémoire purement intellectuelle qui fait que la pensée se rappelle à elle-même.

-        Le problème devient donc : comment la pensée peut-elle se rappeler à elle-même ?

-        Or, la notion qui fait défaut à Descartes, et qui sera développée bien plus tard, est celle de récit. Exemple de la madeleine de Proust : 1) le goût du biscuit trempé dans le thé crée une sensation particulière;  2) cette sensation n’est pas identifiée comme relevant de l’objet, mais du sujet qui l’éprouve : sensation de déjà vécu;  3) travail de remémoration  : intégration de la sensation dans une chaîne temporelle : la sensation prend le statut de souvenir.

-        La mémoire n’est donc pas simplement conscience d’une trace, elle suppose d’abord un jugement d’antériorité, puis la réintégration de la trace dans un ordre temporel conçu comme un récit. Le psychologue P. Janet appellera ce processus : la constitution du récit.

-        La mémoire est histoire d’abord au sens de narration. Il n’y a pas de souvenir hors de cette capacité de restituer le récit constituant le souvenir comme tel. La preuve en est le côté tardif de nos souvenirs les plus anciens (entre 3 et 5 ans, guère plus tôt) : le cadre temporel doit être constitué et le langage acquis. Fixer un souvenir, c’est être en mesure de le raconter. L’enfant doit être en mesure de situer son vécu dans un récit pour pouvoir le mémoriser : il doit pouvoir se vivre à distance de soi et nommer ce qu’il vit. Se raconter, c’est s’organiser temporellement, se repérer dans la transposition intellectuelle des événements. Evoquer un souvenir, c’est retrouver le fil des événements. “ La Recherche du temps perdu ” s’accomplit par le récit jusqu’au temps retrouvé qui est l’identification du passé au récit.

-        Pour les psychologues, le concept de mémoire concerne les relations fonctionnelles existant entre deux groupes de conduites séparées par un intervalle temporel de durée variable : la phase d’acquisition (mémorisation de certains aspects de la situation dans laquelle se trouve l’individu), la phase d’actualisation (identifier et restituer les données mémorisées lors de la phase d ’acquisition).

-        La mémoire recouvre un ensemble de fonctions actives, caractéristiques des seuls êtres vivants. Ni les machines électroniques, ni les choses ne sauraient faire preuve d’une véritable mémoire : les machines restituent des données préalablement mises en mémoire; les monuments historiques, qui portent l’empreinte des siècles passés, ne sont pas pour autant doués de mémoire. En réalité, la mémoire constitue une réponse active et complexe aux sollicitations variées de l’entourage ; elle implique une certaine adaptation sous forme de sélection des conduites les plus réussies.

-        Bergson, dans Matière et mémoire, distingue ainsi deux formes de mémoire : la "mémoire-habitude " et la " mémoire-souvenir.

-         La mémoire habitude est celle qui s’acquiert, comme l’habitude, par la répétition d’un même effort (décomposition puis recomposition de l’action totale) ; il s’agit d’un ensemble de mécanismes moteurs qui, à partir de la répétition d’une situation, permettent l’organisation de l’action. Exemple, le souvenir de la leçon apprise par coeur : « J'étudie une leçon, et pour l'apprendre par coeur je la lis d’abord en scandant chaque vers ; je la répète ensuite un certain nombre de fois. A chaque lecture nouvelle un progrès s'accomplit ; les mots se lient de mieux en mieux ; ils finissent par s'organiser ensemble. A ce moment précis je sais ma leçon par coeur ; on dit qu’elle est devenue souvenir, qu’elle s’est imprimée dans ma mémoire «, Bergson, Matière et mémoire).

-        La mémoire-souvenir est la mémoire authentique qui retient le passé comme tel et peut le restituer volontairement sous la forme de souvenirs précis, déterminés et situés : « Je cherche maintenant comment la leçon a été apprise, et je me représente les phases par lesquelles j’ai passé tour à tour. Chacune des lectures successives me revient alors à l'esprit avec son individualité propre ; je la revois avec les circonstances qui l'accompagnent et qui l'encadrent encore… « (Bergson, ibid.). Il s’agit là du souvenir comme événement de sa propre vie qui ne se répète pas. Il y a une différence de nature entre ces deux souvenirs.

