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Deng Xiaoping : un homme d'ordre

Publié le 22/02/2012

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3-7 juin 1989 -   Il y a dix ans, Deng Xiaoping, dont la population réclame aujourd'hui le départ en des termes parfois injurieux, était l'homme le plus populaire de Chine. Le " vieux " Deng, comme les gens l'appelaient affectueusement, venait de lancer une Chine meurtrie par la révolution culturelle dans une série de réformes exaltantes qui avaient à la fois pour but de débarrasser le pays des séquelles du maoïsme, d'en faire une grande puissance d'ici au siècle prochain et d'apporter la prospérité à ses habitants. En plus des lendemains qui chantent, il promettait l'amélioration immédiate du niveau de vie des paysans-débarrassés du carcan de la collectivisation et des communes populaires,-suivie d'une libéralisation de l'économie dans les villes.    Il fallait, disait Deng, " chercher la vérité dans les faits " et non plus dans les grimoires du marxisme-léninisme pensée-maozedong. Il ajoutait que, " pour un parti politique, le pire est qu'il n'entende pas la voix du peuple et que règne un silence absolu ", précepte qu'il oubliera malheureusement au soir de sa vie. Le groupe de réformateurs qu'il s'était adjoint-avec à sa tête le nouveau secrétaire général du PCC Hu Yaobang et le premier ministre Zhao Ziyang-avait vocation à lui succéder, mais aussi à contrebalancer l'influence des caciques auxquels Deng avait dû s'allier pour reprendre le pouvoir aux maoïstes.    Les vieux conservateurs, compagnons d'armes de Deng depuis des décennies, et qui n'avaient accepté les réformes que du bout des lèvres, semblaient voués en dépit de leur grogne à une lente extinction biologique. De nouvelles têtes faisaient leur apparition au comité central et au bureau politique du PCC. Il en allait de même dans l'armée.    L'image internationale de la Chine en était sortie grandie. Citée en exemple comme pays communiste ayant réussi sa réforme économique et faisant des pas-timides-vers une libéralisation politique, elle s'ouvrait toute grande aux investissements étrangers comme avant elle les " petits tigres " voisins. Bref, le régime de Pékin était devenu un ami présentable qui ne cessait d'assurer que la situation était " irréversible ". On entendait même dire en Occident que la Chine n'était plus marxiste, qu'elle s'orientait vers le capitalisme.    Les premières indications que le chemin n'était pas seulement semé de roses étaient déjà apparues avec le " réajustement " de 1979, puis en 1985, quand la réforme atteignit l'industrie et les villes.    L'inflation montra le bout du nez avant de susciter un vent de panique en 1988. La corruption aussi. Quand il n'y avait rien à partager, l'égalitarisme maoïste était facile à appliquer. Avec l'expansion économique, l'afflux de biens de consommation, la circulation d'une importante masse monétaire et l'arrivée des étrangers, la tentation était devenue réelle. Bien des cadres du régime, mal payés, s'engouffrèrent avec frénésie dans la concussion, le trafic d'influence et le népotisme.    Dans un pays où le sens moral-hérité du confucianisme-est si profond, la suffisance de ces nouveaux riches, liés au pouvoir quand ils n'étaient pas des " fils et petits frères de hauts cadres " ou des membres du " parti des princes héritiers ", choqua d'autant plus que les intellectuels, la conscience de la Chine, étaient demeurés dans la misère.    Le PCC était tellement englué dans l'affairisme, divisé en clans rivaux, que les gens qui attendaient des mesures d'assainissement ne voyaient rien venir. Deng avait lui-même donné l'exemple avec son fils Pufang, dont le nom a été cité en tant que fondateur d'une société peu scrupuleuse, ou son gendre, connu des milieux d'affaires étrangers comme intermédiaire.    Contrairement à Mikhaïl Gorbatchev, qui a privilégié les réformes politiques en URSS, Deng avait donné la primauté à l'économie, tout en promettant pour plus tard une libéralisation du régime. Mais il n'a jamais su, voulu ou pu, engager cette démocratisation tant attendue, en particulier des citadins. Car, si Deng est sincèrement désireux de moderniser son pays, il est resté en même temps un homme d'ordre, profondément conservateur, qui a approuvé l'instauration de la loi martiale en Pologne par le général Jaruzelski.    Il y a dix ans déjà, après avoir utilisé les contestataires du " printemps de Pékin " dans sa lutte contre son rival Hua Guofeng, Deng les avait fait emprisonner, modifiant la Constitution pour interdire les dazibaos, les fameuses affiches en gros caractères.    En 1983, c'est à son initiative que furent lancées les campagnes contre la criminalité-qui aboutit à l'exécution de plus de trente mille personnes,-puis contre la " pollution spirituelle ". L'image désastreuse que cette dernière donna de la Chine et l'opposition de Hu Yaobang et de Zhao Ziyang l'amenèrent à y mettre fin. Mais elle avait permis aux conservateurs de reprendre une offensive qui, après quelques échecs, aboutit en janvier 1987, au lendemain des manifestations étudiantes, au limogeage de Hu Yaobang pour " droitisme ". Deng joua, dans cet épisode, un rôle déterminant en penchant du côté des conservateurs. A cette époque, les étudiants défilaient pourtant en criant : " Vive Deng Xiaoping ! " Ils ne savaient pas encore que ce dernier avait déclaré : " Nous pouvons nous permettre de faire couler un peu de sang " [pour rétablir l'ordre].    Voyant que la contre-offensive conservatrice risquait de remettre en question ses réformes, Deng ramena le balancier vers le centre. Mais, en vieillissant, celui qui avait déclaré qu'il prendrait sa retraite en 1985 après avoir mis le pied à l'étrier à ses successeurs était devenu plus autoritaire, imprévisible. L'été dernier, après avoir poussé Zhao Ziyang, devenu secrétaire général du PCC, à une réforme des prix hardie, il fit marche arrière au bout de quelques semaines et le lâcha. Le pouvoir passa alors à Li Peng, premier ministre et figure de proue du camp conservateur, celui-là même que, trois ans auparavant, il avait voulu révoquer pour avoir été trop prosoviétique.    Ainsi, après avoir été le moteur du changement, Deng en est graduellement devenu le frein. Les " réformettes ", comme celle consistant à avoir 5 % de candidats de plus que de sièges à l'élection du comité central, avaient créé plus de frustrations que de satisfactions. Les étudiants jugeaient suicidaire l'obstination du vieil homme, qu'ils commençaient à comparer à Mao, l'autocrate sénile qu'il avait remplacé.    Depuis deux ans, le pouvoir est paralysé par les luttes de succession que Deng a lui-même ouvertes en se retournant contre ceux qu'il avait choisis, alors qu'il avait fait d'une relève ordonnée le pivot de sa politique. Après avoir été le symbole de l'ouverture, il a, par son refus d'un processus de démocratisation prudent, suscité la crise la plus grave qu'ait connue la Chine depuis la révolution culturelle, donnant à réfléchir à ceux qui avaient cru que Pékin était devenu un partenaire commercial stable. PATRICE DE BEER Le Monde du 27 mai 1989

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