-        De même, Jean Delay distingue trois mémoires :

1)     la mémoire sensori-motrice (biologique), mémoire des sensations et des mouvements. Il s’agit d’une mémoire purement mécanique, régie par la seule loi de l’habitude. C’est celle qui notamment commande notre conduite corporelle. Chaque sens a sa mémoire, mais les principales sont visuelles, auditives et tactiles. Cette mémoire est étroitement liée au corps, à l’action, aux habitudes. Elle est commune à l’homme et à l’animal (mémoire repérée par Descartes).

2)     la mémoire sociale : mémoire propre à l’homme vivant en société ( = non biologique). Elle reconstruit nos souvenirs sur le mode logique et rationnel exigé par la socialisation de la pensée. C’est la conduite de récit : mémoire logique, impliquant un ordre rationnel, c’est-à-dire des représentations collectives, universelles, impersonnelles et stables. Elle est inséparable de la reconnaissance du passé comme tel - qui, lui-même, suppose la conduite sociale du récit.

3)     la mémoire autistique : mémoire propre à moi-même qui assure la conservation intime et la restitution spontanée de nos souvenirs sur le mode affectif et selon une logique qui est celle de l’inconscient. Mémoire qui se manifeste dans le sommeil et dans la maladie mentale sous la forme du rêve et du délire. L’homme revit des scènes du passé, mais ce passé n’est pas reconnu comme tel : il est pris pour le présent. Mémoire libérée des cadres sociaux. Mêmes matériaux que pour les mémoires sensori-motrices et sociales, et comme pour cette dernière  reconstruction, mais selon les lois du dynamisme inconscient et plus selon les lois logiques (mémoire affective).

-        La fonction mnésique est constituée de l’union hiérarchisée de ces 3 mémoires : au sommet la mémoire sociale, puis très en dessous la mémoire autistique, lorsqu’il y a désocialisation de la pensée. La mémoire sensori-motrice est au niveau le plus inférieur.

3) Les fonctions de la mémoire

-        Une autre façon de comprendre ce qu’est la mémoire, c’est de saisir non plus sa nature (physiologique) mais sa fonction. On suppose ici que la mémoire répond à une nécessité vitale, sociale, individuelle.

1. La fonction vitale de la mémoire

-        Revenons à la mémoire-habitude de Bergson et voyons quelles sont les fonctions de l’habitude.

-        La mémoire-habitude a d’abord une fonction sensori-motrice : économiser les dépenses de pensée (conséquence de l’organisation hiérarchique du système nerveux qui demande que les centres supérieurs d’activité ne soient mobilisés que par des opérations synthétiques) : quand on est rompu à la pratique d’un exercice, il est bon de ne pas trop y faire attention. Il y a certaines activités qui exigent une habitude, un automatisme et qui sont impensables, infaisables sans cela. L’habitude rend la vie habile et pratique, et exige une obéissance à des gestes, des conduites qui, sans cette habitude, nous coûteraient un fatigue inutile.

-        En somme, l’habitude rend possible l’abandon et une certaine insouciance, nécessaires à l’action, à la vie en général. L’habitude est détente, mémoire inattentive mais opératoire.

-        Avec l’habitude, on gagne en précision, régularité, simplification, efficacité. Elle nous rend instrument, absorbant les relais. L’attention, au contraire, rend parfois infirme. Il y a d’ailleurs des tâches si rébarbatives qu’il vaut mieux ne pas y penser, moins on y pense mieux elles sont faites. L’habitude rend donc possible un ensemble de conduites nécessaires à la vie, à la vie sociale notamment.

-        Soulignons également les défauts de l’habitude. On dit « prendre «, « contracter «, « attraper « des habitudes, comme s’il s’agissait de maladies. Ici l’habitude est contraction, répétition morne et stérile. Les mauvaises habitudes sont les manies, les tics, les obsessions…L’habitude est, en ce sens, mauvaise mémoire, aliénante, force d’inertie et source de résistances, obstacle mental à l’intelligence, à l’imagination, à la liberté. Et d'aucuns considèrent l'habitude comme cela même qui tue la passion.

-        Mais l’habitude est surtout synthèse de gestes, de conduites, de comportements hétérogènes et séparés. Elle demande patience et confiance (« prendre un pli «, « se plier à «). Elle  éduque littéralement. Dans l’Antiquité, on pensait que l’éducation consistait à s’évertuer à l’habitude. L’habitude est vertu, excellence, perfection dans l’exercice d’une fonction ou d’une action. Et la vertu est précisément l'habitude de bien agir ou de faire le bien. L’ordre de la moralité commence avec elle, dans l’installation de systèmes régulateurs du comportement dès l’enfance.

2. La fonction psychologique de la mémoire

-        L’originalité du travail de Freud est de montrer que la mémoire n’est pas une simple mécanique d’enregistrement et l’oubli une défaillance de cette mécanique. La 1ère topique permet de faire la différence entre le souvenir tel qu’il est présent dans le pré-conscient et le souvenir refoulé. Le refoulement n’est pas une absence d’enregistrement, mais un travail de sélection opéré par la censure.

-        La mémoire n’est donc pas un simple stock d’éléments passés disponibles lors de l’évocation : la mémoire reflète la dynamique de la personnalité. Je suis ma propre mémoire sélective. Le travail de la mémoire est à la fois un travail de sélection et d’élaboration : 1) selon la dynamique inconsciente, la sélection répond au processus psychique primaire qui permet de refouler et / ou de déplacer  ce qui pourrait nuire à l’équilibre  2) le matériau conservé est réélaboré comme un récit assurant la cohésion de la personnalité (objectivation idéalisante du moi).

-        Freud a mis en évidence cette fonction de la mémoire notamment à travers une analyse du mécanisme de l’oubli qu’il développe dans Psychopathologie de la vie quotidienne. Par exemple, les oublis de noms propres, de mots appartenant à des langues étrangères, de suites de mots, etc. Freud précise qu’il y a trois conditions nécessaires pour que se produise l’oubli d’un nom notamment : une certaine tendance à oublier ce nom ; un processus de refoulement ayant eu lieu peu de temps auparavant ; la possibilité d’établir une association extérieure entre le nom en question et l’élément qui vient d’être refoulé : « Le mécanisme de l'oubli de noms est aussi intéressant que ses motifs. Dans un grand nombre de cas on oublie un nom, non parce qu’il éveille lui-même éveille les motifs qui s'opposent à sa reproduction, mais parce qu’il se rapproche, par sa consonance ou sa composition, d'un autre mot contre lequel notre résistance est dirigée… « (Freud, op.cit., p 38).

 

-        Ce travail de la mémoire peut être particulièrement mis en évidence en ce qui concerne les souvenirs d’enfance. Freud met en évidence la « nature tendancieuse de nos souvenirs « d’enfance. Comment expliquer le phénomène de l’amnésie infantile, de l’absence de souvenirs se rapportant aux premières années ? Freud émet l’hypothèse que l’oubli infantile peut nous livrer le moyen de comprendre les amnésies qui sont à la base de tous les symptômes névrotiques.

-        Comme dans l’oubli des noms, il s’agit de « défectuosités de la mémoire, laquelle reproduit non le souvenir exact, mais quelque chose qui le remplace. Dans l'oubli de noms, la mémoire fonctionne, mais en fournissant des noms de substitution. Dans le cas de souvenirs-écrans, il s’agit d'un oubli d'autres impressions, plus importantes. «  Les souvenirs d’enfance ne sont pas fiables et exigent toujours une interprétation analytique car « ces soi-disant souvenirs ne sont pas les vestiges d’événements réels, mais une élaboration ultérieure de ces vestiges « (Psychopathologie de la vie quotidienne, chap. 4, p. 56).

-        De quoi se souvient-on de son enfance, au plus loin que l’on puisse remonter, demande Freud ? Le plus souvent de scènes anodines, de tableaux, d’événements indifférents. Or, c’est cet aspect futile du souvenir d’enfance qui est suspect, d’autant qu’il persiste ainsi toute la vie. Un travail d’analyse montre que ces souvenirs en cachent d’autres plus importants : ce sont des souvenirs-écrans. En réalité, « Au cours de la vie ultérieure, des forces puissantes ont influencé et façonné la faculté d'évoquer les souvenirs d'enfance, et ce sont probablement ces mêmes forces qui, en général, nous rendent si difficile la compréhension de nos années d'enfance « (Freud, op.cit.,  55).

-        Dans les souvenirs de la première enfance, on ne trouve pas les vestiges d’événements réels, mais une « élaboration ultérieure de ces vestiges, laquelle a dû s'effectuer sous l’influence de différentes forces psychiques intervenues par la suite «

-        Qu’est un « souvenir-écran « ? Il s’agit d’un souvenir infantile issu d’un compromis entre éléments infantiles refoulés et défense ; ce souvenir fait écran à la pulsion qu’en même temps il exprime.

-         La mémoire a donc une fonction bien spécifique de protection et d’identification permettant au Moi de se construire. La cure analytique consiste essentiellement en un travail sur la mémoire : travail d’interprétation et de réorganisation. “Consolider le moi”, c’est avant tout restructurer sa mémoire.

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